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Rabardel et Pastré, 2005

Dernière modification 10/01/2007 13:38

Modèles du sujet pour la conception. Dialectiques activités développement, présenté par Luc Trouche (INRP & LIRDHIST, Lyon)

 

Référence :

Rabardel P. & Pastré P. (dirigé par), 2005, Modèles du sujet pour la conception. Dialectiques activités développement, Toulouse : Octarès, 260 p., ISBN : 2-915346-25-9

Mots clés :

Artefacts, instruments, systèmes d'instruments, genèses, conception, usages, ergonomie, situations didactiques

Le site du laboratoire de P. Rabardel

Communiquer avec l'auteur de la note de lecture :

 Luc Trouche

 

Cette note de lecture est destinée à EducMath et à la revue Recherches en Didactique des Mathématiques. Merci à Dominique Guin qui a relu cette note et proposé des modifications, permettant d'améliorer la première version. Il est possible de commenter cette version, en utlisant le forum (accès en fin de note, ou par la colonne de navigation à gauche de cette page).

L'ouvrage dirigé par Pierre Rabardel et Pierre Pastré est le produit du travail d’un réseau de chercheurs en ergonomie, en psychologie du travail et en didactique professionnelle qui s’est réuni dans le cadre d’une action concertée incitative  « Transformation du travail, performance économique et statut de l’emploi », pendant quatre ans (1998-2002). L’objectif était de penser les modèles du sujet et leur pertinence par rapport à la conception (de ressources, de dispositifs ou de systèmes techniques), dans des environnements variés : Internet, bases de données documentaires, réseaux, systèmes de travail coopératifs, transports, conduite de centrale nucléaire, sécurité ou formation professionnelle. L’ouvrage est centré sur un sujet capable qui agit, transforme le réel et se transforme lui-même dans un processus de développement. La conception, c’est ici un point de vue essentiel, y est considérée comme distribuée entre les concepteurs et les utilisateurs, entre les temps et les espaces de la conception institutionnelle et ceux des usages. Ce point de vue apparaît comme un prolongement naturel de l’approche instrumentale (Rabardel 1995), qui distingue l’artefact (proposé à un usager) et l’instrument (construit par l’usager dans le cadre de son activité).

Cet ouvrage s’adresse aux étudiants, enseignants et chercheurs. Il intéressera particulièrement les chercheurs en didactique des mathématiques et ceux qui se situent dans le champ des environnements d’apprentissage informatisés : des rencontres fructueuses ont déjà eu lieu entre ces champs et l’approche instrumentale, citons en particulier :
- le cours de Pierre Rabardel, et les échanges qui l’ont suivi, dans le cadre du thème « instruments », école d’été de didactique des mathématiques de 1999 (Rabardel 1999) ;
- la double approche (didactique et professionnelle) du travail de l’enseignant (Robert et Rogalski 2002) ;
- l’analyse de l’activité de l’enseignant comme gestion de système dynamique complexe (Rogalski 2003) ;
- enfin la recherche conduite dans le cadre du CNCRE (Lagrange & al 2003), qui a mis en évidence l’émergence récente de l’approche instrumentale dans les travaux sur les TICE, dès lors que ces travaux ne se restreignent plus à des expériences de laboratoire, mais s’intéressent à l’intégration des TICE dans les classes ordinaires.
L’ouvrage compte 10 chapitres, que nous allons présenter brièvement, l’objectif n’étant pas l’exhaustivité, mais la mise en évidence de convergences possibles, dans la continuité des rencontres que nous venons de mentionner. Certains chapitres, du fait de ce point de vue très subjectif, seront davantage regardés que d’autres.

Dans le premier chapitre, P. Rabardel met en regard Instrument subjectif et développement du pouvoir d’agir. Se situant dans le prolongement des théorisations de Vergnaud (concepts et théorèmes-en-actes), il se réfère à un sujet capable, qui agit dans le réel et qui sait développer ses propres ressources. Cette conception du sujet permet d’introduire la notion d’instruments subjectifs, structurellement composés d’artefacts (matériels ou non : les logiciels, les règles, les signes et les concepts peuvent en faire partie) et de schèmes d’utilisation (invariants organisateurs de l’activité du sujet). Ces instruments subjectifs participent tous, à des degrés divers, de médiations pragmatiques, épistémiques, réflexives et interpersonnelles. Les genèses des instruments s’inscrivent dans des temporalités longues. Elles combinent des mouvements d’instrumentation (dirigés vers le sujet : mouvements de transformation, de développement des schèmes) et d’instrumentalisation (par lequel un sujet conforme à sa personne ce qui lui est donné de l’extérieur pour en faire son propre instrument). Notons que cette approche a été mise en Å“uvre, en didactique des mathématiques, pour analyser les processus de conceptualisation dans des environnements de calculatrices symboliques (Trouche 2005) ou de tableurs (Haspékian 2005). Rabardel distingue par ailleurs l’agir (ce qui est mobilisable, ce dont le sujet est capable) et le faire (ce qui est effectivement possible, l’intervention intentionnelle du sujet visant à produire des transformations du monde), l'agir comprenant le faire, mais ne s'y limitant pas. Il y a sans doute là des points de rencontre avec ce que dit Robert (1998) des connaissances disponibles et des connaissances mobilisables. La distinction entre capacité et pouvoir permet, note Rabardel, de comprendre dans quelles circonstances, et avec quelles conséquences, un sujet peut perdre son pouvoir de faire tout en conservant sa capacité d’agir : la non reconnaissance, par l’institution, des instruments que le sujet à construits pour développer sa propre activité peut se traduire par une grande souffrance. On pourrait sans doute transposer ces situations de souffrance au domaine de la classe, pour les élèves comme pour les enseignants (Blanchard-Laville 2001).

Le chapitre 2, de P. Béguin, Concevoir pour les genèses professionnelles,  introduit une nouvelle notion, celle de monde, défini comme une saisie, par un sujet, de certaines propriétés du réel, dans le cadre de son activité historiquement et socialement située. Béguin évoque Foucault et Cassirer, mais il serait intéressant de croiser aussi ce concept de « monde » avec celui de champ, d'habitus ou de sphère de pratique (Bourdieu 1980) ou de communauté de pratique (Wenger).
Cette notion de monde (reprise par Pastré dans le chapitre 4) permet à Béguin d’approfondir :
- la notion de genèse : au-delà des genèses instrumentales, Beguin évoque les genèses conceptuelles et les genèses identitaires, l’ensemble des genèses constituant les genèses professionnelles. A travers son action, le sujet développe ses instruments et ses relations à son monde ;
- la notion d’instrumentalisation : en considérant « l’intelligence des opérateurs comme une marque essentielle de l’activité au travail », Béguin propose de considérer les processus d’instrumentalisation ni comme un détournement, comme un « braconnage » ou une « liberté buissonnière », mais bien comme une contribution des usagers à un enrichissement des instruments.
La conception peut alors être comprise comme un processus dialogique où se produit un apprentissage mutuel : les concepteurs apprennent des utilisateurs, les utilisateurs apprennent des concepteurs, dans une confrontation entre les mondes des uns et des autres. Les utilisateurs ne sont pas considérés comme passifs, leur contribution à la conception des ressources est essentielle (on pourrait croiser cette approche avec celle de Mercier (1998), quand il évoque « la participation des élèves à l’enseignement »). Pour Béguin, il ne s’agit pas seulement de concevoir un prototype, de le tester et d’en proposer une version définitive : la conception se poursuit, selon des temporalités longues, dans les usages, par un dialogue entre concepteurs et usagers. Il illustre cette démarche par un exemple de conception d’un dispositif de sûreté pour la chimie fine. Cette approche de Béguin est invoquée par Guin et Trouche (2006) dans la définition et la mise en Å“uvre d’un dispositif de conception collaborative de ressources mathématiques, où sont confrontés plusieurs mondes (des enseignants chercheurs, des formateurs et des stagiaires), et où la conception des ressources est bien prolongée dans l’usage (c’est-à-dire à la fois par la mise à l’épreuve des ressources dans la classe, par les discussions qui ont lieu avant et après expérimentation dans les groupes de stagiaires, et les reconfigurations des ressources qui en découlent).

R. Samurçay propose, dans le chapitre 3, Une approche didactique pour concevoir des situations simulées pour la formation professionnelle, qui pourra intéresser, notamment, les formateurs d’enseignants. Elle critique un certain discours idéologique qui célèbre les vertus didactiques ou pédagogiques prêtées aux technologies pour la formation, mais qui reste silencieux quant à leurs usages opérationnels. Soulignant que l’usage effectif des systèmes fait souvent apparaître des problèmes non anticipés au cours de la conception, elle propose un  point de vue instrumental où l’on s’intéresse davantage aux usages développés par les utilisateurs qu’à ceux prévus par le concepteur.
A partir d'une étude de cas (formation initiale à la conduite d'une centrale nucléaire), elle analyse les besoins en formation du point de vue des stagiaires (« qu’est-ce qu’il est difficile d’apprendre ? ») et identifie trois classes de difficultés : les artefacts et leur utilisation (« les stagiaires peuvent parfaitement connaître le diagramme de fonctionnement d’un automatisme sans pour autant comprendre son fonctionnement et le configurer en situation »), la structure conceptuelle de la situation (« c’est l’intégration de ces connaissances [partielles] dans une conceptualisation permettant de penser le système dans son ensemble qui fait défaut ») et enfin la gestion des ressources et la coopération (le travail collectif).
Du point de vue des formateurs, elle relève la nécessité de compétences didactiques, d’aides à l’exploitation des situations et de critères d’évaluation de leur propre activité de formation et propose des aides, à construire avec leur participation :
- des aides à la transposition des situations de référence, qui ne reposent pas sur une accumulation de règles ou en une décomposition en sous-tâches de plus en plus fines, mais qui considèrent le développement des compétences comme un processus de conceptualisation ;
- des aides à la gestion des stages ; R. Samurçay évoque par exemple la nécessité d’outiller les formateurs pour anticiper certaines difficultés des stagiaires, en mutualisant l’expérience des formateurs expérimentés et en enrichissant cette expérience collective de l’analyse régulière des activités des stagiaires.

Dans le chapitre 4, P. Pastré aborde la Conception de situations didactiques à la lumière de la théorie de la conceptualisation dans l’action, dans le contexte des apprentissages professionnels, plus précisément de la formation continue des opérateurs de centrale nucléaire. Il approffondit la notion de schème, articulation dans l'action de l'invariance et de l'adaptabilité, développe la notion de modèle opératif, qui évolue dans le traitement d'une nouvelle classe de situations : quand le sujet doit s'adapter à un plus grand nombre de situations, il doit situer l'organisation de l'action à un niveau de plus en plus élevé, le schème évolue vers plus de généralisation et d'abstraction : la genèse conceptuelle est en oeuvre. Genèse conceptuelle et champ conceptuel (Vergnaud 1990) ont ainsi partie liée.
Pastré reprend la notion de monde commun : il n’y a de monde commun que socialement partagé, cette notion permet d’articuler action, perception et conceptualisation, un monde commun est toujours d’abord implicite et il ne révèle ses propriétés qu’au moment où il est mis en crise (« il est énoncé quand il est dénoncé »). Du point de vue de la didactique, on retrouve les caractéristiques du conceptions erronées, souvent partagées dans la classe à un moment donné, ou des théorèmes-en-actes que Pastré situe d'ailleurs dans le monde commun.
Pastré présente un scénario de formation comme un artefact, qui devient un instrument quand formateurs et stagiaires s’en emparent et le transforment dans le jeu de la confrontation de leurs deux mondes. Il met en évidence l’importance des situations de debriefing (« on apprend autant, voire plus, par l’analyse rétrospective de l’action que par l’action elle-même »), et fait un parallèle avec la théorie des situations, du point de vue de la dialectique entre les situations d’action et les situations de validation.

Dans le chapitre 5, P. Mayen et C. Vidal-Gomel questionnent les Conceptions, formation et développement des règles au travail. Dans la formation continue des entreprises où les règles de sécurité sont essentielles (transports, électricité), comme dans la formation initiale dans les lycées professionnels, l’apprentissage des règles est conçu comme une mémorisation de gestes à exécuter mécaniquement en cas de besoin. A l’opposé de cette conception, pour les auteurs, l’application de procédures ne peut se comprendre comme une simple réponse à un stimuli univoque. Il y a d’abord nécessité de penser, comme dans tout apprentissage, une mise en relation didactique des règles avec les situations de référence et nécessité de construire les procédures comme intégrées à une théorie, du transport sur rail à la SNCF par exemple (on voit bien un parallèle possible avec l’approche anthropologique de Chevallard (2003) : la nécessité d’un discours sur la technique, et d’une théorie qui fonde ce discours). Plus profondément, les auteurs mettent ensuite en évidence l’intérêt, pour le développement des opérateurs, comme pour la sécurité elle-même, de concevoir les règlements comme des artefacts. On peut alors distinguer plusieurs étapes dans les genèses instrumentales qui vont accompagner l’appropriation (et la transformation) par les opérateurs de ces artefacts :
- le respect de la règle par absence de doute ;
- la remise en cause de la règle par référence à sa propre capacité d’initiative ;
- l’application de la règle par connaissance des causes ;
- la discussion de la règle après sa mise en œuvre, éventuellement pour la remettre en cause et participer à son évolution.

Dans le chapitre 6, V. Folcher et E. Sander évoquent Usage, appropriation : analyse sémantique a priori et analyse de l’activité instrumentée. L’analyse a priori de l’interface d’un dispositif informatique est conduite dans l’objectif d’émettre des hypothèses  sur les usages et sur les connaissances qui seraient convoquées par ces usages. Dans notre domaine, Balacheff (1994) a montré l’importance de la transposition informatique, en distinguant contraintes internes et d’interface. Guin & Trouche (2002) ont montré l’iinfluence de l’organisation des commandes de l’interface sur l'organisation de l'activité et les connaissances construites par les élèves. Folcher et Sander proposent, eux, une analyse sémantique de l’interface, rappelant l’importance de son habillage pour les représentations construites et l’organisation de l’action. Un usager ne consulte pas, en général, les documentations : il adapte ses schèmes préexistant au nouveau contexte, en suivant les sollicitations de l’interface (d’où l’importance, et la difficulté de concevoir, des métaphores : la « poubelle » sur le « bureau » de l’ordinateur). Cette analyse de l’interface est approfondie grâce à un langage (ProCope) qui propose un formalisme de représentation des connaissances fondé sur une approche fonctionnelle , aboutissant à une structure de treillis, permettant de combiner une approche sémantique et une approche « économie du travail » (cette méthode pourrait sans doute être appliquée à d’autres contextes). Dans une deuxième partie, les auteurs proposent une étude fine des actions d’un utilisateur du dispositif : elle met en évidence la genèse d’un nouvel instrument, dont tout ne pouvait pas être prévu. Il ressort de ces études croisées la relation dialectique entre analyse a priori et analyse des usages : la première analyse permet de préparer le regard et de mieux voir ainsi ce que fait l’utilisateur, la deuxième analyse permet de renouveler le regard a priori sur l’interface et sur les connaissances requises et constructibles.

Dans le chapitre 7, T. Cerratto Pargman, à partir de cas de l’écriture de groupes avec collecticiel, plaide pour une Conception des technologies centrées sur l’activité du sujet. Elle constate un fort écart entre fonctionnalités collaboratives prévues par les concepteurs et fonctionnalités finalement attribuées à l’artefact par les utilisateurs : le collecticiel utilisé dans l’expérimentation, paradoxalement, favorise les médiations individuelles. Cela confirme l’idée forte qu’un artefact n’est qu’une proposition, l’instrument provient d’une activité d’attribution de fonctionnalités par le sujet. L’auteur, à partir de l'analyse des usages, met en évidence trois types de conditions pour que les genèses instrumentales puissent développer une dimension de médiation collaborative (ce que Rabardel, dans le chapitre 1, appelle médiation interpersonnelle) :
- une organisation du logiciel prenant en compte la complexité de la collaboration, ce qui suppose, en particulier, des outils de communication permettant d’échanger et de négocier des énoncés du point de vue de leur matérialité comme de leur signification, des outils permettant de situer l’apport de l’autre, des outils enfin pour aider à la régulation des rythmes d’écriture du collectif d’activité ;
- des situations d’activité collective qui se prêtent davantage à la collaboration que le travail de rédaction commun, très complexe sur le plan sémantique. L’auteur ne l’évoque pas, mais les expérimentations de résolution collaborative de problème (Combes & al 2005) semblent indiquer que ce type d’activité, reposant sur des échanges de pistes, de fragments de démonstration, favorise davantage la collaboration ;
- enfin des artefacts flexibles, « détournables », pour qu’ils puissent être adapté à des besoins que seul l’utilisateur rencontre dans sa tâche et ses activités évoluant en permanence.

Dans le chapitre 8, V. Folcher souligne l’évolution du paradigme de la conception, De la conception pour l’usage au développement de ressources pour l’activité. Dans un contexte de travail d’un groupe d’experts chargés des réponses à une hot-line, elle observe l’évolution d’un artefact proposé à l’usage : une base de connaissances partagées censée permettre à ces experts de proposer rapidement des réponses commune aux questions posées. Deux processus croisés sont distingués dans les genèses instrumentales :
- la conception de l'instrument dans l’usage (les appels de la hot-line et les réponses élaborées sont compilés par les experts dans la base), qui se traduit par un travail collectif naturel, brassant nécessairement l’ensemble des données recueillies, cette conception débouchant sur une proposition pour un nouvel artefact ;
- le conception de l'artefact pour l’usage (les experts personnalisent chacun à sa façon la base de connaissance commune pour pouvoir l’utiliser facilement), qui est très liée aux habitudes de chacun repose sur quelques essais locaux d’usage.
L’auteur identifie l’enjeu : une fécondation réciproque de la conception dans l’usage et pour l’usage. Cette fécondation n'est pas naturelle, elle nécessite sans doute une organisation particulière du collectif de travail. Des rapprochements de cette problématique avec la question de la gestion didactique des artefacts dans la classe, la question des orchestrations (Trouche 2005) serait peut-être fructueuse.

P. Rabardel et G. Bourmaud étudient, dans le chapitre 9, l’articulation entre Instruments et systèmes d’instruments, déjà abordée lors de l’école d’été de didactique de 1999 (Rabardel 1999). La coexistence d’un ensemble d’artefacts de natures et d’origines variées (matériels et/ou symboliques, proposés à l’usager ou/et construits par lui) est une caractéristique de l’activité humaine. Les auteurs évoquent les études de Lefort (1982) sur l’utilisation des boîtes à outils des mécaniciens. Ceux-ci restructurent leur outillage en fonction de leur expérience, développent, pour chacun d’entre eux d’autres fonctions que celles prévues par les concepteurs, introduisent une certaine redondance : « L’outillage, ainsi restructuré et organisé forme un ensemble homogène où se réalise, pour l’opérateur, un meilleur équilibre entre les objectifs d’économie et d’efficacité de l’action ». Les auteurs situent les genèses des systèmes d’instruments dans deux dynamiques évolutives :
- la dynamique de l’organisation de l’activité : les situations sont organisées en classes, les opérateurs associant à ces classes des schèmes de traitement et des instruments accordés aux spécificités de la classe, les classes de situations sont organisées en regroupement de niveau supérieur, les familles d’activité, l’ensemble des familles d’activité constituant un domaine d’activité professionnel ;
- la dynamique des dimensions collective et institutionnelle de l’activité : dans les phases de mise en commun de l’activité, des compromis sont passés pour que les instruments puissent co-agir. Les évolutions institutionnelles rendent aussi de plus en plus nécessaire la constitution de patrimoines de ressources partagées. Le point de vue même de conception des ressources de l’activité comme distribuée entre une multiplicité d’acteurs rend centrale la notion de systèmes d’instruments.
Notons enfin que, dans l’institution scolaire, à la différence de la boîte à outil du mécanicien, la boîte des artefacts matériels et symboliques disponibles pour les élèves évolue sans cesse, rendant encore plus complexe la constitution d’un système équilibré : c’est bien la recherche de l’équilibre qui constitue la dynamique des systèmes d'instruments (sur la notion d'économie de l'activité mathématique de l'élève, voir Artigue, in Guin & Trouche 2002).

Dans le chapitre 10, P. Pastré conclut l’ouvrage sur les notions de Genèse et identité. Il distingue une double orientation dans l’activité humaine : la première autour du triplet schème-instrument-situation, qui permet au sujet de s’adapter à la variété des situations, la deuxième autour de la construction identitaire du sujet, qui articule l’identité idem (les acquis du passé) et l’identité ipse (le retour réflexif sur soi, qui reconstruit du sens autour du passé), au sens de Ricoeur (1990).
Cette distinction est l’occasion d’une extension du champ des genèses :
- Pastré évoque d’abord les genèses conceptuelles, dans le prolongement des genèses instrumentales. On peut considérer cependant qu'il n'est pas possible de séparer ces deux types de genèses : la genèse d’un instrument passe par le développement de schèmes, dont le cÅ“ur est constitué par des invariants opératoires. Tout processus d’instrumentation est un processus de conceptualisation ;
- dans une dernière partie très profonde, l'auteur introduit la notion de genèse identitaire, en s’appuyant sur la philosophie et la littérature. Les natures des histoires individuelles et collectives, et leurs relations, sont questionnées. L’auteur propose la notion de fidélité créatrice pour désigner la capacité qu’a un sujet, éprouvant une rupture au cours de sa vie, de renouer le fil apparemment interrompu en reconstruisant une continuité plus profonde, plus intérieure. Il serait intéressant d'étudier comment s'articulent genèses indentitaires et genèses communautaires.
A travers cette réflexion, la notion de genèse prend  tout son sens : la genèse n’est pas seulement le début, mais c’est le développement même.

Conclusion de cette note de lecture
Pour conclure ce cheminement sur la route des instruments que propose l'ouvrage, on peut indiquer que les rencontres évoquées entre la didactique des mathématiques et l’approche instrumentale n’étaient pas fortuites : des références (Vergnaud) et des objets d’étude communs (les classes de situations, les invariants, la conceptualisation) rendaient ces rencontres inévitables, dès lors que l’on considérait les outils comme des composants du milieu de l’apprentissage. Des rencontres ont donc eu lieu, elles ont été fructueuses. Ce livre en annonce d’autres, dans le domaine très actif de la conception des environnements d’apprentissage et d’enseignement (le développement de ressources en ligne pour les professeurs en est un signe).  Dans ce domaine, le point de vue de la conception distribuée paraît naturel, mais n’est pas pour autant inscrit dans les conceptions courantes. La lecture de cet ouvrage est certainement un bon point d'appui pour accompagner la genèse de nouvelles conceptions...

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Références

Balacheff, N. (1994). Didactique et intelligence artificielle. Recherches en didactique des mathématiques, 14(1/2), 9-42.

Blanchard-Laville, C. (2001). Les enseignants, entre plaisir et  souffrance. Paris : PUF, série  Education et formation.

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Brousseau, G. (1998). La théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée sauvage.

Chevallard, Y. (2003). Approche anthropologique du rapport au  savoir et didactique des  mathématiques. In Rapport au savoir et didactique, S. Maury & M. Caillot (Eds.). Paris : Fabert.

Combes, M.-C., Guin, D., Noguès, M., & Trouche, L. (2005). Formation à distance des professeurs de mathématiques, vers de nouvelles pratiques professionnelles. In J. Morego, R. Carles & V. Meritxell (Eds.), TRANSFORMA, Intégration des TIC et formation à distance dans un espace transfrontalier : l’exemple de la Catalogne et du Languedoc-Roussillon. Barcelone: UOC.

Guin, D., & Trouche, L. (Eds.). (2002). Calculatrices symboliques. Faire d'un outil un instrument du travail mathématique, un problème didactique. Grenoble: La Pensée Sauvage.

Guin, D., & Trouche, L. (2006). Des scénarios pour et par les usages. Contribution pour le colloque organisé par l’équipe l’INRP et l’ERTé e-Praxis dans le cadre de la biennale INRP de l’éducation, 14 avril 2006, Lyon.

Haspékian, M. (2005). Intégration d’outils informatiques dans l’enseignement des mathématiques, étude du cas des tableurs. Thèse de doctorat http://tel.ccsd.cnrs.fr/tel-00011388.

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