Voyage
Paul Librecht
chercheur du groupe ActiveMath du DFKI
(Deutsches Forchungszentrum für Künstiche Intelligenz)
Sarrebruck, Allemagne
J'écris cet éditorial à l'occasion de mon séjour de trois mois à Lyon dans l'équipe EducTice. Je le ferai sur le thème du voyage ; un voyage à plusieurs dimensions.
D'une langue à l'autre (and back)
Le premier voyage est linguistique: bien que venant d'Allemagne, le français est ma langue maternelle et d'études; cela me permet d'être à l'aise dans les discussions de mathématiques. Mais en informatique et en éducation des mathématiques, cela est bien différent: la rencontre "en live" de mathématiciens et pédagogues pratiquants me montre bien le fossé de compréhension entre les facilités que l'ordinateur offre décrite en français, souvent de manière hésitante et la tradition (américano-)anglophone omniprésente en informatique.
Un des mystères restant à élucider est, par exemple, la traduction de l'expression "environnement numérique de travail" (ENT): je serais tenté de l'identifier à virtual learning environment (VLE) mais il semble que les champs sémantiques restent différents. Je reste perplexe devant cette différentiation: les écoles françaises auraient-elles une manière si différente d'agir ?
Le fait est qu'on ne peut pas changer une manière de penser qui s'est construite à l'intérieur d'une langue: en mathématiques, cela est bien connu à propos des notations des formules. Chaque tradition se construit un ensemble de notations qui lui sont favorables et utiles. Ainsi le symbole de plus-grand-commun-diviseur se note-t-il ppcm (ou ppmc ?) en français mais lcm en anglais, kgV en allemand, et م.م.أ en arabe. Cependant il n'y a pas de calculatrice ou de programme de calcul symbolique (un "CAS") largement répandu qui s'adapte et ne demande pas d'utiliser l'appellation lcm. C'est d'ailleurs dans l'esprit de cartograpier ces notations que nous avons démarré un recensement des notations mathématiques. Dans ce recensement, on peut y lire la variabilité par la langue ou par d'autres cultures, telles que le domaine d'usage.
S'il faut cultiver le respect de chaque langage existant pour sa richesse d'expression, il me paraît dangereux d'ignorer les autres, en particulier au niveau de la recherche académique: ainsi que j'ai pu l'entendre à l'exposé de G Gueudet au séminaire des IREMs (voir l'éditorial précédent de Daniel Perrin), une comparaison avec d'autres pays tout comme une comparaison historique a de nombreux bénéfices.
J'ai rencontré, par exemple, une analyse de la vision des enseignants de mathématiques dans la poésie allemande dépeignant souvent des gens bien peu attirant; l'analyste concluait que cette problématique était bien restreinte à l'Allemagne. J'en doute énormément. Plusieurs discussions m'ont indiqué que le regard multi-culturel est courant, même à seulement deux cultures.
Qu'en est-il des enseignants ? Bien que beaucoup doutent qu'un enseignant régulier aille voir dans la langue du voisin, nous avons des surprises souvent dans le projet européen intergeo. Partant de la simple idée qu'une construction de géométrie intéractive pouvait parler un langage mathématique universel, nous avons fourni la possibilité de chercher dans une langue des ressources dont la contribution s'est faite dans une autre langue. Cette idée est, bien sûr, simpliste puisqu'elle échoue dans tout texte introductif par exemple. Cependant, la volonté de partager entre touts les pays d'Europe reste un des objectifs du projet.
D'un côté la réaction à une langue étrangère peut provoquer le rejet immédiat; de l'autre côté, la réaction pousse à la curiosité voire même à la volonté d'expliquer la simplicité de l'autre langue à ses collègues !
Nous vivons dans une Europe riche en cultures et de plus en plus de gens vivent dans plusieurs cultures. Les mathématiques sont une discipline où se développe une langue; un jour, peut-être, auront-nous des mathématiciens multiculturels (ceux qui connaîtraient les notations, les concepts, et les pratiques de plusieurs traditions).
Voyage de l'informatique à la pédagogie
Le bagage mathématique (francophone) en poche, mon voyage se décline également d'une discipline à l'autre: de l'informatique à la pédagogie.
Ce voyage est probablement encore plus dépaysant pour moi. C'est en rencontrant des experts de la pratique des enseignants que nous nous rendons compte de la légèreté avec laquelle nous, informaticiens, avons considérés certains jugements, y répondant, par exemple, par "oui mais vous pouvez faire comme ça aussi" et, réciproquement, de la légèreté avec laquelle les utilisateurs considèrent les outils (dont il y a profusion).
La conception d'outils informatiques perd son utilité si les outils ne sont pratiqués assiduement ; parfois, cette perte est liée à des facteurs bien différents de ceux que nous croyons.
Par exemple la fonction de recherche de la plateforme intergeo se base sur une auto-complétion suggérant des notions et compétences proches de la requête venant d'être tapée. Ainsi que couramment fait, cette fonction a été documentée par une vidéo. Ce n'est cependant qu'à l'observation que l'on se rend compte que plusieurs n'ont pas réalisé que la recherche la plus simple, la recherche en texte, était bien un des choix proposés, le plus petit tout en haut et le premier.
Similairement, un des grands objectifs de l'ingénierie de contenus d'apprentissage est la stimulation de la réutilisation que tout informaticien, naturellement, comprend comme un transfert de donnée explicite d'un espace à l'autre : c'est pour ces raisons que des lignes directrices ont été formulée pour qu'une ressource soit déposée sur la plateforme intergeo le mieux possible. C'est également une des raisons d'un format de fichier commun. Ma courte rencontre m'a montré des utilisateurs qui aiment voir, naviguer, essayer et toucher, mais pour qui le fait qu'une technologie incompatible soit utilisée ne constitue en rien un obstacle : on peut souvent refaire, surtout en géométrie intéractive. Il faudrait maintenant considérer que le fait de s'insprirer d'une ressource soit une forme de réutilisation ! Ça devient plus social.
Cet aspect social est de plus en plus important; le web 2.0 l'a bien montré. Et il est exacerbé par les outils lorsque les intéractions se font à travers eux uniquement. Ainsi on voit des rapports d'amour ou de haine naître par le simple fait de la visibilité sur la plateforme intergeo. Ainsi voit-on l'émergence croissante de démarches collaboratives de conception et d'enseignement dénué de tout contact même oral.
Le voyage vers la pédagogie est l'occasion de repenser une vision de ce que peut être l'utilité d'une ressource: dans quel emballage elle se trouve le mieux ficelée, munie ou démunie de quels accompagnements peut-elle briller ? De droits pédagogues conseilleraient une documentation fournie pour l'usage de chacune, qu'elle soit pour l'enseignant ou pour les élèves tandis que de nombreuses voix nous disent le plaisir de la simplicité. Que faire en tant qu'informaticien cherchant à opérationaliser l'affichage de ressources les rendant rapidement touchables et prenables ? Sans doute s'équiper de multiples stratégies...
Je vois ce voyage largement comme une tentative d'application des suggestions de Richard Noss dans sa présentation aux journées EducTice 2009, qui prônait un rapprochement plus radical entre les informaticiens et les pédagogues, entre des communautés qui parlent des langues différentes: certains nomment les logiciels, d'autre parlent de fonctions relativement abstraites; certains considèrent le problème à résoudre comme une construction à élaborer, d'autre comme une tentative de transmission.