Histoire de la CREM (1999-2001)
Deuxième partie de l'histoire, écrite par J.-C. Duperret, de la Commision de Réflexion sur l'Enseignement des Mathématiques (1999-2001)
Les travaux de la CREM sont aujourd'hui des références pour tous ceux qui s'intéressent à l'enseignement des mathématiques. C'est pourquoi nous avons demandé à Jean-Claude Duperret, qui en a assuré le secrétariat, de retracer le développement de cette commission. Jean-Pierre Kahane, qui fut son premier président, avait introduit cette genèse dans son éditorial pour EducMath en septembre 2006. Nous remercions vivement Jean-Pierre Kahane et Jean-Claude Duperret de resituer ainsi les travaux de la CREM dans leur histoire. Cette étude est la deuxième partie de cette histoire, les lecteurs, acteurs à des titres divers de la CREM, peuvent donner leur point de vue dans le forum qui est attaché à cette étude. Jean-Claude Duperret, animateur actif du réseau des IREM et de l'APMEP, est responsable du centre IUFM de Troyes. Contact : Jean-Claude Duperret |
2000 : l'année des premiers rapports
Dans la première partie de mon récit de la vie de la CREM, je m'étais attaché à donner les éléments qui ont conduit à la naissance de cette commission, et à relater sa première année de fonctionnement. L'objectif affiché à l'issue de cette première année était double :
- continuer à explorer les questions liées à l'enseignement des mathématiques ;
- produire quatre premiers rapports d'étape.
Dans cette seconde partie, je vais parcourir la période mars 2000 – avril 2001, pendant laquelle la CREM s'est réunie en commission plénière cinq fois : 11 mars 2000, 3 juin 2000, 16 septembre 2000, 2 décembre 2000 et 1 er avril 2001. J'ai choisi cette durée car elle représente celle de la mise en forme et de l'achèvement des quatre premiers rapports d'étape de la CREM par les membres de la commission initiale, un renouvellement partiel de ceux-ci intervenant le 1 er avril 2001. A ces réunions plénières, il faut ajouter toutes les réunions des groupes de travail sur chacun des quatre rapports.
La difficulté principale que j'ai rencontrée est de faire une synthèse des quelques 100 pages de notes que j'ai pour cette période, notes qui permettent de voir tout le foisonnement d'idées échangées sur les différentes questions abordées. J'ai donc fait le choix de plutôt revenir sur trois « endroits » de la vie de la CREM, que je complèterai en annexe par le compte rendu de la séance du 22 mai 2000 à l'Académie des Sciences à laquelle la CREM a été conviée pour échanger et débattre sur le thème de « L'enseignement des mathématiques en liaison avec les autres disciplines ».
Dans un premier temps, je parlerai de la vie de la CREM, de la difficulté qu'elle a eue à se faire reconnaître institutionnellement, en particulier au niveau des moyens nécessaires à son fonctionnement et des relais politiques indispensables à sa « pérennisation » (au moins temporaire !). C'est l'occasion de signaler le soutien particulièrement fort des associations à l'initiative de sa création, et la reconnaissance de sa réflexion et de ses travaux par d'autres institutions, comme par exemple l'Académie des Sciences.
Dans un second temps, je listerai quelques une des questions liées à l'enseignement des mathématiques que la CREM a abordées pendant cette période, en choisissant de développer deux thèmes qui montrent son mode de fonctionnement : partir du point de vue «d'experts » qu'elle a sollicités pour éclairer et élargir sa réflexion.
Je finirai par la façon dont la CREM a construit et mis en forme ses quatre premiers rapports d'étape, en faisant là encore le choix de plus particulièrement développer toute la réflexion qui a conduit au rapport sur le « calcul ».
1) La vie de la CREM
C'est à partir d'extraits des différents communiqués que j'avais la charge de rédiger à cette époque que je vais essayer de faire revivre de façon très synthétique la CREM, en montrant à la fois ses choix dans la réflexion et dans l'avancée de ses travaux, mais aussi son questionnement permanent sur sa reconnaissance institutionnelle, ainsi que les réponses du ministère.
Communiqué 7 (29 novembre 2000) Depuis son dernier communiqué, la CREM a poursuivi son travail sur les dossiers “ Calcul ”, “ Mathématiques et Informatique ”, et a commencé la réflexion sur le dossier “ Statistique ”. Ce travail s'est effectué à la fois lors des réunions de travail des groupes, lors des réunions plénières des 3 juin et 16 septembre 2000, et par échange de courrier électronique. La CREM continue d'autre part la réflexion sur le dossier géométrie, avec le souci d'exemplifier au maximum le rapport d'étape pour les professeurs de mathématiques de collège et lycée. Ses membres ont été invités à une séance-débat à l'Académie des Sciences le 22 mai 2000 sur le thème “ L'enseignement des mathématiques en liaison avec les autres disciplines ”. Avant de vous proposer quelques éléments de notre réflexion sur les dossiers cités ci-dessus, il nous faut encore une fois revenir sur le problème de l'avenir de notre commission. Nous voyons actuellement deux possibilités : La décision pour cet avenir dépend du ministère. Lors de la réunion du 16 septembre 2000, celui-ci a envoyé un représentant, Jean-Pierre Finance, qui a à la fois participé de façon très constructive à notre travail sur mathématiques et informatique, et pris acte des problèmes rencontrés par notre commission : il s'est engagé à nous donner pour la fin de cette année des réponses à toutes les questions que nous lui avons soumises quant à notre mode de fonctionnement, la reconnaissance et la diffusion de nos travaux, l'avenir de notre commission. Nous nous proposons, si notre commission continue à vivre, de nous préoccuper de questions transversales à nos différents rapports : Le compte rendu de la séance-débat du 22 mai à l'Académie des Sciences se trouve en annexe de ce texte. |
Communiqué 8 (17 décembre 2000) Jean-Pierre Kahane, président de la Commission de Réflexion sur l'Enseignement des Mathématiques, a reçu le 5 décembre du ministre de l'Education Nationale la lettre de mission que vous trouverez ci-dessous. Celle-ci donne mission à la Commission de poursuivre ses travaux jusqu'en décembre 2002, en faisant évoluer sa composition. L'actuelle commission poursuivra ses travaux jusqu'en mars 2001. Elle produira, comme elle s'y est engagée : |
Lettre du ministre de l'Education NationaleMonsieur Jean-Pierre KAHANE UMR 8628 Paris, le 5 décembre 2000 Monsieur le Professeur, En date du 08 avril 1999 le Ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, Claude Allègre, vous avait confié la présidence d'une commission chargée de proposer des pistes pour faire évoluer l'enseignement des mathématiques, son articulation avec celui des autres disciplines et pour transformer en conséquence la formation des maîtres. Un an et demi après l'installation de cette commission, il apparaît nécessaire d'en repréciser les objectifs et le mode de fonctionnement en s'appuyant, d'une part, sur l'expérience acquise par vous-même et les membres de la commission, d'autre part, sur l'évolution du Conseil National des Programmes (CNP) et de ses groupes d'experts. Située en amont du travail du CNP, mais devant maintenir des relations suivies avec ce dernier, la commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques devra: 1) Poursuivre l'élaboration d'analyses et de propositions sur les grandes thématiques de l'enseignement des mathématiques. Le choix des thèmes retenus résultera d'échanges avec le CNP, la DESCO et l'IGEN. Ce travail doit vous conduire à proposer des modalités concrètes pour faire évoluer de façon progressive et concertée les objectifs, les contenus et les méthodes de l'enseignement des mathématiques dans tous les cycles de formation. Pour le mener à bien il pourra être judicieux de croiser les thématiques que vous étudiez (calcul, géométrie, statistique ... ) avec les différents niveaux de formation (élémentaire, secondaire, supérieur, technologique, professionnel). 2) Etudier l'impact de l'introduction de l'outil informatique sur les méthodes, les contenus et la nature de l'enseignement des mathématiques à différents niveaux. 3) Proposer des thématiques et des méthodes permettant de mieux articuler l'enseignement des mathématiques et celui d'autres disciplines. Ici encore les échanges avec le CNP seront nécessaires. Comme vous le savez, le Gouvernement est préoccupé de la désaffection des jeunes à l'égard des sciences et des technologies. Votre travail s'intègrera dans un cadre plus global, visant à lutter contre cette évolution inquiétante. 4) Elaborer des propositions concernant la formation des maîtres en mathématiques, du primaire au niveau post-bac. Ces propositions s'appuieront pour partie sur les réflexions thématiques que vous aurez menées. Elles concerneront à la fois la formation initiale et la formation continue des enseignants et viseront à préparer le milieu à une évolution continue tant vis-à-vis des contenus que vis-à-vis des méthodes. J'attacherai du prix à ce que l'ensemble des propositions que vous ferez sur les points 1 à 4 ci-dessus soient organisées en un ensemble cohérent. Ainsi certaines seront des recommandations à destination du CNP et du ministère, d'autres seront des suggestions aux sociétés savantes et à la communauté des enseignants de mathématiques. La commission que vous présidez reste administrativement rattachée au CNP et maintiendra des échanges de qualité avec les sociétés savantes et les associations de professeurs de mathématiques. Afin de permettre la poursuite d'un travail de fond, votre mission est prolongée jusqu'en décembre 2002. Le CNP et la DESCO bénéficieront d'un apport régulier de votre commission de telle sorte que ses travaux trouvent rapidement une traduction concrète. Face à ce recentrage des missions de la commission et après presque deux ans d'existence, il apparaît pertinent d'en faire évoluer la composition. Vous me ferez des propositions en ce sens pour le 1er février 2001. Je vous remercie, ainsi que vos collègues du groupe de travail, pour la qualité de vos réflexions et pour votre investissement important sur un sujet sensible et stratégique. Jack LANG |
Communiqué 9 (1 er avril 2001) La commission s'est réunie le 10 mars 2001. Son président Jean-Pierre Kahane a commencé cette réunion en accueillant ses nouveaux membres et en remerciant celles et ceux qui ont contribué à la réflexion et aux productions de cette commission et qui ont fait le choix de ne pas renouveler leur mandat aux bout de ces deux années de fonctionnement. Les nouveaux membres sont : Rémy Coste ; Catherine Dufossé ; Yves Escoufier ; Catherine Houdement ; Francis Labroue ; Marc Rosso. Les anciens membres "partants" sont : Michel Broué ; Guy Brousseau ; François Dusson ; Olivier Faugeras ; Sylviane Gasquet ; Jean-Pierre Richeton. Jean-Pierre Kahane a alors fait la lecture d'une lettre que lui a adressée Luc Ferry, président du Conseil national des programmes, dans laquelle il regrette tout d'abord de ne pouvoir participer à cette réunion, et rappelle les missions de notre commission (voir plus loin). Jean-Pierre Kahane a mis en avant trois points particuliers de cette lettre : Le tour de table qui a suivi a montré tout l'intérêt de la commission pour cette dernière proposition. Il reste à étudier la spécificité des mathématiques dans un tel colloque, et les modalités de notre contribution. La commission a redéfini de façon claire le statut des différents textes qui ont circulé et circulent dans le cadre de ses travaux. Elle les a classés en trois catégories : 1) Textes communiqués publiquement à la commission. Ces “ textes ” proposés à la commission par des auteurs, des associations,…, ou des membres de la commission seront après examen, soit “ versés au dossiers ”, soit “ non versés au dossiers ”, sans que la commission ait à justifier ses choix. 2) Textes internes à la commission. Ce sont des textes de travail de la commission qui ne devront pas en sortir : compte-rendus de séance, notes internes, transcriptions approximatives de la pensée,… 3) Textes de la commission Ce sont des textes diffusés sous le contrôle de la commission et de son président (essentiellement les rapports d'étape et communiqués). A ces textes, s'ajoutent maintenant des productions de membres de la commission faites à la suite de ses travaux, ainsi que des projets d'annexes aux différents rapports d'étape déjà produits. La commission a décidé que ce type de production pouvait recevoir, après délibération et accord de tous ses membres, "l'estampille" officielle de documents complémentaires à un rapport d'étape. Cette décision sera alors signalée dans un communiqué. |
Lettre de Luc Ferry, Président du Conseil national des programmes, à Jean-Pierre Kahane, Monsieur le Président, Je tiens tout d'abord à vous remercier de m'avoir invité à la prochaine réunion de la Commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques le samedi 10 mars 2001. Je sais qu'à cette occasion vous réunirez, pour la première fois dans sa nouvelle composition, une Commission largement renouvelée. Malheureusement, je ne pourrai me joindre à vous samedi prochain étant à cette date en déplacement en province. Je vous remercie de bien vouloir transmettre à tous les membres de votre Commission mes chaleureux encouragements et mes meilleurs vœux pour la poursuite de vos travaux. Comme vous le savez, c'est notre ami Michel Broué qui est à l'origine de cette initiative alors qu'il était membre du Conseil national des programmes. Il m'avait convaincu immédiatement de l'enjeu et de l'importance de cette réflexion qui avait reçu le soutien actif de Didier Dacunha-Castelle. Il est essentiel que les liens avec le Conseil national des programmes demeurent étroits et je pense que la présence de nos amis Rémy Coste, Claude Deschamps et Michel Merle au sein de la Commission atteste du très grand intérêt que nous portons à la réflexion que vous poursuivez. Je profite de cette occasion pour vous rappeler que l'une des missions essentielles de votre Commission est de réfléchir à la cohérence de l'enseignement des mathématiques, de l'école primaire jusqu'à l'université, et de formuler des propositions concrètes pour l'articulation entre les mathématiques et l'informatique. Comme vous l'indiquez vous-mêmes : "si l'enseignement des mathématiques en France intègre des concepts venus de l'informatique et ranime des sujets que l'informatique renouvelle, ce sera une première mondiale". J'ai pris connaissance des premiers rapports d'étape de la Commission dont les conclusions me paraissent déjà très riches et stimulantes. Je suis heureux de constater que plusieurs de vos recommandations ont inspiré les nouveaux programmes de lycée que nous a présentés Claudine Robert, présidente du groupe d'experts de mathématiques. Certaines recommandations pourraient être encore plus ambitieuses : je souhaiterais en discuter avec vous. Vos rapports sont connus et discutés au sein des associations de spécialistes et de la communauté scientifique. Il est essentiel qu'ils soient plus largement diffusés, non seulement auprès des enseignants, mais aussi des "décideurs". Si vous en êtes d'accord, une première publication pourrait être envisagée sous l'égide du Conseil national des programmes et diffusée au sein des différentes instances du ministère et des académies. Par ailleurs, je souhaite examiner avec vous les possibilités d'engager une réflexion supplémentaire sur l'enseignement des mathématiques en Europe. Le Ministre a décidé de nommer au CNP huit membres associés, personnalités qualifiées françaises et européennes, dans un esprit d'ouverture à la dimension européenne. Dans ce cadre, nous avons décidé d'étudier la manière dont sont enseignées certaines disciplines dans l'Union européenne. Nous pensons proposer au Ministre, comme premiers objets d'étude, l'histoire et la langue maternelle dans ses différents aspects (apprentissages premiers, maîtrise de la langue, littérature…) Les conclusions de ce travail devraient faire l'objet d'un colloque organisé à la fin de l'année 2001. Il serait intéressant que votre Commission y intègre un colloque du même type sur l'enseignement des mathématiques. Je serais heureux d'examiner avec vous si ce projet vous paraît réaliste et réalisable. En vous remerciant une nouvelle fois du travail déjà accompli et en vous demandant de transmettre les encouragements du Conseil national des programmes à tous les membres de la Commission, je vous prie de croire, Monsieur le Président, en l'expression de mes sentiments les meilleurs. Luc FERRY |
2) Quelques thèmes de réflexion sur les mathématiques et leur enseignement
Au cours de ces cinq réunions plénières, en plus de tout le travail lié à l'écriture des rapports d'étape, la CREM a abordé un certain nombre de pistes de réflexion, comme le problème de la documentation chez les enseignants de mathématiques, la question du temps de l'apprentissage, le développement des logiciels libres, la liaison mathématiques-physique…Un certain nombre de ces points de réflexion seront intégrés dans les futurs rapports, et, pour ne pas trop alourdir ce texte, j'ai ici fait le choix de développer deux thèmes plus spécifiques : les mathématiques industrielles , et la modélisation , thème qui sera repris avec le regard d'autres experts dans des réunions ultérieures de la CREM. Les textes en italique sont ceux donnés par les auteurs, les autres sont les résumés que Catherine Dufossé-Combelles ou moi-même avons fait des exposés à partir de nos notes. Les débats qui ont suivi les exposés de chacun de ces experts font partie des textes internes à la commission, dimension qui a permis l'expression la plus libre possible. Il sera certainement intéressant d'en faire un jour une synthèse, avec l'accord de tous ceux qui ont participé à ces débats…
a) Les Mathématiques Industrielles
Ce dossier a été introduit par un exposé de Frédéric Bonnans, directeur de recherche à l'INRIA et membre de la CREM.
Origine des mathématiques industrielles, exposé de F. BonnansLes mathématiques industrielles, qui seront comprises ici comme les mathématiques appliquées dans l'industrie, ont une double origine : 1) Les problèmes d'organisation et de logistique des armées américaines et anglaises. Sur ce sujet, on consultera avec profit le livre “ methods of operations research ”, par P.M. Morse et G.E. Kimball, Chapman et Hall, Londres, 1950. La théorie des probabilités, des files d'attente, des graphes est appliquée a des problèmes d'approvisionnement, des choix de tactique de bombardements, etc. 2) La physique nucléaire, avec en particulier les compétences réunies pour la mise au point de la bombe nucléaire américaine. Les deux piliers des mathématiques industrielles, la recherche opérationnelle, “ science de l'organisation ”, et la simulation physique, ont profité du développement considérable de l'algorithmique comme des capacités des ordinateurs. En ce qui concerne la recherche opérationnelle, on peut citer en particulier l'application à la production d'énergie électrique par M. Boiteux à EDF, dans les années 60, et l'optimisation de la flotte comme du personnel des compagnies aériennes. Parmi les applications les plus marquantes de la simulation physique, citons la conception d'avions (écoulements, analyse de structure, interaction fluide-structure), la recherche pétrolière, les processus industriels (coulée de métal, façonnage de métal, extrusion des plastiques). Enfin il convient de noter l'importance du traitement d'images (analyse et synthèse) dans nombre d'applications : images satellites, cinéma, internet, médecine. Mathématiques pures et mathématiques appliquées Les mathématiques industrielles sont consommatrices de plus en plus de branches des mathématiques. Citons les applications de la géométrie différentielle à l'automatique, de la géométrie algébrique à la cryptographie, des processus stochastiques à la finance et l'économie. Une telle évolution remet en cause la distinction de fond entre mathématiques pures et appliquées, même s'il est vrai que les pratiques des mathématiciens diffèrent, suivant leur implications dans les applications industrielles. Il y a donc diversité sociologique mais unité de la discipline. Place dans l'enseignement L'existence des mathématiques industrielles a plusieurs conséquences importantes. Une part significative des diplômés des grandes écoles d'ingénieur trouve un débouché dans ce secteur (souvent en relation avec la finance et l'informatique), mais le nombre de postes et laboratoires reste très faible. L'université forme des étudiants en mathématiques à vocation industrielle, à travers les maîtrises de math appliquées et les DESS. Il n'en reste pas moins que les concours de recrutement de professeurs tendent à piloter le système dans un sens peu favorable aux mathématiques industrielles. L'université pourrait former beaucoup plus d'étudiants en mathématiques, à condition de leur donner une formation plus solide en informatique et algorithmique et, soit en physique, soit en gestion. Dans le secondaire, il semble utile d'effectuer une sensibilisation des élèves à la modélisation. Plus généralement, il serait bon de faire mieux connaître différents aspects des mathématiques industrielles pour faire évoluer l'image de la discipline. |
Cette présentation a été suivie de deux exposés :
Le premier a été fait par Alain Bamberger, chef de la division de mathématiques et informatique de l'IFP (Institut Français du Pétrole). Il a centré son exposé sur les “ partenariats ” entre les mathématiques et les autres sciences, en soulignant les points suivants :
- importance de la géométrie 3D ; partenariats dans l'enseignement avec le dessin et la technologie ;
- la démarche pédagogique par cours et projets ;
- importance de la culture de l'incertain et des approches statistiques ;
- les partenariats possibles avec l'économie, la géologie, l'enseignement expérimental ;
- l'utilité du travail en équipe.
Le second a été fait par Christian Saguez, directeur de recherche au CNES.
Exposé de Christian Saguez
Les mathématiques sont un des éléments clés dans l'ensemble des secteurs industriels, tant pour la conception des produits que pour leur exploitation. Quelques exemples permettent d'illustrer ce point : • Dans le secteur des technologies de l'information et de la communication , les exemples sont extrêmement nombreux. Citons : L'informatique, les télécommunications, l'audiovisuel forment ainsi avec les mathématiques un véritable continuum. • Dans les domaines des hautes technologies , tels que l'automobile (d'autres secteurs Aéronautique - Espace - Energie - Défense… auraient pu être considérés). On peut ainsi citer : • Dans tous les aspects de la vie courante : Ces quelques exemples montrent : En complément de leur rôle essentiel dans de nombreux secteurs économiques, les mathématiques ont, au niveau de l'enseignement, un rôle éducatif de premier plan : Dans ce cadre, l'enseignement des mathématiques, comme de toute matière scientifique, doit disposer d'une composante expérimentale : il convient de faire manipuler les mathématiques. De nombreux outils logiciels permettent de mettre en œuvre ces expérimentations : Mapple, Matlab pour l'étude des systèmes dynamiques, Cabri Géomètre pour la géométrie par exemple. Conclusion Les mathématiques sont une science dynamique, en évolution rapide, essentielle dans tous les secteurs industriels, notamment de la haute technologie. Les enseignements de ceux-ci doivent faire apparaître ces éléments en démontrant par une approche expérimentale leur rôle et les applications associées, tout en apportant une méthodologie rigoureuse d'analyse de problèmes ou situations complexes. |
b) La « modélisation »
Nicolas Bouleau, professeur à l'École des Ponts et Chaussées et auteur de l'ouvrage "Philosophies des mathématiques et de la modélisation" (aux éditions de l'Harmattan), nous propose une réflexion sur "la modélisation comme langage d'expression".
Il distingue "modèle " et "modélisation".
Le terme de modèle , issu du domaine de l'art à la Renaissance, est employé en sciences pour désigner un schéma simple qui fait comprendre. Ainsi, le schéma des satellites de Jupiter sera utilisé comme modèle du système solaire, et sera la base des modèles de l'atome de Bohr et de Rutherford. Autre exemple : le modèle du tirage au sort d'une boule dans une urne a permis de comprendre pourquoi deux gaz placés dans des récipients mis en communication vont se mélanger et ne plus revenir à leur état initial, alors que la mécanique est réversible. Le modèle d'Ehrenfest montre que le temps de retour est si long qu'on aboutit de fait à une impossibilité.
Le terme de modélisation a un sens plus large et un peu différent : il est employé par les ingénieurs pour éclaircir des situations d'action ou de décision, immergées dans un contexte social, ce qui est assez différent de l'universalisme scientifique. La modélisation est inscrite dans un site social : elle est faite par quelqu'un, pour quelqu'un et en un lieu géographique, économique précis. Elle est une zone de contact entre la science et la société, mais n'est pas une démarche scientifique.
Par exemple, le trafic automobile peut se modéliser de diverses façons : modèles à base de matrices "origine-destination" si on s'en tient à une localisation assez grossière, modèles de type hydrologiques si on veut rendre compte des questions de débits et de capacités et qui mettent assez bien en évidence les zones de congestion, modèles plus fins de files d'attente, modèles microscopiques prenant en compte beaucoup plus d'éléments comme la configuration des carrefours ou la puissance des voitures, mais qui ne permettent de décrire qu'une zone réduite du fait de leur complexité. Bien sûr, la réalité ultime échappera toujours : par exemple, les réactions des automobilistes aux informations qu'ils reçoivent sur l'état du trafic ne sont pas étudiées dans les modèles utilisés.
Parmi cette diversité de modélisations, l'ingénieur choisira la représentation qui s'adapte le mieux à la situation qu'il traite, en tenant compte de son interlocuteur et de son projet, des facteurs qu'il est en état de connaître, de mesurer, de contrôler, de ce sur quoi il peut agir. L'objectif du physicien est de chercher une vérité, celui de l'ingénieur est de rendre service dans une situation bien précise.
De cette situation naît un langage hybride, celui des modèles techniques. Certes, il utilise des termes mathématiques, mais qui ne sont pas employés au sens des mathématiciens. C'est avant tout un langage de communication, un langage pour convaincre, avec toutes sortes de mots-clefs à valeur souvent politique, et dont il serait bien difficile de donner une définition et une méthode de mesure bien précise. Il en est ainsi des termes de "crue décennale", d'"équivalent CO2", pour quantifier des gaz à effet de serre autres que le CO2 dans l'atmosphère, de hauteur "h1/3" pour qualifier une houle (hauteur moyenne des vagues dans le tiers supérieur, sans précision de l'aire étudiée ni de la durée). Malgré son peu de précision scientifique, ce langage a une efficacité professionnelle dont on doit tenir compte.
Quand ce langage est structuré par une syntaxe et des méthodes de déduction, il constitue non pas vraiment une théorie scientifique, mais ce qu'on pourrait appeler une "sciencette" : par exemple la résistance des matériaux a pignon sur rue et est enseignée dans le monde entier, bien qu'elle donne des résultats faux et pas toujours efficaces en terme de sécurité.
Il en est de même de l'optique de Gauss, fausse mais utile, ou de l'emploi du modèle gaussien à tout va, en probabilité.
La modélisation se heurte à un obstacle fondamental, l'ambiguïté du langage. C'est le philosophe W.V.O Quine qui a appliqué au langage naturel les limitations déjà connues en logique mathématique : une même théorie formelle peut avoir plusieurs modèles qui ne sont pas équivalents : les entiers naturels "usuels" et les entiers naturels de l'analyse non-standard pour l'axiomatique des entiers par exemple. Le langage naturel, beaucoup moins précis et beaucoup plus riche que le langage mathématique ne peut échapper à cette limitation, et la modélisation est très éclairante sur cette question. Ainsi, il est très difficile de trancher entre plusieurs familles de modèle, et même avec le secours de l'expérience, plusieurs modèles subsistent pour représenter une même réalité : pour modéliser une crue par exemple, on utilise habituellement des récurrences arrière et avant, mais on peut faire ces calculs sur les débits, ou sur les hauteurs d'eau, ou sur les logarithmes des débits, ou sur les logarithmes des hauteurs d'eau etc…
Or la question est ici aiguë car une théorie peut s'avérer dangereuse et il est donc indispensable de critiquer les modélisations.
Il existe deux types de critique : la critique "purifiante" et la critique "engageante".
La science est par essence coutumière de la critique : elle se critique elle-même pour rendre les savoirs qu'elle produit plus objectifs, plus universels, plus transmissibles et c'est le travail des épistémologues d'étudier quand un savoir peut être considéré comme un savoir scientifique. C'est ce type de critique qu'on peut qualifier de critique purifiante.
La difficulté commence avec le passage de ce savoir dans la société : "la science ne pense pas", disait Heidegger. Il voulait dire que le scientifique ne veut pas savoir ce que produira dans la société le savoir qu'il crée. Mais qui, alors, se charge de cette autre critique, la critique engageante, davantage tournée vers l'action ? Elle est d'autant plus cruciale de nos jours que scientifiques et acteurs économiques sont poussés à travailler toujours dans l'urgence : pour avoir la primauté d'une découverte, d'un brevet, d'un nouveau produit sur le marché, la rapidité est devenue la règle, même sur des sujets où il y aurait à l'évidence matière à réflexion. Or aujourd'hui, ni les scientifiques, ni les politiques, ni les intellectuels littéraires ne réfléchissent encore vraiment aux conséquences de cette innovation, soit parce qu'ils ont les yeux rivés vers d'autres progrès, soit parce qu'ils n'ont pas les moyens d'une sérieuse critique.
Hans Jonas, dans "Le principe responsabilité" met le doigt sur cette course aveugle vis-à-vis des générations suivantes, sur un ton métaphysique angoissé. Ulrich Beck décortique les processus où intervient l'innovation, et étudie ses aspects politiques, et Bruno Latour propose des instances politiques où l'on réfléchirait à l'"accueil" des innovations et à leur intégration raisonnée à l'existant. Cet accueil ne serait d'ailleurs pas automatique.
Ainsi, la modélisation, qui tente de s'habiller des habits de la science, demande à être critiquée : l'obstacle est ici la méconnaissance de nombreux intellectuels, qui ont une culture purement littéraire, du langage de cette critique qui ne peut être que celui de la modélisation elle-même.
D'où l'importance de l'introduction de la modélisation dans l'enseignement même s'il n'est pas question qu'elle en soit le centre. Il est important en particulier qu'on ne s'en tienne pas à l'apprentissage de la syntaxe du langage mathématique, mais que l'apprentissage de tout langage soit accompagné de sa sémantique et de sa pratique. Sans parler en termes de solutions pédagogiques ce qui n'est pas l'objet de l'exposé, on peut citer quelques pistes.
Les exercices de traduction : la géométrie analytique est par exemple un pont entre l'univers de la géométrie et l'univers des nombres. Autre idée, initier à l'interprétation, apprendre à donner du sens à un objet formel : on peut le faire par exemple en proposant aux élèves un petit programme et en leur demandant tout simplement ce qu'il fait.
La modélisation, quant à elle, peut être abordée grâce au vocabulaire des fonctions d'une variable réelle, par exemple en donnant une fonction par des points et en demandant de trouver une formule qui pourrait la décrire. Proposer une formule, discuter de sa pertinence, critiquer celle proposée par d'autres élèves, peut être un bon exercice de communication. L'analyse de textes anciens, non pas de grands mathématiciens, trop subtils et souvent ardus, mais au contraire d'usagers des mathématiques, de chimistes, d'économistes, peut aussi être très fécond, en montrant, dans une situation vraie, l'utilisation du langage de la modélisation, les approximations opérées, etc… Dans la réalité, ce type de lecture est rarement pratiqué et devant un calcul, chacun recule : les mathématiques, c'est trop difficile à critiquer, et personne ne s'en mêle. La meilleure critique devant une modélisation consiste en fait à créer un autre modèle : la solution n'est jamais unique.
3) Les quatre premiers rapports d'étape et la genèse du rapport calcul
a) Une méthode générale de conception des rapports
Le premier rapport sur la « Géométrie » , placé sous la responsabilité de Daniel Perrin, a été adopté dès le début de l'année 2000. Les trois autres rapports, Calcul sous la responsabilité de Michèle Artigue, Statistique et probabilités sous la responsabilité de Claudine Robert-Schwartz, Mathématiques et informatique sous la responsabilité de Michel Merle, seront tous finalisés fin 2000, avec adoption définitive par la commission début 2001. Un document rédigé par Jean-Pierre Kahane Présentation des rapports et recommandations complète ces quatre rapports avec un double objectif : faire une synthèse de la réflexion de la commission sur ces deux années ; être un "chapeau" pour les quatre rapports d'étape.
Ces quatre rapports et le document de synthèse ont été adressés en mars 2001 au Ministre. L'ensemble de ces textes a donné lieu à une publication sous la direction de Jean-Pierre Kahane chez « Odile Jacob » sous le titre « L'enseignement des Sciences Mathématiques ». Une des forces de la CREM a été de prendre le temps de la réflexion, de s'entourer des expertises les plus larges possibles. La mise en forme et l'écriture de ces rapports sont tout à fait révélatrices de cela : mise en commun de la réflexion, premiers jets, critiques, enrichissements des textes…De nombreuses réunions et auditions ont permis ainsi de construire ces rapports, fruits d'un travail d'équipe, même s'il faut rendre le plus grand hommage à Michèle Artigue, Michel Merle, Daniel Perrin et Claudine Robert-Schwartz qui ont eu la lourde tâche du suivi, de la synthèse et de l'écriture finale de ces rapports.
Des exemples récents nous montrent qu'une réflexion trop rapide et une écriture trop hâtive sous la pression d'une demande institutionnelle trop pressée peut conduire à des textes non aboutis, qui peuvent mettre en porte à faux leurs auteurs. C'est pourquoi j'ai choisi dans cette troisième partie de donner les différentes phases de réflexion qui ont conduit à l'écriture d'un de ces rapports, celui sur le « calcul » comme témoignage du travail de la CREM qui a voulu se situer dans le temps et dans la durée par rapport à cette réflexion (ce choix est aussi guidé par le fait que j'ai pu suivre intégralement le travail de ce sous-groupe, et que je dispose donc de plus de notes que pour les autres rapports).
b) Genèse du rapport sur le Calcul
Lancement des travaux le 27 novembre 1999
Le dossier « calcul » a été « initié » par Michèle Artigue qui a travaillé avec Jean-Pierre Kahane pour produire un texte qui a servi de base à son exposé. Elle a d'abord souligné la complexité du thème, puis proposé un certain nombre de pistes possibles pour aborder et structurer le travail de la commission. Le travail sur ce dossier débutant seulement, nous nous contenterons ici de présenter rapidement quelques-unes de ces pistes.
Michèle Artigue souhaite que le travail articule deux dimensions : la dimension épistémologique et la dimension didactique. La réflexion épistémologique est en effet nécessaire mais ne nous informe pas sur les conditions de viabilité des choix qu'elle inspire. Elle propose de plus de choisir pour structurer le travail un fil conducteur transversal : la distinction “ calcul exact - calcul approché ”, ces deux dimensions étant présentes dès les premiers contacts avec le monde du calcul et les premières approches des notions de nombre, grandeur, mesure et dimension. Elle souhaite également accorder une attention particulière à la façon dont l'évolution des instruments de calcul influence à la fois les questions relatives au calcul et les façons de les traiter et à la diversité des formes que prend le calcul suivant les domaines mathématiques concernés. Elle insiste enfin sur la nécessité de prendre en compte la diversité des rapports possibles au monde du calcul, sans hiérarchie entre ces derniers, pour penser l'enseignement dans les différentes filières.
Pour avancer sur ce dossier, un groupe s'est réuni au début de l'année 2000.
Etat des travaux le 11 mars 2000
Quatre réunions ont été prévues par le sous-groupe calcul : le 5 février, les 1 er et 28 avril et le 20 mai. Une première version du rapport d'étape est prévue à l'automne 2000. Les premières réunions ont d'abord permis une réflexion reposant sur les interventions des membres de la commission travaillant dans ce sous-groupe :
Le 5 février, la réunion a été consacrée au premier pôle : nombres, grandeurs, mesure et plus largement au calcul dans la scolarité obligatoire. Elle a débuté par un exposé mathématique et didactique de Daniel Perrin sur grandeurs, mesures, nombres. Cet exposé a été suivi par une intervention de Guy Brousseau mettant en évidence la pluralité des univers associés à la mesure, et abordant plus généralement la question des obstacles didactiques induits par les positions épistémologiques inappropriées concernant le calcul véhiculées par les enseignants mais également les mathématiciens, lorsqu'ils parlent hors de leur domaine de spécialité. La séance a continué par deux interventions de Jean-Claude Duperret et Jean-Pierre Richeton qui ont abordé l'entrée dans les mondes algébrique et fonctionnel, Jean-Claude Duperret faisant à cette occasion un parallèle entre le rôle joué par la reconnaissance et les transformations de formes en géométrie et en algèbre. Michel Merle, enfin, a fait le lien entre calcul et informatique, lors de la réunion du sous-groupe maths-info qui faisait suite l'après-midi, en prenant l'exemple du programme de seconde et en pointant les thèmes de ce programme qui peuvent être exploités, notamment dans le domaine du calcul, pour soutenir une approche algorithmique de ce dernier, s'interroger sur des questions de complexité, poser les problèmes d'unification des formes, approcher enfin les idées d'approximation et de convergence.
Cette première réunion a été très riche, tant au niveau des exposés que des discussions qui les ont suivies. Nous n'avons cependant pas travaillé explicitement la question de l'évolution des besoins du calcul liée à l'évolution des instruments du calcul, qu'il s'agisse des calculatrices simples de l'école élémentaire, des instruments plus complexes (calculatrices scientifiques, graphiques, logiciels de calcul symbolique et tableurs) ensuite.
Michèle Artigue en a retenu, par rapport à la rédaction du rapport d'étape :
- sur le plan épistémologique : la nécessité d'une clarification épistémologique sur les rapports entre nombres, grandeurs et mesure ; sur le plan didactique : l'attention à porter aux risques liés à un aplatissement trop précoce des grandeurs aux nombres, via les mesures ; la nécessité aussi, de ne pas aplatir la mesure sur son seul versant mathématique d'application mesure, en particulier à l'école élémentaire et au collège, mais de prendre en compte, en relation avec les autres disciplines scientifiques et la technologie, la diversité des problématiques associées à la mesure et des univers associés ;
- la nécessité de souligner les liens entre calcul et raisonnement, pour battre en brèche l'opposition culturelle entre ces deux dimensions de l'activité mathématique et ses effets pervers. Ceci sera à illustrer d'exemples montrant comment peuvent se construire les rapports entre calcul et raisonnement, comment le calcul peut être engagé dans des démarches de preuve et ce, dès les débuts de la scolarité : planification, ordonnancement des calculs dans des tâches d'ordre numérique, raisonnements de calcul mental mettant en jeu, de façon flexible, des propriétés des nombres et opérations, fonctions de généralisation et de preuve du calcul algébrique dans les domaines numérique et géométrique, développement d'une intelligence du calcul algébrique mettant en jeu une “ géométrie des formes algébriques ”, les articulations forme / sens, démarches algorithmiques et raisonnements associés en termes de contrôles, de coûts et de complexité…
- la nécessité de bien mettre en évidence l'évolution des besoins mathématiques du calcul liés à l'évolution des instruments du calcul et la façon dont les nouveaux besoins rencontrent d'autres préoccupations déjà identifiées : par exemple, le contrôle des valeurs numériques produites rencontre les préoccupations concernant l'évaluation et la comparaison d'ordres de grandeurs ; le contrôle des formes produites par des logiciels de calcul symbolique rencontre les préoccupations concernant la structure des écritures algébriques, les rapports entre sens et dénotation ; le travail avec les tableurs rencontre les préoccupations sur le statut des lettres, variables, permet un travail sur la dépendance dans des expressions à plusieurs variables, avant que l'entrée dans le monde fonctionnel ne réduise momentanément l'étude des dépendances à celle de fonctions d'une variable.
Pour la séance du 1 er avril plus courte, était prévue une réflexion sur les besoins du calcul à la transition lycée / université ainsi que sur les problèmes de travail sur les ordres de grandeur. La séance a été introduite par un exposé de Claude Deschamps, pointant un certain nombre de difficultés et besoins, à partir de son expérience en classes préparatoires. Cet exposé a été suivi d'une discussion informelle. Le travail prévu sur les ordres de grandeur n'a pu avoir lieu faute de temps.
La réflexion du groupe veut aussi intégrer des apports extérieurs :
- déjà un certain nombre de textes nous sont parvenus.
- lors de la réunion du 28 avril, nous avons reçu Stanislas Dehaene, chercheur au CEA, qui a fait le point sur les connaissances issues des travaux menés en sciences cognitives dans le domaine du nombre.
- pour la séance du 20 mai, il est prévu : de recevoir un(e) spécialiste de calcul formel, de revenir aux problèmes liés à l'enseignement du calcul au niveau lycée et entrée à l'université, en prenant en compte la diversité des filières, de revenir aussi sur la question des rapports avec les autres disciplines, abordée lors de la dernière réunion plénière de la commission.
Etat des travaux le 3 juin 2000 (résumé de Michèle Artigue)
Réunions :
Jean Michel Bony n'a pu venir à la réunion du 28 avril. La matinée a été consacrée à un exposé de Jean-Pierre Kahane sur les fonctions et à la discussion qui l'a suivi. La première partie de cet exposé a été consacrée à une analyse de l'influence des ordinateurs et de l'informatique, à la fois en ce qui concerne le calcul exact sur les fonctions et le calcul approch ; la deuxième partie à une réflexion sur plusieurs questions relatives aux fonctions et à leur enseignement : choix d'une définition, moment adéquat à son introduction, rapports fonctions /suites et place à donner aux suites, fonction de plusieurs variables, variation des fonctions et représentations graphiques, fonctions linéaires, affines et affines par morceaux, rapports entre formel, numérique et graphique, importance du travail sur exemples et contre-exemples. L'après-midi s'est partagée entre une discussion sur le calcul mental introduite par une présentation de Jean-Pierre Richeton et un exposé, suivi de discussion, du cogniticien Stanislas Dehaene, sur l'appréhension du nombre dans le cerveau.
La séance du 20 mai, d'une demi-journée, introduite par un long exposé de Guy Brousseau a été essentiellement consacrée à une reprise du thème mesure, grandeurs, nombres, déjà abordé lors de la première réunion.
Par rapport aux prévisions, nous sommes donc un peu en retard. Nous n'avons pas encore sérieusement discuté au sein du sous-groupe le domaine délicat de l'entrée dans le champ de l'analyse et l'intervention prévue d'un spécialiste du calcul formel n'a pu avoir lieu. Daniel Lazard est en revanche d'accord pour nous rencontrer en octobre.
Rapport d'étape
Le rapport d'étape est toujours prévu pour le dernier trimestre 2000. Le calcul est en un certain sens omni-présent dans les pratiques mathématiques. La question qui se pose à nous n'est donc pas, me semble-t-il : faut-il ou non enseigner le calcul ? Elle est plutôt de préciser :
- ce qu'est l'univers mathématique du calcul aujourd'hui,
- quels sont les besoins auxquels doit répondre l'enseignement du calcul aujourd'hui, tant d'un point de vue scientifique que culturel et social et quelles sont les contraintes auxquelles cet enseignement doit faire face,
- comment, compte-tenu de ce qui précède, penser les choix d'enseignement dans ce domaine, en se situant dans la durée.
Des lignes directrices ont été choisies pour organiser la réflexion et déjà présentées à la commission. Aucun membre ne les ayant remises en cause, elles sont considérées comme acceptées. Dans mon intervention du 3 juin, j'ai soumis à la discussion une structure possible pour la première partie, à savoir : qu'est l'univers mathématique du calcul aujourd'hui ? Il n'est bien sûr pas question de viser ici une quelconque exhaustivité, mais de pointer des caractéristiques de l'univers actuel du calcul et de ses évolutions récentes dont nous pensons qu'elles doivent être prises en compte dans une réflexion sur l'enseignement. C'est dans cette optique que je souhaiterais me centrer dans cette partie sur les caractéristiques suivantes :
- la diversité et la complexité de cet univers du calcul, bien illustrée dans diverses interventions extérieures à la commission,
- la sophistication croissante des besoins dans ce domaine des autres disciplines, bien illustrée par l'intervention d'un biologiste à la séance de l'académie des sciences. Ceci pose la question de la satisfaction de tels besoins au delà de ce que l'on pourrait considérer comme la culture de base en matière de calcul. Il est clair que des choix s'imposent. Ceci pose aussi la question de l'introduction d'outils de calcul sophistiqués dans des environnements mathématiques réduits.
- les développements et les évolutions de perspectives induits par l'évolution technologique.
Sur ce dernier point, il est clair qu'il devra y avoir une articulation forte avec le rapport d'étape sur informatique et mathématiques mais il y a sans doute des points à développer tout particulièrement dans le rapport sur le calcul. En particulier, je souhaiterais insister sur le fait que l'évolution technologique va modifier la dynamique des rapports entre “ exact ” et “ approché ”, d'autre part sur le fait qu'elle nous conduit à nous interroger même sur la notion de résultat d'un calcul.
Comme nous l'a rappelé Jean-Pierre Kahane lors de la réunion du 28 avril, citant le biologiste et statisticien Haldane (1947), c'est sur la base des fonctions tabulées que s'est développée l'analyse à partir du 17 ème siècle. Dans cet environnement instrumental, résoudre un problème de nature fonctionnelle, une équation fonctionnelle, c'est se “ ramener ” à des fonctions tabulées. Le développement de l'informatique, dès ses débuts, modifie cette conception de la résolution : résoudre, “ c'est donner un procédé de construction rapide, de représentation ou de calcul utilisant les capacités de la machine ”. Comme le souligne Jean-Pierre Kahane, toute une partie de l'analyse du 19 e et 20 e se trouve alors valorisée : les théorèmes d'existence des solutions d'équations différentielles qui donnent des procédés de construction, les théories de l'approximation des fonctions, les espaces abstraits où se définissent les distances entre fonctions et divers modes de représentation des fonctions.
Et même si l'on considère les méthodes de résolution approchée déjà existantes, le changement d'économie modifie les équilibres existants. Je prendrai le seul exemple de la résolution approchée des équations différentielles, en m'appuyant notamment sur les travaux de Dominique Tournès. Les méthodes dites d'Euler qui ont notamment servi à Cauchy pour démontrer l'existence et l'unicité n'ont pas été utilisées pratiquement, vu leur faible qualité d'approximation. Elles sont améliorées par Runge puis d'autres mathématiciens à partir du milieu du 19 e et Kutta en fait une présentation générale en 1901. Ces méthodes, en fait, seront pratiquement peu utilisées car elles nécessitent de multiples évaluations de la fonction définissant l'équation différentielle, évaluations qui ne servent de plus qu'une fois. On leur préfère à l'époque des méthodes multipas basées sur l'interpolation de Lagrange, les différences finies et beaucoup moins coûteuses en termes d'évaluations de fonctions. L'économie change avec l'apparition des ordinateurs, les méthodes type Runge-Kutta redevenant performantes (coût calcul / coût mémoire) et posant semble-t-il moins de problèmes d'instabilité que les méthodes multipas. Depuis, on assiste à une explosion de
travaux concernant notamment les méthodes à pas variables, les questions de stabilité et de problèmes mal conditionnés, la recherche d'algorithmes parallèles permettant la simulation en temps réel, l'intégration numérique géométrique pour l'étude du comportement à long terme de systèmes tels le système solaire.
Le développement du calcul formel, à partir des années 80, va de son côté réhabiliter en quelque sorte et préciser l'idée de fonction élémentaire qui avait été à la base de la résolution dite exacte. Le calcul formel explicite de solutions d'équations différentielles repose sur la théorie de l'intégration sous forme finie, développée par Liouville entre 1835 et 1841. Cette théorie de l'intégration en termes finis n'est pas une théorie “ constructive ” et les résultats qu'elle va permettre d'obtenir à l'époque sont surtout des résultats négatifs. Elle sera sans écho pendant un siècle et ne renaîtra que dans les années 50. Les travaux de calcul formel, en s'appuyant sur cette théorie et en se situant plus généralement dans un corps différentiel, viseront au delà de la reconnaissance de la possibilité et de l'impossibilité d'une intégration en termes de fonctions élémentaires, la construction d'algorithmes effectifs pour l'obtention des intégrales. Le premier algorithme effectif sera produit par Rich en 1969. Il semblerait qu'il n'existe toujours pas d'implémentation complète.
Ce jeu entre calcul exact et calcul approché sur les fonctions, le rôle joué dans ce jeu par l'évolution des instruments de calcul, me semblent tout à fait intéressants à souligner dans la perspective de ce rapport. Ceci peut aussi nous aider à ne pas enfermer l'évolution dans le rapport aux objets fonctionnels dans une évolution qui irait de l'exact vers l'approché, de l'algèbre vers l'analyse. Les rapports sont plus complexes et, dans le monde actuel du calcul, la part algébrique ou formelle de l'analyse n'a aucune raison d'être négligée.
Qu'est-ce que le résultat d'un calcul ? Les instruments actuels et la complexité des calculs qu'ils permettent de gérer amènent aussi à se poser des questions sur ce qu'est le résultat d'un calcul et, à travers cette question, une interrogation sur le sens même de la résolution d'un problème. Nous retrouvons là un point au cœur de la citation du début de cette partie. Comment représenter de façon efficace les solutions par exemple d'un système polynomial, si elles se comptent par centaines (exemple des problèmes de type cyclic n, que l'on “ sait aujourd'hui résoudre ” jusqu'à n=9, fourni par D. Lazard) et qu'est-ce qu'une représentation efficace ? Nous sommes peut-être là un peu loin du calcul élémentaire mais les questions épistémologiques qui sont ainsi soulevées peuvent sans doute servir à éclairer des problèmes qui interviennent bien plus tôt dans la scolarité.
Un autre point de vue sur les rapports entre calcul exact et calcul approché
Si l'on en croit les travaux des cogniticiens, déjà au niveau de notre cerveau, des différenciations à ce niveau sont à l'œuvre. L'être humain, comme d'ailleurs un certain nombre d'animaux, serait biologiquement équipé de potentialités lui permettant un certain calcul approché. Par exemple, il serait capable de comparer des quantités, la comparaison étant plus facile si les nombres sont éloignés que s'ils sont proches, l'écart jouant de façon relative par rapport à la taille des quantités en jeu et non de façon absolue. Ceci amène Stanislas Dehaene à modéliser ceci par les capacités offertes par une sorte de compteur analogique travaillant sur du continu. Le calcul exact, quant à lui, renverrait à des processus cognitifs distincts, sollicitant en particulier des mémorisations de type langagier, et le cerveau humain y serait beaucoup moins naturellement adapté (au delà de la discrimination globale des nombres jusqu'à 3 qui semble faire partie du patrimoine commun déjà mentionné). D'où le coût à l'apprentissage élevé des moyens du calcul exact que sont par exemple les tables d'addition et de multiplication. Ces différences se retrouvent dans les localisations cérébrales où elles se conjuguent avec un éclatement tout à fait étonnant des fonctions mis en évidence par le travail avec des personnes souffrant de lésions cérébrales (gestion par exemple de quantités contextualisées pour certains contextes mais impossibilité de gérer des calculs équivalents voire plus simples portant sur des quantités abstraites).
Bien sûr, tout calcul approché un tant soit peu complexe implique aussi du calcul exact donc mobilise l'ensemble des zones concernées, mais une gestion efficace suppose des connexions multiples et, sans aucun doute, un des rôles essentiels de l'enseignement est d'aider à constituer et renforcer des associations efficaces, tout en introduisant parallèlement des inhibitions, des processus de contrôle vis à vis à certaines associations par trop automatiques.
Ceci attire aussi notre attention sur le coût des apprentissages numériques et donc la nécessité de trouver les moyens de gérer le plus intelligemment possible ceux qui nous semblent nécessaires. Comme beaucoup dans la commission, je pense qu'il faut sérieusement réfléchir aux besoins dans ce domaine, en particulier au niveau de la scolarité obligatoire. Soutenir le point de vue que le coût élevé de l'apprentissage des tables de multiplication, associé à la disposition de calculatrices, devrait induire à supprimer cet apprentissage, me semble pour le moins rapide. Quel rôle joue exactement la mémorisation de résultats dans notre rapport aux nombres, dans nos pratiques de calcul ? En sens inverse, défendre mordicus des apprentissages par le simple fait qu'ils font partie d'une tradition de l'enseignement du calcul ne semble pas plus tenable. Il est clair que c'est une question que nous ne pouvons éluder dans ce rapport sur le calcul.
Je vous demande de m'excuser pour le caractère un peu décousu de ce texte mais, à sa façon, il est aussi le reflet du travail au sein du sous-groupe, où la réflexion tend sans cesse à partir dans de multiples directions, même si des lignes directrices existent.
Pour cet état des lieux sur le monde actuel du calcul, des exemples sont nécessaires, toutes vos contributions seront les bienvenues.
Etat des travaux le 16 septembre 2000
La commission a décidé de faire du calcul un de ses thèmes de réflexion. Il y a à cela plusieurs raisons. D'une part parce que le calcul est omniprésent dans les pratiques mathématiques, qu'il en est une composante essentielle à tous les niveaux, inséparable des raisonnements qui le guident ou qu'en sens inverse il outille. D'autre part, parce que, dans la période récente, le développement des technologies informatiques a profondément modifié les pratiques associées au calcul, tant les pratiques quotidiennes et sociales que les pratiques scientifiques. La plupart des algorithmes de calcul dont l'apprentissage occupait un temps important de la scolarité, notamment dans l'enseignement obligatoire, sont aujourd'hui implantés dans les calculatrices les plus simples. En revanche, le calcul pose des questions nouvelles liées notamment à la représentation informatique des objets mathématiques sur lesquels il porte (par exemple la représentation informatique des nombres), à l'effectivité des algorithmes utilisés…, des questions qui n'étaient pas des enjeux de l'enseignement jusqu'ici. La puissance de calcul des nouveaux outils modifie enfin profondément l'économie du calcul et pose, dans des termes renouvelés, celle de la gestion des rapports entre calcul et raisonnement, en favorisant explorations, simulations, expérimentations. L'enseignement des mathématiques se trouve de ce fait, dans ses rapports au calcul, dans une phase de déstabilisation. On ne peut manquer de s'interroger sur ce que peut être, sur ce que doit être l'enseignement du calcul aujourd'hui, à la fois dans ses contenus et dans ses formes, compte tenu des besoins culturels, scientifiques et sociaux auxquels il doit répondre. C'est à la réflexion sur ces questions que la commission souhaite contribuer.
Ce rapport articulera :
- une réflexion de nature épistémologique sur le calcul et son évolution, qui sera mise en regard avec l'image traditionnelle du calcul dans la culture et dans l'enseignement,
- s'appuyant sur cette dernière, une réflexion de nature didactique sur les besoins de l'enseignement du calcul aujourd'hui et les moyens à mettre en œuvre pour les satisfaire :
• en mettant l'accent sur des continuités qui, dans la durée, marquent les enjeux de cet enseignement ; ces continuités sont essentielles pour penser de façon cohérente l'enseignement dans le long terme ;
• en mettant l'accent, en sens inverse, sur l'évolution des objets, des pratiques, des démarches de pensée du calcul au fil de la scolarité et sur les reconstructions que nécessitent, chez les élèves, ces évolutions ; l'enseignement y est généralement trop peu sensible ;
• en analysant les difficultés que rencontre l'institution scolaire à mettre en place un rapport satisfaisant au calcul des élèves, étudiants et enseignants et donc à satisfaire ces besoins.
Il inclura également des références à des travaux d'innovation ou de recherche, menés en France ou à l'étranger, susceptibles de nourrir la réflexion et de fournir des pistes intéressantes d'action.
Les premiers éléments pour un rapport d'étape sur le calcul rédigé par Michèle Artigue s'articulent autour de deux grands axes :
• Quelques caractéristiques du champ de calcul :
- l'omniprésence du calcul et la diversité croissante de ses facettes ;
- la dépendance du champ des instruments de calcul ;
- la dualité calcul exact – calcul approché ;
- rapports entre calcul et construction des concepts mathématiques.
• Epistémologie du calcul et image du calcul dans la culture et dans l'enseignement :
- la vision des rapports entre calcul et raisonnement ;
- la vision des rapports entre calcul exact et calcul approché ;
- la vision des rapports entre calcul et instruments de calcul.
Il est clair que la question qui se pose à l'enseignement n'est pas : faut-il enseigner le calcul, faut-il enseigner à calculer ? mais bien plutôt que faut-il enseigner aujourd'hui en matière de calcul, compte-tenu de l'évolution scientifique, mais aussi compte-tenu des évolutions sociales et technologiques. Et, comment le faire de manière à dépasser les obstacles culturels qui s'opposent à la mise en place de rapports satisfaisants au monde du calcul ? C'est la réflexion sur ces questions que nous souhaitons poursuivre dans la suite de ce rapport. Nous commencerons par y envisager les premiers rapports au monde du calcul qui s'établissent à travers ceux aux notions de nombre, grandeur, mesure et dimension, avant de nous attacher successivement au calcul algébrique, de l'entrée dans la pensée algébrique au collège à la reconstruction du rapport à l'algèbre, en termes de structures, au niveau universitaire, à l'analyse et aux rapports nouveaux qui s'y nouent entre discret et continu, exact et approché et, enfin, à des formes de calcul moins présentes jusqu'ici dans la scolarité, au moins la scolarité générale : calcul statistique, calcul sur des objets relevant des mathématiques discrètes.
Fin des travaux (fin 2000 – début 2001)
Michèle Artigue a rédigé le rapport d'étape en intégrant toutes les dimensions, réflexions et questions qui avaient été débattues dans le groupe. C'est par échange courriel que se sont faits les derniers ajustements, avant l'adoption à l'unanimité du texte final par la CREM.
Annexe
L'enseignement des mathématiques en liaison avec les autres disciplines
Académie des sciences
Compte-rendu de la séance du 22 mai 2000
par Béatrice AJCHENBAUM-BOFFETY et Jean-Claude DUPERRET
Guy Ourisson , président de l'Académie, ouvre la séance, bientôt rejoint au bureau, sur sa demande, par Roger Balian , Jean-Pierre Kahane et Yves Meyer , délégués des sections de physique, mathématiques et sciences mécaniques. Il transmet les regrets et les excuses dont lui ont fait part ceux de ses confrères qui ne peuvent être présents, rappelle le thème de la séance (l'enseignement des mathématiques en relation avec les autres disciplines) et présente la commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques (CREM) présidée par Jean-Pierre Kahane .
La matinée, précise Jean-Pierre Kahane , se déroulera en trois temps. Dans la première partie, après un aperçu des réformes en mathématiques et en sciences depuis plus d'un siècle, des collègues non mathématiciens seront interpellés. La deuxième partie abordera les problèmes de l'enseignement des mathématiques en liaison avec les autres disciplines scientifiques. Enfin, seront abordées de façon spécifique les relations entre mathématiques et informatique et enseignement de la statistique.
Partie 1
Aperçu des réformes en mathématiques et en sciences depuis plus d'un siècle
et point de vue de collègues non mathématiciens sur les mathématiques
• Nicole Hulin
Après une réflexion générale sur l'enseignement secondaire tout au long du XIX e siècle [enseignement non gratuit accessible à moins de 5% des enfants, création d'un enseignement secondaire féminin - en 1880 - différent de son homologue masculin (il ne mène pas au baccalauréat), assimilation de ces deux enseignements en 1924], N.Hulin distingue trois étapes essentielles :
1852 : réforme de la “ bifurcation ” : en établissant deux filières, l'une littéraire, l'autre scientifique, elle poursuit un double but : réserver aux sciences une place plus importante; constituer un enseignement plus approprié aux besoins de la société productive. Cet enseignement, marqué par une conception utilitaire, fera l'objet d'un bilan négatif de cette réforme, tant pour les mathématiques que pour la physique.
Le ministère Duruy opère un changement de cap en supprimant la bifurcation (1864), en réorganisant l'enseignement classique et en instituant parallèlement un enseignement secondaire professionnel (1863) qui devient l'enseignement secondaire spécial (1865) avant de constituer l'enseignement secondaire moderne (1891). Dans l'enseignement classique, Victor Duruy veut un enseignement des sciences organisé suivant un “ ordre logique ”, plaçant “ les mathématiques à la base et les sciences physiques au sommet ”, et marqué par la rigueur.
1902 : une grande réforme unifie et restructure l'enseignement secondaire en deux cycles ( le premier cycle, jusqu'à la troisième, comporte deux filières dont une sans latin; le second cycle, à partir de la seconde, comprend quatre sections, deux à orientation littéraire, deux à orientation scientifique dont la section moderne). La réforme, qui accroît notablement la place des sciences dans l'enseignement, vise à former l'homme et le citoyen et à enseigner des “ humanités scientifiques ”. Le souci de souligner l'unité de la science se traduit dans les programmes, dont la surcharge est bientôt dénoncée, comme est déploré le “ désarmement scientifique ” des sections littéraires. Le régime de l'égalité scientifique est établi en 1925, puis aboli en 1941 où l'on revient à un régime voisin de celui de 1902, qui laisse une empreinte durable jusqu'aux années 70.
1960-1970 : la réforme des mathématiques modernes et la réforme Lagarrigue . Au décalage dans le temps entre l'enseignement des mathématiques et les besoins de l'enseignant de physique, ces réformes ajoutent le décalage entre les “ mathématiques modernes enseignées ” et les “ mathématiques applicables ” utilisées dans l'enseignement de la physique. Les travaux du groupe créé pour étudier les relations entre les deux enseignements débouche, en 1972, sur des recommandations comparables à celles de 1902 (recours à la représentation graphique, par exemple).
• Hélène Gispert
A la suite de la remise en cause de la “ bifurcation ” dans les années 1860, rapidement retracée par N. Hulin , deux filières secondaires (scolarisant au total 5% d'une classe d'âge) sont instituées : l'enseignement classique (filière d'excellence, dispensant une formation exempte de tout utilitarisme); l'enseignement secondaire spécial, qui “ prépare, lui, des industriels, des négociants et des agriculteurs ” (V. Duruy), et doit délivrer des connaissances immédiatement utiles : l'enseignement des mathématiques est lié avant tout aux domaines du commerce, des arts et de l'industrie; il est sans rapport avec l'enseignement de la mécanique et de la physique, destiné à satisfaire les besoins de l'industrie locale.
En raison de son succès et de sa réussite, cet enseignement est progressivement promu au “ rang auquel il a droit ” : les programmes de mathématiques, refondus, ne mentionnent presque plus les applications.
Un enseignement essentiellement tournée vers les connaissances utiles et les applications pratiques demeure cependant jusqu'après la seconde guerre mondiale : l'enseignement primaire supérieur. Créé par Guizot en 1833, gratuit, il fait suite au primaire élémentaire pour une minorité d'enfants du peuple. L'enseignement mathématique doit y être “ à la fois utilitaire et éducatif ” (Carlo Bourlet).
Lors de la réforme de 1902, certains mathématiciens défendront l'idée que, dans le secondaire également, un enseignement théorique ne sera que mieux compris s'il est accompagné d'exercices pratiques.
Ce souci des applications, des liens des mathématiques aux autres disciplines, se retrouve chez les promoteurs de la réforme des mathématiques modernes. Et c'est notamment au nom des exigences de l'industrie et de l'économie que l'OCDE lance une réflexion internationale sur la réforme de l'enseignement des mathématiques à la fin des années 1950).
Toutefois, l'idée même d'applications reste ambiguë à cette période: c'est parce qu'elles sont infiniment “ plus riches d'applications ” que les mathématiques dites classiques que la commission Lichnérowicz privilégie les mathématiques contemporaines. Concrétisée dans les programmes d'enseignement, cette orientation provoque la réaction des physiciens et des chimistes contre ces mathématiques trop abstraites.
Cette histoire de deux siècles montre que l'enseignement des mathématiques et ses relations avec les autres discipline ont varié selon les divers types de formation. Ils ont ainsi été diversement confrontés aux tensions provoquées par les besoins de la science et de la société, entre enseignement de culture et enseignement utile, enseignement théorique et enseignement pratique.
• Michel Thellier présente le point de vue du biologiste.
Contrairement à C. Allègre, M. Thellier considère les mathématiques indispensables en biologie :
1) pour exploiter des résultats expérimentaux, la statistique est indispensable. on cherche une bonne forme de représentation, on modélise en cherchant un modèle théorique à ajuster. Certes, on utilise également des mathématiques plus triviales (développements limités, équations différentielles linéaires). Une véritable culture mathématique n'est pourtant pas inutile pour utiliser correctement les outils, ce qui n'est pas toujours le cas.
2) Parallèlement se développe un aspect de la biologie exigeant des approches mathématiques moins triviales (biologie moléculaire). Les systèmes vivants sont par nature des systèmes dynamiques; ils font appel à un ensemble de processus où des interactions positives et négatives se mettent en place, avec un fonctionnement en réseau très compliqué.
3) Dans les systèmes vivants, chaque compartiment est si petit que des notions comme la concentration peuvent ne plus avoir un sens très clair. Une approche comme la théorie des automates pourrait être mieux adaptée pour traiter ces problèmes.
Ces réflexions ont évidemment des implications concernant l'enseignement des mathématiques : à l'issue de leur scolarité secondaire, les jeunes doivent avoir une culture mathématique de base. Une double compétence est ensuite nécessaire pour aborder les problèmes complexes de la biologie intégrée.
• Pierre Buser
L'orateur précise l'objet de son travail et de son enseignement : le système nerveux central. Une formation générale de mathématiques générale est insuffisante pour aborder des aspects suivants :
1) Le fonctionnement du système nerveux : des échanges ioniques se produisent au niveau de la membrane, devant faire l'objet d'évaluations quantitatives très sophistiquées.
2) Jonction entre les neurones (synapses) : la libération de quanta de médiateurs au niveau de la synapse implique des calculs complexes.
3) Système nerveux commun : pour étudier la cybernétique du centre nerveux, on utilise la théorie des systèmes en boucle fermée.
4) Les études récentes (état d'excitation d'un neurone à l'instant “ t ”) font appel à des probabilités conditionnelles.
5) Les activités rythmiques analogiques dans les centres nerveux rendent nécessaire une analyse quantitative des signaux analogiques. Le renfort des mathématiciens est nécessaire pour analyser les signaux bioélectriques : on utilise la décomposition en série de Fourier (transformation rapide de Fourier) et des méthodes non linéaires (chaos, attracteurs…).
6) Les modèles formels de neurones.
En conclusion, on a besoin d'étudiants conceptuellement formés à ces opérations mentales que seules donnent les mathématiques.
Partie 2
Enseignement des mathématiques en liaison avec les autres disciplines
• Jacques Treiner
Président du GTD de Physique, J. Treiner propose tout d'abord cinq axes de réflexion sur les relations entre les mathématiques et la physique :
¨ La déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences de la nature (Wigner).
¨ Qui enseigne les mathématiques et la physique ? Dans beaucoup de pays, la physique est couplée avec les mathématiques, la chimie avec la biologie. Et les mathématiques ont tendance à se voir ravaler au rang d'outils quand il est question de leurs relations avec les autres sciences.
¨ Or, s'agissant de la physique, les mathématiques ne sont pas un outil : elles sont constitutives de cette discipline.
¨ La démonstration, en mathématique, possède une valeur propre, une dimension propre, indépendamment de son importance pratique.
¨ La question “à quoi ça sert ?”, souvent posée à propos des mathématiques, témoigne de la défiance de l'élève par rapport au cadre dans lequel il se trouve. Manifestement, cette confiance n'est pas acquise à différents niveaux; ceci pose plus profondément la question du sens, et signale qu'une réflexion pédagogique est peut-être nécessaire.
Trois exemples illustrent la différence entre formalisation et manipulation mathématique : pour une même observation, on peut obtenir deux résultats différents selon les hypothèses de départ; à l'évidence, les mathématiques ne sont donc pas un
outil : le passage du langage naturel à la formalisation doit être travaillé à tous les niveaux.
¨ Le premier porte sur la mesure de la longueur du rayon de la Terre par Eratosthène et pose le problème suivant : quid si on prend l'hypothèse que la Terre est plate ?
¨ Le deuxième concerne l'optimisation, par quelqu'un qui est sur la plage, du parcours qu'il doit effectuer pour aller sauver une personne qui se noie en mer.
¨ Troisième observation : les équations contiennent plus à l'arrivée que ce qu'on a mis pour les établir.
Des éléments de mathématiques s'avèrent indispensables à l'enseignement de la physique en lycée :
¨ En seconde : puissances de 10, géométrie, fonctions.
¨ En première : dérivée .
¨ En terminale : déterminisme, équations différentielles, méthode d'Euler.
• René Moreau
Ancien directeur d'une des ENSI de l'Institut Polytechnique de Grenoble, R. Moreau aborde le problème de la place des mathématiques dans la formation des ingénieurs, soulignant que contrairement à certaine grandes écoles, les ingénieurs sortis d'une ENSI font en général toute leur carrière dans le technique. La question posée, note-t-il, est récurrente dans les discussions entre directeurs et donne lieu à des points de vue dont la fréquente divergence tient à la différence de formation des locuteurs.
Il s'avère ainsi impossible de déterminer, entre les besoins des chimistes, des mécaniciens, des électrotechniciens, un tronc commun en mathématiques.
Certains enseignants de ces écoles estiment que les étudiants savent bien assez de mathématiques en sortant de classes préparatoires; d'autres souhaiteraient les renforcer (variable complexe, éléments finis, systèmes dynamiques…); d'autres enfin renverraient les élèves en troisième année pour préparer un DEA.
Pour améliorer l'enseignement des mathématiques, R. Moreau propose de remonter le cursus, tout d'abord en développant certains outils, notions et méthodes en classes préparatoires, puis au lycée : les notions de dérivée, de limite et de convergence doivent être abordées plus tôt.
Enfin, la seconde indifférenciée, dont le niveau est insuffisant, constitue un obstacle à une progression plus rapide en première et terminale.
• Roger Balian évoque tout d'abord son expérience personnelle d'élève passé par le Collège d'enseignement technique : dans cette école des enfants du peuple, en dépit du caractère utilitaire de l'enseignement, il a trouvé la culture et la motivation qui lui ont permis de continuer ses études.
La spécificité d'un enseignement qui sépare, sans doute, des disciplines destinées à être associées, constitue pourtant une chance pour la France. Il faut cependant créer et développer une synergie entre les disciplines, qui fait désespérément défaut; des coopérations entre enseignants pourraient, par exemple, remédier à cette situation.
• Gérard Debeaumarché, président de l'UPS, présente des observations sur l'évolution des taupes.
Trois défis ont marqué ces dernières années :
¨ la réforme des mathématiques des années 1970, qui a produit un enseignement plus rigoureux, mais a fragilisé la géométrie et l'analyse vectorielle ;
¨ la massification de l'enseignement, qui a conduit à doubler les effectifs des classes préparatoires, et à fragiliser certaines parties du programme;
¨ la réforme des lycées, dans les années 1995, caractérisée par une réduction drastique du nombre d'heures d'enseignement des mathématiques en terminale (passé de 9h hebdomadaires en TC à 6 h -+ 2 h en option - en TS), ce qui a évidemment provoqué des difficultés - de raisonnement, de rédaction... - chez les étudiants.
Les classes préparatoires ont elles-mêmes été réformées en 1995, les filières étant séparées dès la première année. Cela s'est accompagné d'une baisse de l'horaire en mathématiques dans la plupart des sections, et le paysage a considérablement changé.
G. Debeaumarché présente ensuite les grandes lignes des programmes de mathématiques des classes préparatoires et relève les aspects positifs et négatifs de leur enseignement :
¨ nombres et polynômes ;
¨ algèbre linéaire ;
¨ analyse à 1 variable ;
¨ éléments de géométrie ;
¨ analyse à plusieurs variables.
Aspects positifs :
¨ les trois premiers points des programmes mentionnés ci-dessus ;
¨ le rapport avec la physique (séries de Fourier...) ;
¨ valorisation du raisonnement algorithmique, formation des étudiants à des logiciels de calcul formel ( Mapple ou Mathematica ).
Aspects négatifs :
¨ la géométrie est insuffisamment exploitée, et suscite des réserves chez les étudiants (méconnaissance de la recherche de lieux géométriques, des coniques…); le statut peu clair de cette géométrie conduit à se réfugier dans l'analytique;
- la place de la géométrie différentielle a beaucoup reculé, de même que l'analyse à plusieurs variables, que les mathématiciens abandonnent d'autant plus volontiers aux physiciens - qui en parlent de leur côté - qu'il s'agit d'un exercice difficile pour les étudiants; les intégrales multiples et curvilignes ne sont quasiment pas traitées.
¨ les probabilités et statistiques n'apparaissent pas (sauf dans les filières biologie); leur introduction doit être examinée.
• Catherine Dufossé, présidente de l'Association des professeurs de mathématiques, renonce à son intervention, faute de temps.
• Gustave Choquet
G. Choquet rappelle un principe essentiel. Ce principe, oublié de tous - même des didacticiens ! - explique pourtant l'échec du mouvement des mathématiques modernes, qui a oublié l'expérimentation. Il éclaire en revanche le succès de plusieurs mouvements pédagogiques (tel La main à la pâte ). Ce principe est simple: il faut tenir compte à n'importe quel niveau de l'esprit intuitif des élèves, de leur acquis sensoriel. Cela signifie s'appuyer sur leur connaissance intuitive du monde qui les entoure, sur une géométrisation des concepts, et sur l'utilisation du bon sens (élaboré).
G. Choquet illustre son propos avec quelques exemples :
¨ l'illustration graphique de résolution de systèmes de deux équations du premier degré à deux inconnues fait clairement apparaître les trois cas ;
¨ l'étude d'une famille de paraboles dépendant d'un paramètre va dans le même sens ;
¨ au lieu de définir l'intégrale à partir de la notion de primitive (admise), il faut revenir à sa définition par l'aire, beaucoup plus parlante ;
¨ il faut développer la géométrie élémentaire, qui a la vertu d'apprendre à chercher, et ainsi de délier l'esprit.
Trois remarques en conclusion :
¨ on sous-nourrit les élèves actuellement; on les prend pour des “débiles” ;
¨ le tableau et la craie doivent continuer à être des outils fondamentaux, l'enseignement des concepts géométriques peut ainsi bénéficier d'une grande souplesse ;
¨ il faut des preuves, et non des recettes, et le travail personnel de l'élève doit être absolument encouragé.
Partie 3
Relations entre mathématiques
et informatique et enseignement de la statistique
• Jean-Pierre Kahane , pour tenir l'ensemble de la séance dans les temps, souhaite que la discussion ne s'ouvre qu'après la troisième partie, qu'il propose d'engager sans plus tarder.
• Gilles Kahn
Directeur scientifique de l'INRIA, G. Kahn organise en cinq points son intervention sur les mathématiques dans l'enseignement secondaire tels qu'elles apparaissent à travers l'informatique.
1) Informatique et mathématique font plutôt bon ménage. Aujourd'hui, plusieurs aspects des mathématiques se voient revivifiés par les besoins de l'informatique, ou encouragés à se développer dans de nouvelles directions (les mathématiques combinatoires par exemple).
Les informaticiens ne peuvent donc que souhaiter que les mathématiques soient enseignées dans l'enseignement secondaire comme une discipline vivante, qui a à voir avec le monde réel et s'illustre avec des problèmes concrets non réductibles avec ceux que les sciences physiques font émerger.
2) L'idée d'algorithme, très ancienne en mathématiques, est évidemment centrale en informatique. On peut se demander si elle n'a pas une place trop épisodique, peu claire, marginale dans l'enseignement des mathématiques.
3) Plus généralement, la tendance consistant à diminuer l'importance des démonstrations paraît regrettable. L'expérience du raisonnement rigoureux, des plus utiles dans le monde de l'informatique, et l'esthétique du raisonnement sont les clés d'une construction robuste et économe de moyens.
4) En particulier, il est important de traiter systématiquement du raisonnement par récurrence, en l'illustrant de multiples exemples. Il est fondamental et pour l'idée d'itération et pour l'idée de récursion.
5) Enfin, le formalisme utilisé par les élèves du secondaire n'est pas toujours très solide. L'idée d'énoncé formel est trop absente. Les élèves n'ont aucune expérience de traduction en formules logiques de simples énoncés mathématiques.
• Edmond Malinvaud propose une réflexion sur l'enseignement de la statistique en quelques points clés :
¨ Les professeurs de mathématiques ont une vocation évidente à prendre en charge la formation au mode de raisonnement statistique (aléatoire, variabilité, induction à partir de données nombreuses).
¨ Ce raisonnement est aujourd'hui à la fois universellement pratiqué et mal pratiqué, voire malmené et ce, dans tous les domaines, de la formation des ingénieurs à la recherche.
¨ Qui doit assurer cet enseignement ? Tous les professeurs dans leur domaine (biologie, sciences économiques et sociales…) mais, dans son aspect le plus général, les professeurs de mathématiques, dont c'est le rôle par excellence.
Partie 4
Débat
• Catherine Dufossé, présidente de l'APMEP, souhaite réagir à l'intervention de G.Choquet .
L'enseignement des mathématiques a beaucoup évolué ces dernières décennies sous la pression d'un public beaucoup plus large. Le recours au graphique pour donner du sens au calcul est aujourd'hui une pratique très générale.
L'un des obstacles fondamentaux à la relation entre mathématiques et physique tient justement à la formation des professeurs de mathématiques anciennement : ils ont appris des mathématiques immaculées, puis enseigné des mathématiques désincarnées. Des mathématiques sur le sens desquelles nous avons donc été conduits à nous interroger, notamment à travers l'histoire et la philosophie des sciences, qui éclairent la genèse des concepts, et montrent à quel point les mathématiques sont mêlées à l'histoire des hommes.
Quel sens pouvait en effet avoir la notion de relation d'équivalence chez un enfant de 12 ans ? Ce n'est que beaucoup plus tard qu'on acquiert la capacité de modéliser un critère de classement et d'en comprendre le sens.
Les relations mathématiques-sciences expérimentales ne sont pas bonnes, hormis dans les lycées professionnels où les enseignants sont bivalents “math-sciences”. Ailleurs se posent différents problèmes :
¨ celui du lieu de rencontre (pour les “ matheux ”, c'est la salle des professeurs, pour les “ physiciens ”, c'est le laboratoire) ;
¨ certains professeurs de mathématiques craignent que ces relations ne se développent au désavantage de leur discipline, les mathématiques devenant un catalogue au service des autres disciplines ;
¨ les références à la physique dans les programmes ne sont pas assez précises pour être opérationnelles, et relèvent du bon vouloir individuel ;
¨ les concepts ne sont pas utilisés à l'identique : les physiciens, par exemple, se servent de la dérivée symétrique pour définir la vitesse instantanée.
Les mathématiques ont tout à gagner des sciences expérimentales, même si les professeurs de mathématiques sont très réticents. Il faut décloisonner nos disciplines; sinon, on prive les mathématiques d'un appui et d'une raison de vivre importante. Les travaux personnels encadrés peuvent être un moyen de réaliser cette coopération, et sont par là source de grand espoir.
• Jean-Pierre Demailly dresse un certain nombre de constats :
¨ L'enseignement des mathématiques ne se porte pas bien, et cette situation a des effets dans toutes les sciences ;
¨ A l'Université, en 1 ère année, les étudiants ne sont pas préparés au raisonnement; leur vision des mathématiques est stéréotypée : ils sont capables de recettes, mais n'ont aucune vision profonde ;
¨ Depuis une vingtaine d'années, la situation a évolué de façon défavorable; même à l'agrégation, seule une faible partie des sujets est traitée à l'écrit ;
Ces observations montrent qu'il y a un énorme décalage entre les prétentions du système et la réalité. Ce phénomène s'est manifesté également aux Etats Unis, en Allemagne, qui s'efforcent d'en compenser certaines conséquences par l'immigration (asiatique notamment).
Comment expliquer cet état de fait ?
¨ Les politiques n'ont pas suffisamment pris conscience de la nécessité d'un enseignement scientifique. Il faut retravailler l'image que les sciences doivent offrir à la société ;
¨ D'autres causes sont d'ordre structurel : aux réformes successives s'est ajoutée la réduction de la diversification des filières, en particulier en sciences. On ne peut évidemment pas demander aux étudiants d'être bons dans toutes les disciplines (biologie, physique, mathématiques...); or, les filières permettaient de répondre à des goûts et à des objectifs professionnels différents. Il faut donc revenir à une diversification de l'enseignement scientifique ;
¨ En amont, c'est tout le cursus de mathématiques depuis l'école élémentaire qu'il faut revoir. Les 4 opérations, par exemple, glissent vers le dernières années de l'école élémentaire, voire la 6ème ;
¨ Il faut revenir à un enseignement des choses fondamentales qui engagent la compréhension des élèves, avant d'enseigner le superflu. Par exemple, les informaticiens ont besoin des concepts fondamentaux des mathématiques ;
¨ Les manuels souffrent des mêmes défauts: il faudrait peut-être moins de couleurs, mais davantage d'essentiel.
• Yves Meyer revient sur certains points abordés lors des interventions précédentes :
¨ La géométrie (qu'il a enseigné à l'"ancienne mode") peut également constituer un obstacle; pour résoudre un problème, il faut trouver l'outil optimal, et les nombres complexes peuvent en être un ;
¨ La réforme des mathématiques modernes : elle l'a passionné, indique-t-il; elle n'a pas entraîné une baisse dans la recherche en mathématiques, mais a suscité débats et réflexion ;
¨ La recherche du sens : Y. Meyer souligne la pertinence de la question qu'a soulevée Mme Dufossé , une question qui se pose dans toute activité humaine; il observe qu'elle se résout davantage par des expériences personnelles que par des techniques d'enseignement ;
¨ La question des rapports entre des mathématiques impliquées dans l'aventure collective de la connaissance et des mathématiques retranchées se pose également dans d'autres domaines (la littérature par exemple); elle rencontre l'éternel débat entre culture et utilité, opposant l'activité exercée "pour l'honneur de l'esprit humain ” (Jacobi) à celle que l'on entreprend "pour résoudre les problèmes que nous pose le monde ” (Fourier).
• Daniel Perrin
D. Perrin, responsable du groupe “géométrie” dans la commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques (CREM) et auteur du rapport d'étape sur ce thème, réagit aux interventions de Gustave Choquet et de Yves Meyer .
¨ De temps en temps, les mathématiques font, en effet, des cadeaux, et la géométrisation est une source de sens (ex : les coniques) ;
¨ Le système scolaire ne s'adresse pas qu'aux futurs mathématiciens; il faut donc à la fois du culturel et de l'utilitaire.
Revenant au rapport d'étape qu'il a rédigé pour la CREM, D. Perrin soulève deux questions essentielles :
- ¨ faut-il enseigner la géométrie en 2000 ? " Oui ", a répondu la commission à l'unanimité, à la fois pour ses applications (la place de l'image aujourd'hui en appelle de nouvelles) et parce qu'elle permet d'apprendre le raisonnement ;
¨ Comment l'enseigner ? On ne peut pas ne pas revenir sur l'enseignement des “mathématiques modernes”, période catastrophique qui a porté un grave préjudice à la géométrie, par exemple en jetant la suspicion sur la notion d'aire.
D. Perrin présente les grandes lignes des propositions de la CREM. Il faut :
¨ renforcer l'enseignement de la géométrie (en particulier dans l'espace), et privilégier son volet raisonnement (chercher fait partie de la formation du futur citoyen) plutôt que son volet démonstration ;
¨ réhabiliter certaines “techniques anciennes” (par exemple les aires, les cas d'égalité des triangles ) ;
¨ réintroduire au lycée une géométrie plus riche, comportant par exemple l'inversion.
• Michèle Artigue
Responsable du groupe “calcul ” dans la CREM, M. Artigue se propose de réfléchir sur ce qu'est le calcul aujourd'hui, sur les besoins auxquels doit répondre l'enseignement des mathématiques dans ce domaine , puis sur ce qui, dans la durée, doit satisfaire ces besoins. Elle souligne la convergence des vues exprimées à l'Académie des Sciences et celles de la CREM dans ces domaines :
¨ Les rapports au calcul sont très divers selon les disciplines (du calcul de base aux outils plus complexes); devant des besoins qui apparaissent également divers, les réponses ne sauraient être unifiées, notamment à l'Université ;
¨ Rapport entre le calcul et le raisonnement (exemple : algorithmes (construction, validation, coût,…) : le lien doit être vivant de la maternelle à l'Université ;
¨ On rencontre très tôt les fonctions de plusieurs variables : il faut donc les faire vivre, en acceptant une moindre exigence de rigueur.
M. Artigue expose son point de vue sur deux idées qui ont émergé lors des interventions précédentes :
¨ Rôle de l'intuition : les enseignants essaient de s'appuyer sur elle, mais les potentialités et les limites de l'intuition mathématique - et celles des élèves - question centrale - constituent également une question complexe.
¨ En réponse à J.P. Demailly :
- comment apparaît le sens ? le fondamental n'est pas seul à conduire au sens ; le superflu peut y aider ;
- à travers les évolutions sociales et culturelles, les publics ont changé.
• Michel Merle
Responsable du groupe “ mathématiques et informatique ” pour la CREM,
M. Merle fait tout d'abord référence au communiqué 5 ( voir en fin de document ) de cette commission qui souligne le lien privilégié qui unit les mathématiques et l'informatique, en particulier en raison d'une histoire commune.
Il présente ensuite quelques pistes de réflexion :
¨ Comment apprécier l'influence de l'informatique sur l'évolution des mathématiques ? A tout ce qu'a déjà relevé G. Kahn , on peut ajouter le considérable domaine que constituent la simulation et la calculabilité, source de questions et de problèmes pour la recherche mathématique ;
¨ Comment apprécier l'évolution de l'enseignement des mathématiques depuis l'apparition des ordinateurs (utilisation des calculatrices, calcul formel) ? Bien que l'utilisation de ce machines se soit fortement développée, et faute peut-être d'instructions claires dans les programmes, la pratique occulte les concepts fondamentaux de l'informatique (boucles, branchements, récursivité), qu'il faut pourtant absolument enseigner en lycée si l'on veut voir se développer une utilisation maîtrisée de l'informatique.
¨ La question des algorithmes est une question centrale, car ils produisent un résultat et exigent d'être très attentifs à la structure des données.
En conclusion, l'apprentissage raisonné de la programmation, et l'insistance sur les algorithmes, sont de nature à aider à mettre en place un enseignement des mathématiques rénové.
• Roger Cayrel , physicien, fait plusieurs remarques :
¨ Après les "mathématiques modernes", le balancier est reparti très loin dans l'autre sens ;
¨ Le premier rôle des mathématiques est la formation de l'esprit: “ Les mathématiques sont la partie quantitative de la philosophie .”
¨ Les mathématiques sont la seule science exacte, et elles doivent le rester : elles sont l'enseignement même de la rigueur).
¨ A titre d'exemple, l'équation du second degré propose une double problématique à l'élève :
- existence des solutions dans le domaine qu'il connaît ;
- endroit pour introduire les réels (exemple : x 2 = 2).
• Yves Meyer souhaite revenir sur le rôle et la place des statistiques, en soulignant les dérives que son enseignement a suscitées dans les médias.
• Jean-Pierre Kahane, en réponse à Y. Meyer, précise le rôle important joué par Claudine Robert dans ce dossier, tant comme présidente du GTD de mathématiques que comme responsable du groupe "Statistique” dans la CREM. Elle est responsable du rapport d'étape que la commission produira sur ce thème d'ici la fin de l'année.
Après avoir lancé un appel à la réflexion (comme celle qu'a déjà proposée Edmond Malinvaud ), J.P. Kahane précise comment il conçoit les rapports entre l'Académie des Sciences et la CREM : plutôt qu'une interaction, la CREM attend de l'Académie des Sciences qu'elle nourrisse sa réflexion.
• Roger Balian insiste sur l'importance de la statistique dans la formation du citoyen.
• Catherine Dufossé précise que l'APMEP est tout à fait favorable à un enseignement plus soutenu de la statistique dans les lycées, en raison de leur rôle interdisciplinaire et formateur. Lorsque les professeurs du secondaire disent que les statistiques ne sont pas formatrices, il faut comprendre seulement qu'ils déclarent ne pas savoir former les esprits à travers l'enseignement des statistiques. La réponse à cette inquiétude est une véritable formation des enseignants de mathématiques dans ce domaine.
• Charles-Michel Marle fait trois observations :
¨ Les programmes de mathématiques sont importants, mais l'esprit dans lequel on les enseigne est tout aussi important, sinon plus ;
¨ Les mathématiques sont une des manières de voir le monde, et il faut faire passer ce message auprès des élèves ;
¨ Le système éducatif devrait être un système à boucle et à interaction. Dans le supérieur, l'enseignement dispensé aux étudiants sépare beaucoup trop les mathématiques, d'un côté, de la physique, de l'autre. Il faut modifier cet enseignement.
• Que faire pour développer l'enseignement d'une discipline (la statistique) qui a pris naissance en France ? s'interroge Paul Malliavin , qui rappelle qu'en Allemagne, un billet est dédié à Gauss (probabiliste), et remarque qu'on pourrait envisager des universités d'été pour la formation des enseignants du secondaire.
• Les mathématiques sont une science, mais la pédagogie est un art, remarque Pierre Lelong .
• Nicole Berline, enseignante à Polytechnique, relève que le nombre des étudiantes à Polytechnique a augmenté dans les sections de physique et de chimie; ce qui n'est, en revanche, pas le cas en mathématiques. A notre époque, la question de ces choix et de cette répartition pose véritablement problème.
• Jean-Pierre Kahane, invité à conclure cette séance, souligne qu'un tel “kaléidoscope” ne se conclut pas, mais se prolonge.
Yves Meyer , remplaçant Guy Ourisson contraint de quitter la réunion avant son terme, clôt la séance.
Communiqué 5 de la Commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques L'avenir du monde est lié au développement de toutes les sciences, et les sciences interagissent aujourd'hui bien plus que naguère. On trouve en particulier les concepts des mathématiques et de l'informatique dans tous les champs de la connaissance et de l'action. Opposer mathématiques et informatique est contraire non seulement à l'histoire de ces disciplines – l'une ancienne, l'autre récente – mais, plus gravement, c'est ignorer leur fécondation mutuelle au niveau de la recherche et au niveau de leur utilisation. Les mathématiques sont d'autant plus indispensables que les moyens utilisés sont plus performants. L'informatique donne des motivations et un champ nouveau à l'enseignement des mathématiques. Elle amène à revisiter des notions anciennes, à introduire de nouveaux points de vue, et à donner des aliments nouveau aux professeurs et aux élèves. C'est dans cet esprit que travaille la commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques.
Texte adopté à l'unanimité par la CREM, Paris, le 11 mars 2000 |