L'enseignement des mathématiques à un carrefour ?
Yves Chevallard, professeur à l'Université de Provence
Médaille Hans Freudenthal 2009
Le prix Hans Freudenthal qui vient de m’être attribué distingue tous les deux ans depuis 2003 l’auteur de recherches sur l’enseignement des mathématiques. Décerné par la Commission internationale de l’enseignement mathématique (CIEM), en anglais the International Commission on Mathematical Instruction (ICMI), il couronne “a major cumulative research program”. La CIEM est une commission de l’Union mathématique internationale qui décerne également un prix jumeau, le prix Felix Klein, attribué dès 2003 à Guy Brousseau et qui couronne, lui, “a lifetime achievement”. Qu’on me permette d’honorer ici d’un mot celles et ceux qui ont été jusqu’à présent les lauréats de ces prix : pour le prix Felix Klein, après Guy Brousseau en 2003, Ubiratan D’Ambrosio (Brésil) en 2005, Jeremy Kilpatrick (États-Unis) en 2007 et enfin Gilah Leder (Australie) en 2009 ; pour le prix Hans Freudenthal, Celia Hoyles (Royaume-Uni) en 2003, Paul Cobb (États-Unis) en 2005 et Anna Sfard (Israël) en 2007. Ce tableau, qui montre une communauté internationale bien vivante, témoigne, pour ce qui est de la France, d’une reconnaissance d’ores et déjà significative du travail accompli depuis plus de trente ans par ce qui était à l’origine une petite troupe emmenée par Guy Brousseau et Gérard Vergnaud et qui est devenu aujourd’hui une communauté quasi « normale » (au sens kuhnien du mot) dans un domaine de recherche bien identifiable, la didactique des mathématiques. C’est dans ce cadre que la théorie anthropologique du didactique (TAD), pour laquelle je suis honoré aujourd’hui, a pris naissance et s’est développée grâce à une multitude de contributions de toutes sortes, que ce soit en France (et en particulier à Marseille, où j’ai trouvé mes plus anciens et mes plus constants compagnons de travail) ou en Espagne, grâce à Marianna Bosch et à tant d’autres, ainsi que dans une grande partie du monde hispanophone.
Il ne m’est guère possible, dans les circonstances présentes, de taire ce qui demeure un grand problème ouvert, ou plutôt un grand problème non posé. L’enseignement des mathématiques et ses entours, d’une part, et la recherche sur l’enseignement des mathématiques, d’autre part, sont deux systèmes largement non communicants : le premier semble se soumettre entièrement à lui-même, repoussant la recherche au-delà de son horizon vital, tandis que le second n’échappe pas toujours à la tentation académique, qui pousse certains chercheurs à se situer en surplomb par rapport à leur objet d’étude même. Au sein du système de santé, c’est aujourd’hui et depuis longtemps de la recherche médicale que l’on attend les avancées fondamentales : nul n’aurait songé, il y a trente ans, à réunir des médecins généralistes pour « réfléchir ensemble et ouvrir des pistes » sur la gravissime question du SIDA, en prétendant court-circuiter la recherche médicale. Or c’est ce paradigme-là qui règne encore en matière d’enseignement : pour leur malheur, les praticiens y sont réputés autosuffisants, hors de tout lien organique avec la recherche sur l’enseignement. Quant aux responsables de l’enseignement des mathématiques, ce sont sauf exception des non-chercheurs en matière d’enseignement, fréquemment insoucieux des avancées de la recherche, quand ils ne lui sont pas hostiles, et qui contribuent ainsi à bloquer le système d’enseignement dans un mode d’être périmé. Les fragiles progrès qu’ont permis les IUFM sont aujourd’hui la proie d’une déraison régressive ravageuse. Plus qu’en d’autres domaines de l’activité humaine, nous avons là -dessus deux bons siècles de retard épistémologique et institutionnel. Contre la vision qu’inspire une pesante idéologie populiste, lorsqu’un médecin se rend auprès d’un patient, ce n’est pas tant le médecin que la médecine, la science médicale, avec ses conquêtes les plus récentes et ses manques douloureux mais qu’on espère provisoires, qui opère par le truchement du médecin. Le médecin est impuissant tant que la science médicale est impuissante : le premier est, pour le meilleur et pour le pire, au diapason de la seconde. Rien de tel n’est vrai aujourd’hui en fait d’enseignement, où la science didactique reste méconnue et paraît même indésirable, les enseignants étant censés tirer de nulle part les outils d’une action dont le passif comme l’actif sont mis presque entièrement à leur compte propre.
Pour donner ses chances à l’école de demain, nous devons rattraper à marches forcées ce grand retard. C’est une configuration historiquement nouvelle du système d’enseignement que nous devons inventer, où personne ne se poste en surplomb mais où tout soit contribution et coopération. L’effort doit porter tant sur la recherche que sur l’articulation entre recherche et développement du système d’enseignement. En plusieurs circonstances, j’ai exprimé mon pessimisme quant aux chances de survie de l’enseignement des mathématiques tel que nous le connaissons. Une refondation est nécessaire. Qu’on me permette d’y faire ici une toute petite contribution. L’école organise la rencontre des générations montantes avec des Å“uvres, mathématiques et autres. Une des questions clés d’une refondation scolaire de nos sociétés est alors celle-ci : quel type de rencontre devons-nous chercher à promouvoir, et avec quelles Å“uvres ? Un premier type de rencontre consiste en une non-rencontre, un évitement, voire une rencontre interdite pour tel ou tel « public » de l’école. Quel que soit le choix des Å“uvres, il nous faut nous interroger sur les Å“uvres que les futurs citoyens de tel ou tel « type » ne rencontreront pas, et sur les incidences personnelles et collectives de ces « ratages ». Un deuxième type de rencontre conduit à faire de l’élève le spectateur d’une Å“uvre qu’il est invité à contempler, à admirer, à décrire, voire à commenter, tout en lui restant durablement extérieur. Ce type de rencontre, qui fleurit en certaines disciplines et détermine au mieux un rapport mondain aux Å“uvres, est paradoxalement l’écho prolongé du statut dominé du sujet – ou du courtisan – d’Ancien Régime, que l’on autorise à apercevoir de loin une partie du patrimoine du Royaume afin qu’il loue ceux qui l’ont constitué, sans pour autant qu’il puisse y toucher ni à plus forte raison en user. Mais c’est un troisième type de rencontres qui est au cÅ“ur de l’enseignement actuel des mathématiques : celui de la « visite des Å“uvres », qui ressemble certes à une rencontre mondaine (dont il procède historiquement) mais qui, depuis belle lurette, n’en a plus le lustre. L’Å“uvre visitée et un tant soit peu manipulée par le visiteur est un en-soi, dont les raisons d’être sont occultées, oubliées même. À quoi servent les angles, les triangles, les parallélogrammes par exemple, en quoi s’agit-il d’Å“uvres précieuses car utiles ? La réponse manque. C’est là ce que j’ai nommé la monumentalisation scolaire des Å“uvres (mathématiques ou autres). À ce crépuscule de l’enseignement s’oppose aujourd’hui un quatrième type de rencontre, qui est comme une aurore vers laquelle pointe la recherche en didactique : l’Å“uvre, vue comme pourvoyeuse d’outils, n’y est pas d’abord rencontrée pour elle-même mais pour ce qu’elle permet en termes de connaissance et d’action. L’étude mondaine, dépourvue de finalité, cède la place à une étude située, finalisée, qui jamais n’est dupe de son incomplétude. Nous arrivons ainsi sur le seuil de ce qu’on nomme, en TAD, la théorie (et la pratique) des AER et des PER, aujourd’hui en plein développement, contribution essentielle, à mes yeux, à la refondation nécessaire.