La parole à Guy Brousseau
On est bons !
Guy Brousseau
Président d'honneur de l'ARDM, prix Felix Klein 2004.
A l’occasion du congrès quadriennal des mathématiciens du monde entier qui se tient cet été, deux sur les quatre médailles Fields attribuées ont été obtenues par des chercheurs Français. Le nombre de médailles Fields « françaises » est ainsi porté à 11 sur 55 attribuées en tout depuis l’origine de cette récompense en 1936. La France occupe le deuxième rang derrière les Etats-Unis. De plus le Prix Gauss, l’un des trois autres grands prix attribués cette année (les 2 autres sont le Prix Chern à Louis Nirenberg, et le Prix Nevanlinna à Daniel Spielman) a été attribué à un autre français (Yves Meyer). Serait-il incongru, à cette occasion, de rapprocher ces résultats d’un autre évènement ?
Notons qu’il existe aussi le Prix Abel, qui correspond mieux au Prix Nobel que la médaille Fields, puisqu’il récompense l’Å“uvre entière accomplie par un mathématicien. Il avait été préparé en 1902, même temps que le Prix Nobel mais la séparation de la Norvège et de la Suède et les évènements du 20ième siècle ont retardé le processus jusqu’en 2002. Sur 10 Prix Abel décernés par le Gouvernement de Norvège, 3 mathématiciens Français ont été distingués : Jean Pierre Serre (2003), Jacques Tits (2008 Belgique et France), et Gromov (2009 France et Russie), 5 travaillant aux Etats-Unis, 1 au Royaume Uni, alors que 6 autres pays étaient ainsi représentés par des chercheurs travaillant dans un des pays précédents.
Dans cette période où les Français sont friands de succès nationaux, la presse constate que la France fait, depuis des années, des efforts considérables pour développer les mathématiques et que ses chercheurs et ceux qu’elle forme sont présents dans toutes les branches sur les questions les plus avancées. Le monde des mathématiques espère que ces résultats appelleront de la part du gouvernement (Français) un meilleur soutien pour ses organismes de recherche.
Serait-il incongru à cette occasion de rapprocher ce résultat d’un autre : la Commission Internationale sur l’Instruction Mathématique (ICMI) a désigné elle aussi cette année les lauréats de ses deux prix (qui seront décernés officiellement dans deux ans à Séoul) : le prix Félix Klein à Gilda Leder et le Prix Hans Freudenthal à Yves Chevallard. Le prix Felix Klein récompense « a lifetime achievement » qui récompense toute la carrière d’un chercheur en matière d’enseignement des mathématiques. Le prix Freudenthal récompense « a major cumulative program of research » dans le même domaine.
Sur les 8 médailles attribuées par cette Commission depuis 2003, 2 l’ont été à des chercheurs français (Guy Brousseau 2004, Yves Chevallard 2010). Le ratio paraît donc un peu plus favorable pour les recherches en Education Mathématique (1/4) que pour celles en Mathématiques (1/5). Mais il n’y a pas compétition entre les deux domaines, bien au contraire.
C’est parce que la didactique, en France, s’est appuyée sur une école mathématique très forte, dynamique et bienveillante, qu’elle a pu échapper à la tutelle des approches traditionnelles et être assez forte pour résister au retournement de tendance des années 90. Et je veux croire que c’est bien parce que l’enseignement des mathématiques en France, quoique on en dise, a su conjuguer une tradition d’exigences élitaires avec un fort engagement démocratique et moderne que la communauté des mathématiciens a pu s’y enrichir sans cesse de nouveaux talents.
C’est pourquoi je souhaiterais que les deux domaines soient salués ensemble, afin que leurs liens et leurs succès communs soient mieux connus et reconnus que leurs prétendues divergences. C’est de la France que le monde attend aujourd’hui ce signal fort car les Etats-Unis, qui tiennent la première place ne peuvent pas faire ce cadeau à l’avenir : l’enseignement des mathématiques y est un champ où s’affrontent diverses idéologies populaires et féroces. La « Maths War » - la guerre des mathématiques - y fait rage depuis quinze ans et ses ravages ont eu et ont encore des effets en France.
La question « serait-il incongru » n’est pas une coquetterie. Dans le public, un silence étrange se fait autour des Recherches en éducation et spécialement en mathématiques. L’enseignement est un domaine très sensible pour le public, donc investi, monopolisé par les mondes politique, économique et médiatique. De plus et principalement cette spécialité n’entre pas encore proprement dans l’organisation épistémologique populaire. (Illustration ? Wikipedia recense avec un éclectisme louable une liste “of famous prizes, medals and awards including cups, trophies, bowls, badges, state decorations etc.” qui n’omet guère que la coupe de pétanque du Sri Lanka, n’a pas pu trouver encore la place pour présenter nos récompenses). Pourquoi ne pas désormais évoquer « les sciences mathématiques » – proposition de J. P. Kahane ancien président de l’ICMI -, qui regroupent tout ce qui requiert une compréhension profonde de la pensée mathématique : l’épistémologie, la logique, l’histoire, la didactique … des mathématiques.
Alors « on » saura en quoi nous sommes bons : en Sciences Mathématiques.
L’approche de la didactique des mathématiques a été renouvelée dans les années 70. Elle se cantonnait jusque-là à un abondant héritage de réflexions philosophiques, à des principes généraux issus d’une rationalité humaniste mais superficielle, et à des pratiques professionnelles diffuses. Les mathématiciens tentaient de la faire profiter de leur expérience, mais ils ne pouvaient proposer que des « textes » de mathématiques, aménagés au gré de leurs opinions. Dès qu’il s’agissait de justifier l’usage de ces suggestions, démunis d’arguments théoriques et expérimentaux solides, ils devaient renvoyer à d’autres, la charge d’interpréter la pensée mathématique des élèves et l’art de l’acquérir ou de la faire acquérir. La psychologie leur paraissait la seule science capable d’étudier la transmission de ce qui était pourtant avec évidence d’abord une culture, un produit de l’Histoire et d’une communauté, plutôt que seulement une manifestation d’activité cérébrale.
Le renouvellement est venu de l’intérêt théorique et expérimental porté directement aux conditions spécifiques dans lesquelles des connaissances mathématiques peuvent être en même temps apprises et enseignées. Ce sont les mathématiciens eux-mêmes qui ont pris cette initiative de considérer qu’ils ne s’intéressaient pas uniquement aux mathématiques et subsidiairement, en aval, à certaines applications, mais aussi en amont à ce qui alimente leur communauté et la culture mathématique nécessaire à la société toute entière. Ils ont pris conscience qu’il fallait pour cela engager certains d’entre eux dans des recherches spécifiques, scientifiques et expérimentales, propres à conjuguer les apports des autres disciplines, au sein de la communauté de recherche en éducation mathématiques.
Cette démarche entreprise au tout début du 20ième siècle, par Félix Klein et par de nombreux autres, a abouti à de vastes mouvements auxquels étaient associés tous les enseignants – et finalement toute la population concernée par les mathématiques. Elle a produit aussi un ample corps de connaissances scientifiques originales, appuyées sur des pratiques expérimentales de mieux en mieux appropriées, structurées par des réflexions théoriques amples et consistantes.
Au début du 21ième siècle la communauté mondiale des mathématiciens a reconnu très officiellement ces efforts et leurs résultats.
Guy Brousseau développe actuellement un site personnel http://www.guy-brousseau.com, qui met à disposition ses travaux, des chroniques régulières (dont est extrait cet éditorial pour EducMath) et le début d’un cours de didactique des mathématiques par diaporamas renvoyant à des textes anciens ou nouveaux.