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Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ?

Dernière modification 08/10/2014 08:36

Rémi Brissiaud Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8) Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances » Membre du conseil scientifique de l'AGEEM

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Débat sur les premiers apprentissages scolaires du nombre sur le site de la CFEM

Une ressource à restaurer : un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc.

 

La compréhension du nombre commence avec celle de l’itération de l’unité

Dans le projet de programme et de recommandations pour l’école maternelle que le Conseil Supérieur des Programmes a publié en Juillet 2014i, on lit, p. 54, que « Les enfants doivent comprendre que toute quantité s’obtient en ajoutant un à la quantité précédente (ou en enlevant un à la quantité supérieure) et que sa dénomination s’obtient en avançant de un dans la suite des noms de nombres ou dans l’écriture des chiffres ». Il faut se réjouir que cette propriété qu’on appelle le plus souvent l’itération de l’unité (Pierre Gréco, 1960, 1962)ii, soit présente dans ce projet parce qu’elle n’était mise en avant ni dans le programmes de 2002 lui-même, ni dans ses documents d’accompagnement, ni dans les programmes de 2008. Or, nous allons voir que les psychologues développementalistes s’accordent aujourd’hui pour considérer qu’on ne peut pas parler de représentation numérique de la quantité de 6 voitures par exemple tant que l’enfant ne sait pas construire une collection correspondante en utilisant cette propriété de proche en proche : « 2 voitures, c’est 1 voiture et encore 1 », « 3 voitures, c’est 2 voitures et encore 1 », « 4 voitures, c’est 3 voitures et encore 1 »…

Le comptage-dénombrement : un comptage qui théâtralise l’itération de l’unité

Considérer la compréhension de la propriété d’itération de l’unité comme critère de l’entrée dans le nombre, c’est considérer que le comptage ne donne accès au nombre que lorsqu’il peut être interprété ainsi : « 1 ; et-encore-1, 2 ; et-encore-1, 3 ; et-encore-1, 4… » On appellera « comptage-dénombrement » une façon d’enseigner le comptage qui théâtralise l’itération de l’unité, c’est-à-dire telle que l’éducateur crée les conditions pour que l’enfant comprenne que chacun des mots deux, trois, quatre… réfère à la pluralité d’unités qui résulte de l’ajout d’une nouvelle unité. En effet, quand on prononce un mot devant un jeune enfant en montrant quelque chose avec le doigt, comme c’est le cas lors d’un comptage, la signification que l’enfant va attribuer au mot utilisé dépend évidemment de ce que l’on montre avec le doigt (Markman, 1989, 1990)iii.

Envisageons le cas où les unités qu’il s’agit de dénombrer sont des objets déplaçables et supposons par exemple que la tâche consiste à former une collection de 6 cubes à partir d’un tas de cubes situé en bord de table. Pour montrer à un enfant comment l’on compte, l’enseignant va les déplacer du bord de la table vers son centre. Il n’y a qu’une façon de commencer : l’enseignant dit « un » en déplaçant un cube. Pour continuer, en revanche, il y a deux possibilités de coordination entre le pointage du doigt et la prononciation du mot « deux » : soit l’éducateur dit « deux » dès le moment où il pose le doigt sur un nouveau cube, c’est-à-dire avant que celui-ci soit déplacé, et l’enfant comprendra qu’il va déplacer un cube qui s’appelle « le deux », le mot « deux » fonctionnant comme une sorte de numéro, soit l’éducateur ne dit « deux » qu’après que le cube a été déplacé, c’est-à-dire après que la collection de deux cubes a été formée, ce qui favorise la compréhension du fait que le mot « deux » désigne une pluralité. Les deux mêmes possibilités existent avec le cube suivant, évidemment : soit le mot « trois » est prononcé dès le moment où le doigt est posé sur un nouveau cube, soit il l’est seulement après que la nouvelle collection a été formée, etc. C’est la seconde façon de faire, à savoir ne prononcer le nouveau mot-nombre que lorsque la pluralité correspondante a été formée, qui correspond à ce qu’on appelle l’enseignement du comptage-dénombrement.

L’enseignement du comptage-dénombrement est encore plus explicite, c’est-à-dire « mieux porté par le langage », quand l’enseignant s’exprime ainsi (on laisse le lecteur imaginer ce que fait le doigt au moment où chacun des noms de nombres est prononcé) : « 1 », « et-encore-1, 2 », « et-encore-1, 3 »… Enfin, la forme la plus explicite qui soit est celle où, de plus, le nom de l’unité est prononcé : « 1 cube ; et-encore-1, 2 cubes ; et-encore-1, 3 cubes… ». En effet, dans l’expression « 3 cubes », par exemple, la syntaxe de ce petit groupe nominal fait que le mot 3 réfère à une pluralité, il n’est pas un numéro. Or, la signification des mots-nombres que le comptage-dénombrement cherche à privilégier est celle de quantités, c’est-à-dire de pluralités.

Lorsque les unités sont alignées et non déplaçables (une file de points dessinés par exemple), enseigner le comptage-dénombrement consiste à entourer avec le doigt chacune des nouvelles quantités engendrées : « 1 point ; et-encore-1, 2 points (la collection des 2 points est entourée avec le doigt) ; et-encore-1, 3 points (idem) ; et-encore-1, 4 points (idem)… » (Brissiaud, 2007, p. 70)iv.

La recommandation d’enseigner le comptage-dénombrement n’est pas nouvelle. On la trouve par exemple en 1962 sous la plume de René Brandicourt, instituteur d’école d’application et pédagogue dont la renommée était bien établie à l’époque puisqu’il est co-auteur d’un ouvrage consacré aux premiers apprentissages numériques avec Jeanne Bandet, Inspectrice Générale des écoles maternelles et Gaston Mialaret, l’un des créateurs des Sciences de l’éducation en France. Il écrit dans cet ouvragev : « à ce sujet, comme pour d’autres exercices qui suivent, nous signalons le danger qu’il y a, dans le comptage, à énoncer les nombres en prenant les objets un à un. C’est en posant la 2e assiette sur la 1re que je dis 2, non en la prenant en mains (la 2e n’est pas 2, elle est 1) ; ibid. pour la 3e, la 4e… C’est en examinant la pile constituée que j’énonce 2, 3 , 4… 6. »

Et, quelques lignes plus loin dans le même texte : « C’est la même raison qui nous fait écarter, dans cette période d’acquisition de la notion de nombre, les exercices cependant amusants qui consistent à enregistrer par audition : 6 coup à l’horloge, 6 chocs à la porte, 6 chutes d’objets… Car on n’entend jamais qu’un bruit à la fois, et on a beau compter les bruits un à un, on ne perçoit que le 1er, le 2e, le 3e… le 6e, jamais les 6 ensemble, qu’on ne pourrait d’ailleurs pas distinguer. » Il est important de noter que, selon René Brandicourt, ces recommandations valent pour l’école maternelle comme pour le début du CP.

Théâtraliser la correspondance 1 mot – 1 unité, c’est enseigner le comptage-numérotage

Si la propriété d’itération de l’unité est si cruciale, on comprendrait mal qu’on enseigne à l’école une autre forme de comptage que le comptage-dénombrement. Or, vers la fin des années 1980, l’école française a renoncé à enseigner le comptage-dénombrement pour favoriser la façon de compter qui était rejetée par René Brandicourt, celle où chacun des mots un, deux, trois, quatre… réfère à une unité et une seule parce que l’enseignant théâtralise la correspondance 1 mot – 1 unité. En fait, c’est cette façon d’enseigner le comptage qui est le plus souvent privilégiée dans les familles, c’est donc la façon de sens commun. Ainsi, supposons qu’un parent demande à son enfant (3 ans, par exemple) de compter les cubes d’une collection qui en contient quatre. Il est fréquent d’observer l’enfant toucher chacun des cubes avec l’index tout en récitant la comptine numérique mais sans aucune coordination entre les deux, ce qui peut conduire l’enfant à dire : 1, 2, 3, 4, 5, 6 alors qu’il n’y a que quatre cubes. Dans ce cas, la plupart du temps, le parent prend le doigt de l’enfant en lui disant qu’il va lui montrer comment on compte, il pose le doigt sur l’un des cubes et dit « un » en appuyant sur le doigt de l’enfant, il pose ensuite le doigt sur le cube suivant et dit « deux » en appuyant à nouveau sur le doigt, etc. Il théâtralise ainsi la correspondance 1 mot  1 unité. Lorsque le comptage est enseigné ainsi, les mots-nombres fonctionnent comme des sortes de numéros : « le un, le deux, le trois, le quatre… » et, donc, l’on peut parler de l’enseignement d’un comptage-numérotage (Brissiaud, 1989, 1995)vi.

Depuis la deuxième partie des années 1980, depuis près de 30 ans donc, c’est l’enseignement du comptage-numérotage qui est recommandé par le ministère et non celui du comptage-dénombrement. La diffusion de cette recommandation a commencé avant l’année 1990 mais cette date est importante parce que c’est celle de la publication d’un ouvrage qui va d’emblée devenir une référence dans les centres de formation des maîtres : Ermel, Grande Section de maternelle (Charnay et collègues, 1990)vii. Dans le chapitre 3 de cet ouvrage, intitulé « Nos choix didactiques », les nombres sont présentés comme des « mémoires des quantités » qui nécessitent des « actions de correspondance objet-nombre : à chaque objet doit être associé un mot-nombre et un seul » (p. 44). Cet ouvrage a joué un rôle considérable dans la diffusion de la recommandation d’enseigner le comptage-numérotage. Et cette recommandation s’est longtemps maintenue. Ainsi, en 2010, le ministère a mis en ligne sur le site eduscol une évaluation de fin de GSviii qui s’accompagnait de conseils pédagogiques afin que les enfants progressent dans leurs comptages. Les auteurs de l’évaluation suggéraient d’organiser « une réflexion sur « les critères d’un bon comptage (ne rien oublier, ne pas compter 2 fois, faire correspondre les éléments au fur et à mesure du comptage), sur la base de discussions entre élèves sur les stratégies employées (cocher les éléments au fur et à mesure du comptage, numéroter…) » Notons que la mise en gras du mot « numéroter » est de notre fait. Cette évaluation, avec la recommandation précédente, est restée présente sur le site eduscol jusqu’en 2013.

Cependant, comme nous l’avons signalé au début de ce texte, ce choix didactique est en cours d’évolution puisque le projet de programme maternelle recommande d’éviter l’enseignement du comptage-numérotage (texte de recommandations, p. 48). Malheureusement, nous verrons que dans le même temps, le ministère collabore à l’élaboration de « ressources numériques » qui conduisent à enseigner le comptage en théâtralisant la correspondance 1 mot – 1 unité. Comment expliquer une telle confusion ?

Restaurer un usage commun des mots quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal

Comment expliquer le basculement vers l’enseignement du comptage-numérotage à la fin des années 1980 et comment expliquer la confusion actuelle ? Une première explication a été avancée dans un ouvrage précédent (Brissiaud, 2013)ix : les chercheurs en sciences de l’éducation et en didactique n’étudient pas de façon suffisamment précise les choix didactiques qui étaient ceux des instituteurs et des corps d’inspection entre la naissance de l’école de la République vers 1880 et la réforme dite des « mathématiques modernes » en 1970. Ils considèrent trop souvent que la critique développée au moment de cette réforme discrédite définitivement ces choix. Si bien que les ouvrages destinés à la formation des maîtres qui contiennent une partie historique remontent rarement à la période précédant 1970 et, quand ils le font, la critique est souvent expéditive, considérant souvent que la seule préoccupation des enseignants pendant cette période aurait été de « remplir des têtes vides » et que leurs élèves sachent résoudre les problèmes pratiques de la vie quotidienne. Or, la lecture du Dictionnaire Pédagogique de Ferdinand Buisson (1882)x ou d’ouvrages tel que celui dont Gaston Mialaret a dirigé la publication en 1955xi permet d’accéder à une pensée didactique beaucoup plus complexe et intéressante que cela. Bref, une première explication est l’existence d’une sorte d’amnésie de ce qu’était réellement la didactique du nombre après la naissance de l’école de la République et pendant ses 90 premières années.

Mais une autre explication, fondamentale, doit être avancée : le basculement vers la préconisation du comptage-numérotage et la confusion qui règne aujourd’hui résultent avant tout d’un incroyable laxisme dans la façon de s’exprimer tant chez les psychologues que chez les didacticiens depuis plus de 30 ans. Les uns comme les autres se sont mis à parler de « nombres » ou de « dénombrement » alors que seules des « quantités » étaient en jeu. Par ailleurs, ils ont été insuffisamment attentifs au fait que les situations-problèmes où il s’agit de repérer un rang sont la plupart du temps résolus par les jeunes enfants sans aucune utilisation des nombres parce qu’ils ne font qu’utiliser des « numéros », etc. Or, nous allons voir qu’une analyse théorique un peu précise (en se rapportant par exemple à la définition des nombres qui était celle de Newton, d’Alembert, Condorcet…) et l’examen de l’ensemble des résultats empiriques disponibles montrent de façon éloquente que l’usage des mots-nombres en tant que numéros fait obstacle à l’accès au nombre. Cette mise au point devrait permettre d’en finir avec les hésitations.

Ainsi, le progrès dans la didactique du nombre dépend aujourd’hui du rétablissement d’une ressource commune : un usage consensuel des mots quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Afin d’avancer vers un consensus dans la définition et l’usage de ces différentes notions, une possibilité aurait été l’écriture d’un « Vocabulaire critique pour enseigner les nombres à l’école » avec, comme entrées, les différents mots concernés. Cependant cette forme d’ouvrage se parcourt en l’abordant par telle ou telle entrée selon la préoccupation du moment et l’une des logiques d’exposition se trouve alors reléguée à un rôle subalterne : la logique historique. Or, comme dans bien d’autres domaines, la perspective historique est une façon privilégiée de comprendre l’état actuel des idées parce qu’elle permet d’en retracer l’évolution tout en s’efforçant d’en expliquer la dynamique.

C’est la raison pour laquelle ce texte continuera comme il a commencé en adoptant un mixte des deux logiques : les notions (comptage-dénombrement, comptage-numérotage, etc.) seront présentées tantôt au sein de sections qui leur sont explicitement consacrées, tantôt au sein d’autres sections adoptant une perspective historique plus affirmée dont la ligne directrice sera toujours une tentative de réponse aux questions : pourquoi le basculement vers l’enseignement du comptage-numérotage, il y a 30 ans environ ? Pourquoi tant de confusion aujourd’hui ?xii

Sur le sujet qui nous intéresse ici, nous allons voir que sur le versant psychologie, il convient de remonter au minimum à un ouvrage publié par Rochel Gelman et Charles Gallistel en 1978xiii (Rochel Gelman est une psychologue développementaliste alors que Charles Randy Gallistel est plutôt spécialiste des apprentissages chez l’animal). En fait, il est préférable de remonter aux travaux de Jean Piaget et Pierre Gréco, vers le milieu du siècle dernier : nous serons donc conduit à un survol de plus de 50 années de recherche en psychologie des apprentissages numériques. Sur le versant épistémologie, nous nous appuierons principalement sur l’Encyclopédie de d’Alembert, Bossut, Condorcet et collègues, ainsi que sur les travaux de Cantor.

En français, les mots grandeur, quantité et nombre ont un sens assez bien établi et ces mots, en anglais, se traduisent respectivement par magnitude, quantity et number. Mais on trouve dans un grand nombre de textes pédagogiques francophones, dont le projet de programme maternelle, d’autres mots qui sont des anglicismes : le mot « cardinalité », par exemple. L’usage d’anglicismes est courant en science et, donc, l’usage de ce mot en particulier ne doit pas être considéré comme un tabou, mais il conviendrait, dans ce cas, de mettre en rapport la notion correspondante avec celles qui sont déjà appréhendées par notre langue : grandeur, quantité et nombre. Rien n’est possible, donc, sans avoir au préalable une vision à peu près claire de la différence entre grandeur, quantité et nombre. C’est ce que visent les deux sections qui suivent, d’abord de manière intuitive, en présentant ce que l’on doit considérer comme des représentations analogiques de la quantité et du nombre respectivement, puis en se référant aux « grands anciens » : Euclide, Newton, les encyclopédistes, etc.

Grandeur, quantité et nombre : une approche intuitive

Un symbole quantitatif : la collection-témoin

Considérons le berger de Mésopotamie qui, en 3500 avant J.C., prenait possession d’un troupeau de moutons. Il était capable d’en apprécier la grandeur visuellement, mais il préférait mesurer cette grandeur en réalisant une correspondance terme à terme : 1 mouton – 1 cailloux. Il obtenait une collection de cailloux (ou de billes d’argile) qui symbolisait la quantité, ce qu’on peut appeler une collection-témoin de la quantité :

Qu’apporte cette représentation de la quantité de moutons par rapport à la simple perception de la grandeur du troupeau ? Elle est définie à 1 unité près : on n’est plus dans l’approximation. En utilisant une correspondance terme à terme, le propriétaire des moutons aura la possibilité, au retour du berger, de savoir s’il rapporte moins, autant ou plus de moutons. Alors que la notion de grandeur évoque l’idée d’approximation, la notion de quantité, elle, évoque l’idée d’exactitude à 1 unité près (Cf. le « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » d’André Lalande, par exemple)xiv. Donnons un autre exemple : on sait qu’à sa naissance le bébé différencie les grandeurs discrètes lorsque celles-ci ont des tailles suffisamment différentesxv (Dehaene, 1997-2010). Le bébé utilise évidemment un traitement approximatif de ces grandeurs, il ne traite ni les quantités, ni les nombres.

La collection-témoin de cailloux précédente représente une quantité de moutons mais peut-on dire qu’elle en représente le nombre ? Le moins que l’on puisse dire est qu’en présence d’une telle quantité de cailloux, on connaît très mal le nombre de moutons ou, du moins, on ne le connaît pas immédiatement. On est donc face à un symbole quantitatif qui n’est pas encore un symbole numérique.

Un symbole numérique : la collection-témoin organisée

La situation change du tout au tout lorsqu’on utilise cet autre symbole pour représenter la même quantité de moutons :

Avec une collection-témoin organisée (cas de celle ci-dessus), la quantité est toujours représentée à 1 unité près mais, de plus, l’accès à la quantité ne nécessite plus une longue correspondance terme à terme, il est direct. Il n’y a aucun risque de confondre la quantité correspondante avec celle qui la précède ou celle qui la suit. Avec une collection-témoin organisée, ce n’est pas seulement la quantité qui est symbolisée, ce sont aussi les différences de 1 entre deux quantités successives, c’est-à-dire l’itération de l’unité. Dans ce cas, on peut parler de symboles qui fonctionnent de manière numérique.

Ces dernières années, de manière générale, les différents auteurs n’accordaient guère le qualificatif de « numérique » à ce type de représentation analogique (l’auteur de ces lignes n’est pas irréprochable de ce point de vue), mais c’est une erreur. D’une part, en effet, ce type de représentation est celui que les mathématiciens pythagoriciens, puis Pascal, Fermat… appelaient des « nombres figuraux » et ceux-ci leur ont permis de démontrer des théorèmes de haute volée en théorie des nombres (on pourra, sur ce sujet, se reporter à un très bel article de François Bressonxvi). D’autre part, il est clair que lorsque les enseignants et les enfants utilisent de telles collections-témoins organisées, ils commentent verbalement l’usage qu’ils en font : les pratiques verbales correspondantes consistent alors en l’explicitation des décompositions sous-jacentes, il s’agit bien de pratiques numériques au sens où les pédagogues les ont longtemps définies.

On notera en effet qu’une telle collection-témoin organisée ne donne pas seulement accès à la décomposition correspondant au dernier ajout de 1 (seize-et-encore-1) parce l’évocation d’autres décompositions est facilitée : c’est dix-et-encore-7, c’est trois-fois-5-et-encore-2 et, en dénombrant successivement les points de la ligne du haut, celle du bas et du milieu, c’est deux-fois-7-et-encore-3… Or, dans les années 1880, Ferdinand Buisson considérait que comprendre un nombre c’est « pouvoir le comparer avec d’autres, le suivre dans ses transformations, le saisir et le mesurer, le composer et le décomposer à volonté ». Lorsqu’on met ainsi l’accent sur les décompositions, comprendre le nombre 8, par exemple, c’est s’être forgé la conviction que pour construire une collection de 8 unités, on peut en ajouter 1 à une collection de 7, on peut en ajouter 3 à une collection de 5, on peut réunir deux collections de 4, on peut enlever 2 à une collection de 10, etc. Et plus tard dans la scolarité, c’est savoir que 200 est égal à 8 fois 25, que 1000 est égal à 8 fois 125… Comprendre un nombre, c’est savoir comment on peut le former à l’aide de nombres plus petits que lui et c’est savoir l’utiliser pour en créer de plus grands. Rappelons que Ferdinand Buisson fut le directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry, dirigea le célèbre Dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction primaire et occupa une chaire de Pédagogie à la Sorbonne. Il fut donc le pédagogue le plus influent lors de la création de l’école de la République. Cette définition du nombre a été reprise par les pédagogues qui, à la Libération, s’inscrivaient dans le mouvement de l’Éducation Nouvelle : Henri Canacxvii, Suzanne Herbinière-Lebert, René Brandicourt, etc. Aujourd’hui, c’est celle qui est derrière la distinction que fait Pierre Arnoux (2012)xviii entre « nombres vivants » et « nombres inertes ».

Le nombre n’est pas la quantité, il naît de la mise en relation des quantités

Newton ou une définition du nombre qui met en évidence l’importance de la notion d’unité

Dès le XVIIe siècle, Isaac Newton insistait sur le fait que les nombres et les quantités sont des entités différentes (on trouve plus loin une traduction du propos ci-dessous, sous la plume des encyclopédistes) : « By number we understand not so much a multitude of unities, as the abstracted ratio of any quantity to another quantity of the same kind, which we take for unity »xix. Ainsi, distinguait-il la quantité et le nombre, insistant sur le fait que la notion de nombre est plus abstraite que celle de quantité parce qu’elle doit être située du côté de la mise en relation ou la comparaison des quantités. De manière plus précise, il définissait le nombre comme un rapport de deux quantités.

La définition de Newton est reprise dans la partie Mathématiques de l’Encyclopédie méthodique par d’Alembert, Bossut, de la Lande et Condorcetxx, au début du texte qui figure à l’entrée NOMBRE (T2, p. 464) : « M. Newton définit plus précisément le nombre, non pas comme une multitude d’unités, comme Euclide, mais le rapport abstrait d’une quantité à une autre de la même espèce, que l’on prend pour l’unité »

L’Encyclopédie conserve donc la définition euclidienne de la quantité, à savoir une « multitude d’unités » mais, dans le même temps, cet ouvrage est explicite sur le fait que le nombre est de nature différente parce qu’il n’est pas une multitude d’unités quantitative. En fait, l’Encyclopédie adopte une définition du nombre qui permet de comprendre que l’unité numérique n’est pas l’unité des quantités : le rapport 8 chaussures / 2 chaussures est le nombre 4, c’est-à-dire une entité qui ne renvoie plus à des chaussures seulement. Cela met en évidence que l’unité numérique est plus abstraite que celle des quantités et, donc, le nombre plus abstrait que la quantité. Précisons ce point.

Face à une collection de chaussures, par exemple, on n’a pas accès à la même quantité selon que l’unité est une chaussure ou une paire de chaussures. Une quantité est toujours une « quantité de… ». D’un point de vue pédagogique, le plus souvent, ce point de vue est insuffisamment pris en compte : il convient d’aider les enfants à s’approprier la notion d’unité, afin qu’ils comprennent celle de quantité et, donc, celle de nombre. Ce sujet, crucial, est abordé ailleursxxi, bien qu’il mériterait d’être approfondi. Et cela d’autant plus que le projet de programme maternelle est muet sur cette question. La définition du nombre de Newton, quant à elle, présente l’avantage de souligner la nature plus abstraite du nombre lorsqu’on le compare à la quantité : si une quantité est toujours une « quantité de… », le nombre, lui, peut être considéré en tant que tel et pas seulement en tant que « nombre de… ». En effet, lorsque deux quantités ont la même unité, le fait d’en considérer le rapport fait « disparaître » cette « unité quantitative » de sorte que le « 1 » numérique vaut pour 1 chaussure, 1 lunette, 1 raisin, 1 paire de chaussures, 1 paire de lunettes, 1 grappe de raisins, 1 cm, 1 dm, 1 dizaine, 1 centaine…

Travailler sur les rapports entre quantités est évidemment un moyen de les mettre en relation mais il existe un autre moyen de le faire, c’est d’ordonner leurs différences : telle quantité étant jugée différente de telle autre du fait qu’elles ne peuvent pas être mises en correspondance terme à terme, de combien diffèrent-elles ? Peut-on les ordonner selon leurs différences ? C’est ce type d’approche qui a inspiré les travaux de Jean Piaget vers le milieu du siècle dernier (Piaget et Szeminska, 1941)xxii. Dans cette perspective, les différences égales à l’unité jouent évidemment un rôle crucial parce que dans le cas de quantités dites discrètes ou discontinues, il n’y a pas de différence plus petite que l’unité et l’on comprend qu’il faille dès lors viser la compréhension de la propriété d’itération de l’unité : « Les enfants doivent comprendre que toute quantité s’obtient en ajoutant un à la quantité précédente (ou en enlevant un à la quantité supérieure) et que sa dénomination s’obtient en avançant de un dans la suite des noms de nombres ou dans l’écriture des chiffres. » (projet de programme maternelle, recommandations, p. 54).

Les encyclopédistes : les nombres sont les « raisons » des quantités

Cette définition du nombre en tant que résultat de la comparaison des quantités au moyen de leurs différences, est-elle présente dans l’Encyclopédie ? Elle l’est effectivement, mais pour s’en rendre compte, il faut mettre en relation plusieurs entrées de cet ouvrage. En effet, à l’entrée NOMBRE de l’Encyclopédie, la définition adoptée est celle de Newton : le nombre est présenté comme le rapport de deux quantités. Cependant, lorsqu’on cherche à préciser ce qu’est un rapport en se reportant à l’entrée RAPPORT du même ouvrage, on trouve un court texte (7 lignes, p. 727) qui commence ainsi :

« RAPPORT : C’est le résultat de la comparaison de deux quantités l’une avec l’autre, relativement à leur grandeur. On se sert aussi du mot raison …/… Voyez RAISON ».

Le texte consacré à la notion de rapport étant particulièrement court, le lecteur est motivé à chercher également à l’entrée RAISON de l’Encyclopédie, comme cela est recommandé. Là, on trouve un long texte (3 pages à partir de la p. 725) qui commence ainsi :

« RAISON : C’est le résultat de la comparaison que l’on fait entre deux grandeurs homogènes, soit en déterminant l’excès de l’une sur l’autre, ou combien de fois l’une contient l’autre, ou y est contenue. »

Et, plus loin dans le texte de cette entrée, la première forme de comparaison est qualifiée de recherche de la « différence » ou encore de la « raison arithmétique » alors que la seconde forme de comparaison est dite conduire à la « raison géométrique » ou « simplement raison ». Au final, on trouve dans cet ouvrage l’idée que le nombre est la raison de deux quantités, celle-ci pouvant prendre deux formes : la raison arithmétique (ou différence) et la raison géométrique (ou rapport).

Commentons plus précisément les propos tenus dans cette entrée RAISON. La première phrase dit que le nombre est « le résultat de la comparaison de deux quantités l’une avec l’autre, relativement à leur grandeur » : on peinerait à mieux définir les relations entre grandeurs, quantité et nombre en une seule phrase. Par ailleurs, présenter le nombre comme la raison des quantités, pour peu que l’on revienne à l’étymologie du mot raison, renvoie vers l’idée que le nombre est la mesure ou encore l’explication des quantités. Encore une proposition qui invite à bien distinguer le nombre et la quantité ! Derrière la double définition du nombre qui est avancée, d’une part en tant que raison arithmétique et d’autre part en tant que raison géométrique des quantités, il y a évidemment la difficulté que les mathématiciens avaient à l’époque à penser l’articulation entre les nombres naturels, les rationnels et ceux que l’on appellera ensuite les réels (chez Euclide, la théorie des rapports était une théorie dont les fondements étaient géométriques).

Ici, nous nous en tiendrons évidemment à considérer les nombres comme des raisons arithmétiques des quantités (plus loin dans ce texte, nous verrons cependant que les notions de « nombre ordinal » et de « nombre cardinal » sont le résultat d’un prolongement historique des débats créés par l’existence de deux raisons pour les quantités, l’une arithmétique et l’autre géométrique). Considérer le nombre comme la raison arithmétique des quantités nous ramène évidemment au caractère crucial de l’itération de l’unité, c’est-à-dire au caractère crucial de l’enseignement du comptage sous la forme d’un « comptage-dénombrement » : « une unité ; et-encore-une, deux unités ; et-encore-une, trois unités ; et-encore-une, quatre unités… » Comment expliquer que vers la fin des années 1980, l’école française ait renoncé à enseigner cette forme de comptage ? Un ouvrage a joué un rôle considérable (voir Brissiaud, 2013xxiii), celui que Rochel Gelman et Charles Gallistel (1978) ont intitulé : « The Child’s Understanding of Number »xxiv.

Selon Gelman et Gallistel, le comptage-numérotage donne accès à la « numerosity », mais qu’est-ce que la « numerosity » ?

Le titre de l’ouvrage de Rochel Gelman et Charles Gallistel est leurrant parce qu’il y est très peu question du nombre, du moins au sens où les encyclopédistes définissait cette notion. Pour l’essentiel, ces chercheurs se sont livrés à une analyse du comptage selon ce qu’ils appellent des « principes » dont les trois premiers sont, de leur point de vue, les principes du « Comment compter ». Le premier principe est celui de correspondance 1 unité – 1 mot : il faut veiller à bien dire un mot-nombre différent chaque fois qu’une nouvelle unité est pointée, le deuxième le principe de suite stable : les mots-nombres doivent être engendrés dans le même ordre à chaque comptage et un troisième un principe qu’ils appellent le « principe cardinal » : le dernier mot-nombre prononcé lors d’un comptage permettrait précocement à l’enfant d’accéder à ce que ces chercheurs dénomment en américain la « numerosity ».

Ainsi la forme de comptage que ces chercheurs analysent est celle où l’éducateur théâtralise la correspondance 1 mot – 1 unité : « le un ; le deux ; le trois ; le quatre… », c’est-à-dire le « comptage-numérotage ». C’est celle que les parents enseignent le plus souvent mais aussi celle qui, selon René Brandicourt, ne devrait jamais être favorisée à l’école. À aucun moment ces auteurs n’envisagent que l’enseignement du comptage pourrait prendre une autre forme : cela semble aller de soi que c’est ainsi qu’il faut enseigner « comment compter ».

D’après Gelman et Gallistel, les enfants auraient une connaissance précoce du fait qu’à l’issue d’un comptage-numérotage, s’ils respectent bien l’ordre des mots-nombres, le dernier mot prononcé désigne la « numerosity ». Mais qu’est-ce que la « numerosity » ? S’agit-il de la grandeur, de la quantité ou du nombre ?

La section qui suit contient plusieurs passages en anglais mais il était difficile de faire autrement : l’un des principaux problèmes que l’on rencontre aujourd’hui pour penser les apprentissages numériques est l’emploi fréquent d’anglicismes tels que « numerosity » traduit « numérosité » ou « cardinality » traduit « cardinalité » sans que nous sachions ce que les chercheurs qui les utilisent veulent dire de manière précise. Or, traduire les passages des articles originaux sur lesquels nous allons nous appuyer aurait conduit à préjuger des interprétations qui sont les nôtres.

Présentation d’une recherche particulièrement éclairante

Une recherche récente de Mathieu Le Corre (2013)xxv, intitulée « Children acquire the later-greater principle after the cardinal principle », est particulièrement instructive et incontournable pour répondre à la question : qu’est-ce que la numerosity ? Il faut d’abord noter que ce chercheur retient comme critère d’accès au « principe cardinal » la réussite à la tâche « Donne-moi N objets » lorsque N est inférieur ou égal à 5, c’est-à-dire un critère bien plus strict que celui utilisé par Gelman et Gallistel (répéter le dernier mot d’un comptage lors de la tâche « Combien y a-t-il de… » ou changer d’intonation lorsque ce dernier mot est prononcé). La tâche « Donne-moi N objets » est le plus souvent retenue aujourd’hui depuis que Sarnecka & Carey (2008)xxvi ont montré que lorsque des enfants états-uniens la réussissent jusqu’à 5, ils la réussissent aussi loin qu’ils savent compter-numéroter, ce qui atteste d’une certaine généralisation et, donc, que le comportement des enfants n’est pas une pure mécanique. Mathieu Le Corre s’adresse à des enfants (3 ans 8 mois en moyenne) qui viennent de découvrir le « principe cardinal » (52 enfants ont été testés et 30 seulement ont été retenus), ils savent tous compter verbalement jusqu’à 10 au moins, ce qui garantit qu’ils réussissent la tâche « Donne-moi N objets » jusqu’à 10 au moins.

Mathieu Le Corre propose deux autres tâches aux enfants : 1°) Une tache d’estimation-comparaison de la « numerosity » : des cartes contenant 6, 8 ou 10 points sont montrées et l’enfant doit dire combien il y en a sans les compter ; cette tâche est qualifiée ici d’ « estimation-comparaison » parce que le chercheur ne va pas s’intéresser à la qualité des estimations lorsque celles-ci sont évaluées indépendamment les unes des autres mais il va chercher à savoir si l’enfant face à une collection de 10 points, proposent un mot-nombre qui se situe plus loin dans la suite verbale que celui qu’il propose face à 6 points ; 2°) Une tâche de comparaison : on dit à l’enfant que dans une boîte fermée il y a 6 poissons et dans une autre 10 poissons ; un animal veut manger le plus de poissons possible ; laquelle des deux boîtes doit-il choisir ?

Quatorze enfants sur les trente échouent totalement les deux tâches : leur taux de réussite n’est pas meilleur que s’ils répondaient au hasard. Et pourtant, tous savent donner 10 unités et 6 unités respectivement !

Rapportons une partie de la conclusion de Mathieu Le Corre (p. 14) : « our results suggest that the acquisition of the cardinal principle does not involve or require the acquisition of any knowledge of the numerical significance of the order of the number words in the list. Rather, we suggest that knowledge of the cardinal principle is exactly as Gelman and Gallistel (1978) first described it: that is, knowledge that the last number word of a count denotes the numerosity (or cardinality) of the counted set when the count is correct. »

Le comptage-numérotage ou la représentation de la quantité par une collection de numéros

Comment interpréter les résultats de l’expérience qui vient d’être décrite ? Il faut avant tout se rappeler que l’ensemble de ces enfants savent donner jusqu’à 10 jetons. On peut donc considérer qu’ils commencent à traiter la quantité. De manière plus précise, il faut considérer que la récitation dans l’ordre de la collection des 10 premiers numéros permet à ces enfants de construire une collection ayant la taille demandée.

Il faut en effet parler de numéros parce qu’on dispose de nombreuses preuves empiriques du fait qu’un enseignement du comptage basé sur une théâtralisation de la correspondance 1 mot – 1 objet, conduit les enfants à considérer les mots-nombres comme des sortes de numéros. Ainsi, lorsque des enfants de 4 ans et demi environ viennent de compter 7 objets de cette manière et lorsqu’on leur demande de montrer les 7 objets, en insistant sur la marque du pluriel (« les 7 objets »), ils montrent quand même un seul objet : le dernier pointé (Fuson, 1988)xxvii. De façon récente, Colomé & Noël (2012)xxviii obtiennent des résultats qui vont dans le même sens avec des enfants francophones. Par ailleurs, lorsqu’on demande à des élèves de GS de rédiger un message écrit afin de ne pas oublier combien il y a d’objets dans une collection de 7 objets qu’ils viennent de compter-numéroter, ils dessinent : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, c’est-à-dire l’ensemble des numéros qu’ils viennent d’utiliser (Sinclair & col, 1988 ; Brissiaud, 1989, Margolinas & Wozniack, 2012)xxix.

Et s’il s’agit de comparer deux collections de 4 et 5 unités respectivement, on observe certains enfants qui comptent la première en disant : 1, 2, 3, 4 , sans être capable de résumer leur comptage-numérotage par le mot 4 ; mais cela ne les empêche pas de se tourner vers l’autre collection en disant : 1, 2, 3, 4, 5, sans non plus dire 5. Dans l’un et l’autre cas, ils ne savent pas répondre à la question « Combien y a-t-il… ? » et pourtant, ils concluent correctement en disant que la collection « 1, 2, 3, 4, 5 » est plus nombreuse que la collection « 1, 2, 3, 4 » : ils ont compris que lorsque le comptage-numérotage « va plus loin » ou « dure plus longtemps », on peut dire : « Il y a plus là que là » (Droz & Paschoud, 1981xxx). Dans un premier temps, donc, le comptage-numérotage permet la représentation de la quantité par une collection-témoin de numéros (on notera que dans ce cas la comparaison est réussie, du fait que le comptage-numérotage a été effectif).

Mais les trente enfants retenus dans l’expérience de Mathieu Le Corre sont plus avancés : ils comprennent l’expression « Donne-moi 10 jetons » et ils ont donc commencé à coordonner deux significations du mot « 10 », celle où ce mot sert à désigner une quantité de jetons (les 10 jetons), et celle où ce mot renvoie au dernier numéro utilisé (le jeton numéro 10 dans la numérotation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10). Ainsi, ce que Rochel Gelman appelle le « principe cardinal » peut être appelé un « principe de nominalisation de la quantité lorsque celle-ci est représentée par une collection de numéros » : 10 vaut pour 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.xxxi L’enfant qui accède à ce « principe » se comporte comme s’il avait compris que pour mémoriser la collection de numéro 1, 2, 3, 4, 5, 6, par exemple, dont il sait qu’elle représente une quantité donnée, il suffit, grâce à l’ordre des mots-nombres, de mémoriser le dernier numéro : 6 vaut pour 1, 2, 3, 4, 5, 6.

Intéressons-nous cependant aux 14 enfants sur 30 qui échouent la tâche d’estimation-comparaison et celle de comparaison. Si des collections de respectivement 6 et 10 unités leur étaient montrées physiquement, ces enfants sauraient montrer celle qui en contient le plus (Dehaene, 1997-2010xxxii). Il faut en conclure que chez ces enfants, la nominalisation de la quantité ne donne pas encore accès aux propriétés qui sont celles des grandeurs sous-jacentes : les noms des quantités sont insuffisamment coordonnés aux grandeurs correspondantes pour permettre la comparaison alors que celle-ci serait possible à partir des collections elles-mêmes.

Ainsi, cette recherche de Mathieu Le Corre montre que dans un premier temps, la nominalisation de la quantité que l’enfant a acquise dans un contexte de comptage-numérotage donne accès à des quantités qui sont loin de permettre la comparaison. Ceci peut se reformuler de la manière suivante : cette recherche montre que l’accès à ce que Gelman appelle le « principe cardinal » ne coïncide pas avec l’accès au nombre. En effet, si, comme cela a été argumenté, le nombre se fonde dans la comparaison des quantités, le critère d’accès au nombre n’est pas respecté. Au delà d’un tel raisonnement qui s’efforce d’être précis, quel chercheur aurait envie de parler de nombre alors que près d’un enfant sur deux ne disposent même pas de ce que Mathieu Le Corre appelle « the later-greater principle » ?

En fait, nous verrons plus loin dans ce texte qu’un enfant qui en est là de son cheminement est plus éloigné du nombre que s’il représentait la quantité par une collection-témoin de points, de traits ou de doigts parce qu’il va lui falloir, pour organiser ses collections-témoins de numéros, surmonter l’obstacle de la polysémie des mots-nombres. Mais le point essentiel de l’analyse précédente est celui-ci : lorsqu’à la suite des travaux de Gelman, on considère que le comptage-numérotage donne accès à la « numerosity », ce mot doit être traduit par « quantité » et non par « nombre » (l’usage du mot « cardinality », lui aussi employé par Mathieu Le Corre, est discuté plus loin dans ce texte).

Les principes du comptage selon Gelman et Gallistel : un usage malheureux du mot “cardinal”

Le comptage-numérotage ne donne accès qu’à la quantité mais Gelman et Gallistel ont malheureusement utilisé le mot « cardinal » pour dénommer le principe correspondant, ils parlent de « principe cardinal » ce qui a eu comme conséquence que de nombreux chercheurs ont très vite franchi le pas : ils ont remplacé le mot « numerosity » par « number ». Mais commençons par retracer l’histoire de la signification du mot « cardinal » afin de mieux comprendre pourquoi un usage « malheureux » du mot cardinal n’a rien d’étonnant : en fait, seul un contrôle épistémologique rigoureux de son usage permet d’éviter les confusions. Par exemple : on trouve souvent dans les textes de didactique les expressions « aspect cardinal du nombre » ou « aspect ordinal du nombre » alors que dans le cas des nombres finis, ces expressions sont des oxymores.

Le mot « cardinal » pour désigner l’usage principal des nombres et la signification principale des numéraux

Le mot « cardinal » vient du latin « cardo » qui désigne le « pivot » ou le « gond » d’une porte, c’est-à-dire sa pièce principale. D’où le sens figuré de ce mot, celui de « principal ». Dans un premier temps, ce mot a été utilisé dans ce sens figuré au IVe siècle pour qualifier les « vertus cardinales », puis vinrent les « vents cardinaux », les « points cardinaux » et, en grammaire, le fait de qualifier les mots qui réfèrent à des nombres, les numéraux, tantôt en tant que cardinaux (sept, treize…) quand ils désignent des quantités (c’est le sens « pivot » des numéraux), tantôt en tant qu’ordinaux (septième, treizième…) quand ils désignent des rangs.

Pourquoi avoir qualifié de « principal » l’usage des nombres correspondant à la mise en relation des quantités plutôt que celle des rangs ? D’un point de vue théorique, lorsqu’on s’en tient à un usage banal du nombre, c’est-à-dire lorsqu’on évite les pièges de l’infini et tant qu’on s’en tient aux relations additives, les deux points de vue se correspondent parfaitement : lorsqu’on adopte le point de vue de la mise en relation (ou mesure) des quantités, on dit que « 6 unités, c’est 5-unités-et-encore-1 ; c’est 4-unités-et-encore-2 » et lorsqu’on adopte le point de vue de la mise en relation (ou mesure) des rangs que « le 6e rang, c’est le 5e rang après le 1er ; c’est le 4e rang après le 2; c’est le 3e rang après le 3; etc. ». On a affaire à deux contextualisations différentes des égalités 6 = 5 + 1 ; 6 = 4 + 2 ; etc. Alors, pourquoi l’un des usages des nombres serait-il « cardinal » ?

Allons vers des contextes définis de manière plus précise et changeons la taille des nombres en considérant 1984 enfants. Cette quantité d’enfants est possiblement formée de 6 garçons et 1978 filles ou bien de 1978 garçons et 6 filles. Chacune de ces propositions nous paraît immédiatement aussi vraie l’une que l’autre. En revanche, s’il est facile de vérifier que 6 ans après l’an 1978 on était en 1984, le fait que 1978 ans après l’an 6, on était de même en 1984, nous demande réflexion. En fait, on n’a jamais vu quiconque acquérir l’intelligence des nombres, c’est-à-dire la connaissance de telles relations, en apprenant à maîtriser, au sein d’un système de numérotation, les relations entre chaque élément et son successeur, le successeur de son successeur, etc. Il y a une bonne raison pour cela : la commutativité de l’addition (6 + 1978 = 1978 + 6), une propriété conceptuelle importante des nombres, est souvent évidente dans un contexte où l’on traite des quantités (lorsqu’on réunit une équipe de garçons et une équipe de filles, a-t-on ajouté les filles aux garçons ou les garçons aux filles ?) alors que cette propriété, dans un contexte où l’on traite des rangs, signifie que le xème élément après le yème est aussi le yème après le xème. Appliquée aux rangs, la commutativité est souvent loin d’être évidente. Il faut se l’approprier dans un contexte de quantités avant d’être convaincu que, dans un contexte de rangs, ça marche encore.

Comme nous l’avons vu en considérant les travaux d’Euclide, de Newton et ceux des encyclopédistes, la notion de nombre s’est construite à partir de celle de quantité. Ce n’est pas étonnant que cette notion ait été associée de manière privilégiée au contexte qui lui a donné naissance. On comprendrait mal qu’elle ne le reste pas aujourd’hui. On remarquera d’ailleurs que d’un point de vue morphologique, les numéraux ordinaux sont dérivés des cardinaux : ils s’obtiennent en y ajoutant ième à la fin. Ainsi, vers 1850, tout était parfaitement clair : les nombres avaient deux usages, la mise en relation (ou la mesure) des quantités et la mise en relation (ou la mesure) des rangs. Par ailleurs, il apparaissait clairement que la mesure des quantités et celle des rangs sont deux usages qu’il ne convient pas de mettre sur le même plan et, comme on n’utilise pas les mêmes mots numéraux dans l’un et l’autre cas, on qualifiait de cardinaux ceux qui sont utilisés dans le contexte des quantités (usage principal des nombres) et d’« ordinaux » ceux qui le sont dans le contexte des rangs (usage second des nombres). Tout va se compliquer dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Le mot « cardinal » pour désigner la nature de certains nombres infinis

En mathématiques universitaires, en revanche, l’adjectif « cardinal » est aujourd’hui utilisé pour qualifier autre chose qu’un usage des nombres ou les mots de la langue qui servent à cet usage, il qualifie les nombres eux-mêmes : on parle aujourd’hui de « nombres cardinaux ».

L’invention de ces nouveaux nombres remonte au 19e siècle avec les travaux de Cantor notamment. À cette époque, les mathématiciens ont ressenti le besoin d’utiliser le mot « cardinal » dans ce sens très différent (il qualifie les nombres eux-mêmes et non leur usage) afin de préciser les différentes sortes d’infinis qu’ils rencontraient. Ainsi, les nombres réels compris entre 0 et 1, ceux qu’on atteint ou approche avec des écritures décimales du type 0,43897… forment un ensemble infini qui est plus « nombreux » que les entiers naturels : Cantor a en effet montré qu’aucune correspondance terme à terme entre ces nombres et les entiers naturels n’est possible. En revanche, il a montré que les fractions (il faudrait dire : les rationnels) comprises entre 0 et 1, énumérées ci-après selon leurs dénominateurs croissants : 1/1, 1/2, 1/3, 2/3, 1/4, 3/4, 1/5, 2/5, 3/5, 4/5, 1/6, 5/6, 1/7… peuvent être mises en correspondance terme à terme avec les entiers naturels, ce qui est contre-intuitif : on a en effet l’impression qu’avec les seules fractions de numérateur 1 : 1/1, 1/2, 1/3, 1/4, 1/5, 1/6…, on va « épuiser » l’ensemble des numéros et que, donc, il y a bien plus de fractions que d’entiers.

Pour préciser ces différentes sortes d’infinis, les mathématiciens ont eu besoin d’articuler la notion de nombre infini lorsqu’elle s’appuie sur la correspondance terme à terme (c’est le point de vue de la quantité), avec celle de nombre infini lorsqu’elle s’appuie sur la création d’un ordre (c’est le point de vue des rangs). Ils ont choisi de parler de « nombre cardinal » dans le premier cas et de « nombre ordinal » dans le second.

Ainsi, comme les fractions comprises entre 0 et 1 peuvent être mise en correspondance terme à terme avec les entiers, ces deux ensembles ont le même cardinal, ils sont aussi « nombreux » l’un que l’autre lorsqu’on les considère du point de vue de la correspondance terme à terme mais, dans le même temps, on a vu qu’on a envie de dire que les fractions comprises entre 0 et 1 sont plus « nombreuses », ce qui est effectivement le cas lorsqu’on les considère d’un point de vue ordinal : si l’on nomme  l’ordinal (infini) correspondant à l’ensemble des entiers naturels, par exemple, c’est aussi celui de l’ensemble des fractions du type 1/1, 1/2, 1/3, 1/4, 1/5… Si l’on continue à créer un rang supplémentaire en considérant que 2/3 est la fraction suivante, cette fraction sera repérée par l’ordinal  + 1, la suivante par  + 2, etc. D’un point de vue cardinal  + 1 et  désignent la même entité : il n’y a rien de choquant à ce que l’infini-et-encore-un soit égal à l’infini parce que « un », c’est vraiment petit à côté de l’infini. On a donc affaire au même cardinal. En revanche, d’un point de vue ordinal,  + 1 et  sont deux ordinaux distincts qui se suivent. Ainsi, lorsqu’on s’intéresse aux ensembles infinis, il existe de nombreux ordinaux (rangs) distincts qui ne sont pas des cardinaux (quantités) distincts.

Éviter les expressions « aspect cardinal » et « aspect ordinal » des nombres finis :

ce sont des oxymores

En revanche, lorsqu’on s’en tient aux ensembles finis, parler de « nombre cardinal », de « nombre ordinal » ou faire l’économie de l’un et l’autre qualificatif en parlant tout simplement de « nombre », c’est référer aux mêmes entités. Lorsqu’on s’en tient aux ensembles finis, le nombre est nombre, il n’est jamais spécifiquement cardinal ni jamais spécifiquement ordinal parce qu’il est indistinctement les deux. Ce point de vue était à la base de l’approche de la genèse du nombre que Piaget a avancéexxxiii. L’aspect « logiciste » de la théorie de ce grand chercheur n’est plus d’actualité mais son fondement épistémologique n’a pas vieilli : le nombre est mise en ordre des quantités selon leurs différences, il n’est ni dans les quantités envisagées seulement en tant que telles, ni dans la mise en ordre d’autres entités que les quantités.

On parle souvent de la théorie de Cantor comme d’une théorie des ensembles mais, fondamentalement, il s’agit d’une théorie des infinisxxxiv. Concernant les nombres finis, son seul apport est d’avoir mis fortement en avant le fait que l’égalité de deux quantités se fonde dans la correspondance terme à terme. Cependant, lorsqu’on s’en tient aux nombres finis, cette explicitation du rôle de la correspondance terme à terme ne change en rien la définition qu’il convient de donner des nombres : ceux-ci doivent toujours être considéré comme la raison des quantités parce qu’ils résultent de leur mise en ordre selon leurs différences.

Si l’on veut se convaincre du fait que les nombres finis ont une seule nature qui est d’être la raison des quantités, il suffit là encore de se reporter à l’Encyclopédie méthodique par d’Alembert, Bossut, de la Lande et Condorcet. Dans cette encyclopédie, il n’existe pas d’entrée correspondant au mot CARDINAL et cela s’explique bien : à cette époque où l’essentiel avait été dit concernant les nombres finis, le mot cardinal ne renvoyait à aucune entité théorique qui serait différente de celle décrite dans l’entrée NOMBRE.

Aujourd’hui, il est préférable de faire l’économie des expressions « nombre cardinal » et de « nombre ordinal » lorsqu’on parle de nombres finis dans un contexte didactique parce que l’usage des adjectifs « cardinal » et « ordinal » est superfétatoire. Allons même plus loin : il faut éviter de parler de l’ « aspect cardinal » et de l’ « aspect ordinal » des nombres finis ou encore de « cardinalité » et d’ « ordinalité ». En effet, si la nature profonde du nombre, lorsqu’il est fini, est que ces deux aspects (l’aspect quantité et l’aspect mise en ordre des quantités) ne peuvent pas être envisagés séparément sans que la notion même de nombre disparaisse, chacune de ces expressions est un oxymore.

La distinction entre un aspect « cardinal » et un aspect « ordinal » des nombres finis est en effet contradictoire. Qui aurait envie de distinguer l’« aspect quantité » et l’« aspect mise en ordre » de l’itération de l’unité alors que s’approprier cette propriété, c’est tout le contraire de distinguer ces deux aspects puisque c’est en réaliser la fusion : « Les enfants doivent comprendre que toute quantité s’obtient en ajoutant un à la quantité précédente (ou en enlevant un à la quantité supérieure) et que sa dénomination s’obtient en avançant de un dans la suite des noms de nombres ou dans l’écriture des chiffres » ? Or, l’itération de l’unité est la porte d’entrée vers le nombre et l’on ne peut donc pas isoler l’un des deux soi-disant « aspects du nombre » sans s’exprimer de manière contradictoire. Du fait qu’il est mise en relation des quantités et, donc, de nature plus abstraite que les quantités, le nombre ne peut plus être considéré sous un aspect qu’il n’a plus : celui de quantité.

Nous reviendrons sur cette question vers la fin de ce texte parce que depuis près de 30 ans, l’usage des oxymores que sont les expressions « aspect cardinal » et « aspect ordinal » des nombres finis sert malheureusement de masque au choix d’enseigner le comptage-numérotage.

La confusion née de l’emploi du mot « cardinal » par Gelman

L’usage du mot « cardinal » dans l’expression « principe cardinal » est malheureux parce que, dans le courant du 20e siècle, suite aux travaux de Cantor, ce mot s’est trouvé de plus en plus souvent utilisé comme synonyme du mot « nombre », ça ne serait que pour éviter la répétition de ce mot, dans un souci de style. On lit par exemple dans le projet de programme pour l’école maternelle que : « (La construction du nombre) est conduite à partir de collections dont l’enseignant pourra raisonnablement, en fonction des approches qu’il utilise et des caractéristiques des élèves, limiter le cardinal entre 10 et 20 en grande section.» Si on remplace le mot « cardinal » par « nombre », la même idée est véhiculée, de manière plus simple. On remarquera que c’est le mot « cardinal » et non le mot « ordinal » que l’usage a retenu comme synonyme de « nombre » alors que depuis les travaux de Cantor, aucune raison d’ordre mathématique ne justifie un tel choix : il faut très certainement y voir une conséquence du fait que l’usage cardinal des nombres est leur usage principal.

Comment s’étonner dès lors que la définition du « principe cardinal » ait évolué de la manière suivante : « the [numeral] applied to the final item in the set represents the number of items in the set. » (Sarnecka & Carey, 2008xxxv). En Français, Michel Fayol (2012)xxxvi, dans deux pages contigües d’un Que-sais-je consacré à l’acquisition du nombre, définit ainsi le “principe cardinal” selon Rochel Gelman (p. 62) : « Le mot-nombre qui désigne le dernier élément d’une collection représente le nombre total d’éléments ». Ainsi, il n’est plus question de « numerosity » mais de « number » en anglais et de « nombre » en français.

Il ne fait guère de doute que la polysémie du mot « cardinal » explique que l’accès au « principe cardinal » soit très souvent considéré comme un critère de l’accès au nombre alors qu’il n’est qu’un principe de nominalisation de la quantité lorsque celle-ci est représentée par une collection de numéros. La quantité n’étant de toute évidence pas le nombre, faut-il en conclure que la théorie de Susan Carey, autre très grande psychologue contemporaine (professeur de psychologie au MIT puis à Harvard), serait grossièrement fausse ?

La définition du « principe cardinal » a évolué,

le critère de son appropriation aussi

En fait, la situation est plus complexe que cela : dans le même temps que la définition du « principe cardinal » a évolué (on n’y parle plus de « numerosity » mais de nombre), le critère d’appropriation de ce principe a, lui aussi, changé : non seulement l’enfant doit savoir donner N objets jusqu’à 5, on ne se contente plus qu’il sache répéter le dernier mot d’un comptage-numérotage en réponse à la question « Combien y a-t-il… » mais, de plus, l’enfant qui atteint ce critère serait censé comprendre l’itération de l’unité. Ainsi, dans le même article de Sarnecka & Carey, celui où l’on nous dit que le dernier mot d’un comptage-numérotage désigne le nombre, on lit dans la présentation de cette recherche :

« The first question of the present study then, is: Is the cardinal principle a procedural rule about counting and saying ‘how many’?Alternatively, the cardinal principle can be viewed as something more profound – a principle stating that a numeral’s cardinal meaning is determined by its ordinal position in the list. This means, for example, that the fifth numeral in any count list – spoken or written, in any language – must mean five. And the third numeral must mean three, and the ninety-eighth numeral must mean 98, and so on.

If so, then knowing the cardinal principle means having some implicit knowledge of the successor function – some understanding that the cardinality for each numeral is generated by adding one to the cardinality for the previous numeral. The second question of the present study then, is: Is the cardinal principle a conceptual rule that is related to knowledge of the successor function? »

Et les auteurs avancent certaines données qui semblent montrer que la réussite à la tâche « Donne moi N objets » jusqu’à 5 s’accompagne d’une certaine compréhension de l’itération de l’unité. Nous allons voir que ce dernier point a depuis été remis en question mais l’important est ailleurs : Susan Carey renoue avec un critère d’accès au nombre utilisé par Jean Piaget et Pierre Gréco. Ainsi, concernant le premier de ces chercheurs, il commente avec Bärbel Inhelder (1963)xxxvii les propos d’un enfant qui avait été confronté à une tâche de conservation :

« Ça fait 1, 2 , 3 , 4 , 5 ici », nous dit un sujet de 4 ans et : « 1, 2, 3, 4, 5 là, mais ça fait quand même plus là (en montrant la rangée la plus longue) » Dans cet exemple, les noms de nombre 1 à 5 ne constituent qu’un moyen pour individualiser les éléments, mais n’entraînant ni la conclusion que le tout est égal à la somme des parties, ni par conséquent la conservation de ce tout. Or, sans additivité ni conservation, on ne saurait parler de nombres !"

Pour Piaget, on ne peut pas parler de « nombre » chez cet enfant parce qu’il lui manque la conservation, bien entendu. Mais passons sur ce critère parce qu’il renvoie à un aspect de l’approche piagétienne particulièrement complexe et qui n’est pas d’actualité : son aspect « logiciste ». En revanche, Piaget souligne l’existence d’un autre manque qui, de son point de vue, a partie liée avec l’absence de conservation : sans additivité du comptage, on ne saurait parler de nombre. Cette propriété d’additivité est celle que Pierre Gréco appelait à la même époque l’itération de l’unité (Gréco, 1960, 1963)xxxviii.

On a déjà souligné les raisons qui expliquent que l’importance de cette propriété ait progressivement émergé au sein de l’école de Genève : la théorie de Piaget trouve sont origine dans le fait que les nombres finis sont indissociablement cardinaux et ordinaux ou encore que la correspondance terme à terme et l’ordre sont deux points de vue indissociables lorsqu’on parle du nombre.

C’est très exactement cette idée qu’expriment Sarnecka et Carey dans l’extrait rapporté plus haut, en insistant sur le caractère conceptuel de ce que devrait être un « principe cardinal ». Ils l’expriment en utilisant un mot dont, là encore, il convient de rechercher un équivalent en français : le mot « cardinality ». Or, c’est bien évidemment, là encore, le mot « quantité » qui convient. Ainsi, la phrase : the cardinality for each numeral is generated by adding one to the cardinality for the previous numeral peut-elle se traduire : (lors d’un comptage-dénombrement) « la quantité correspondant à chaque mot-nombre résulte de l’ajout d’une nouvelle unité à celle correspondant au mot-nombre précédent ». L’usage de l’anglicisme « cardinalité » n’a aucune nécessité, celui du mot « quantité » permet une expression précise. On remarquera d’ailleurs que dans le premier extrait rapporté ici, Mathieu Le Corre utilisait les mots « numerosity » et « cardinality » comme synonymes.

Ainsi, en 2008, Susan Carey renoue-t-elle avec un critère d’accès au nombre sur lequel Jean Piaget et plus encore Pierre Gréco avaient insisté. Sa notoriété a eu pour effet que l’étude de l’itération de l’unité s’est très vite imposée comme incontournable.

L’étude de l’accès à l’itération de l’unité : une question de plus en plus vive en psychologie des apprentissages numériques

Parmi les recherches dans lesquelles l’étude de l’itération de l’unité joue un rôle crucial, il faut souligner celle de Davidson, Eng & Barner (2012)xxxix. En effet, ces chercheurs remettent en cause l’interprétation que Sarnecka et Carey (2008) font de leurs résultats. Davidson, Eng et Barner s’adressent à des enfants qui ont entre 3 ans 4 mois et 5 ans 3 mois et qui savent tous donner 5 objets (de plus, ils savent tous compter verbalement jusqu’à 9 au moins). Au sens de Susan Carey, donc, ces enfants devraient comprendre les 9 premiers nombres. Or, lorsqu’on leur demande de dénombrer une collection de 4 objets et qu’ensuite l’expérimentateur ajoute 1 autre objet en interrogeant : « Et maintenant, il y a 5 objets ou 6 objets ? », un certain nombre de ces élèves ne répondent pas mieux qu’au hasard. Avec de plus grandes collections, l’échec est massif.

Comment s’étonner d’un tel résultat ? Lorsque les éducateurs mettent l’accent sur la signification « numéro » des mots-nombres, pour qu’un enfant comprenne que « 6 unités, c’est 5 unités et encore une », alors que pour lui le mot 6 renvoie à 1, 2, 3, 4, 5, 6 et le mot 5 renvoie à 1, 2, 3, 4, 5, il faut non seulement qu’il considère 6 et 5 à la fois comme des numéros et des pluralités mais, de plus, il faut qu’il comprenne que le numéro 6 doit être considéré comme 1 (c’est le « 1 de plus »). Lorsqu’on enseigne le comptage-numérotage, la polysémie des mots-nombres est un obstacle qui est trop souvent sous-estimé (nous reviendrons sur cette question plus loin dans ce texte).

Cette recherche prouve une nouvelle fois que l’accès au « principe cardinal » qu’il vaudrait mieux appeler : « principe de nominalisation de la quantité lorsque celle-ci est représentée par une collection de numéros » (6 vaut pour 123456), n’induit pas l’accès à l’itération de l’unité, c’est-à-dire au nombre. Les résultats de cette recherche rappellent évidemment ceux de Pierre Gréco : les enfants n’accèdent pas à l’itération de l’unité quelle que soit la taille des collections, cet accès se fait de proche en proche, d’abord dans un domaine numérique limité puis au-delà, selon une progression qu’il vaudrait la peine de mieux étudier mais dont il n’est pas difficile d’anticiper qu’elle dépend de la façon dont se disent les nombres dans la langue de l’enfant. Par exemple : il est plus facile de comprendre que 11 c’est 10 et encore 1 quand 11 se dit dix-un et il est plus facile de translater la connaissance de l’itération de l’unité du domaine des 10 premiers nombres vers le domaine des 10 nombres suivants quand ils se disent : dix-un, dix-deux, dix-trois, etc.

Mais cette recherche de Davidson, Eng & Barner (2012) n’est pas la première à s’intéresser à l’itération de l’unité après celle de Sarnecka et Carey (2008). Dès 2008, dans un numéro spécial de Philosophical Psychology, Véronique Izard, Pierre Pica, Elizabeth Spelke et Stanislas Dehaene (2008)xl publient un article intitulé : « Exact equality and successor fonction : Two Key Concepts on the Path towards Understanding Exact Numbers ». Comme, dans leurs travaux, ils ont bien souvent considéré le sens inné des grandeurs comme un sens inné de nombres qui seraient approximatifs, ces auteurs éprouvent le besoin d’attirer l’attention sur le fait qu’il existe une autre sorte de nombres : les « nombres exacts » et que l’étude de l’accès à ces nombres exacts s’appuie sur deux concepts clés : celui d’  « exact equality » et celui de « successor fonction ». Intéressons-nous à ces concepts qui sont présentés comme la clé de l’accès au « nombre exact ». On peut considérer que le premier de ces concepts, dont ils disent que pour l’essentiel il trouve son origine dans la correspondance terme à terme, est celui de quantité et que le second est celui d’itération de l’unité. Au final, le nombre apparaît bien comme résultant de la mise en relation des quantités grâce, notamment, à l’accès à l’itération de l’unité. Après cet article, c’est évidemment toute la branche de la psychologie qui s’appuie sur l’imagerie cérébrale qui a emboîté le pas aux auteurs précédents. Par exemple, dans un article intitulé « Finger numeral representations : more than just another symbolic code », Samuel Di Luca et Mauro Pesenti (2011)xli présentent le « successor-predecessor principles » comme ce qui sépare « an inner rough number sens » d’un « developped, symbolically represented, number concept ».

Intéressons-nous à un autre courant de recherche en psychologie cognitive, celui qui est incarné par Lance Rips. Dans un livre publié en 2011xlii et intitulé : « Lines of Thought: Central Concepts in Cognitive Psychology », l’un des principaux concepts abordés est celui de nombre. Le propos de l’auteur est différent : il entend montrer que l’enfant ne traite vraiment du concept de nombre que lorsqu’il met les nombres eux-mêmes en relation et non plus les quantités correspondantes et que cela ne peut résulter que d’une activité de schématisation (au sens psychologique du terme). Il pense que le cheminement vers le nombre est nécessairement beaucoup plus « top-down » que celui qui est habituellement décrit. Dans les 53 pages consacrées au concept de nombre, l’itération de l’unité est omniprésente et elle est présentée comme étant au cœur de la notion de nombre. On y lit même ce qui n’est pas loin d’être une recommandation d’enseigner le « comptage-dénombrement », appelé « advanced counting » dans le texte (p. 82) :

« the element of advanced counting (the numerals of the counting system) are in one-to-one correspondance with the natural numbers – a correspondance that preserves the successor relation. (That is, the successor relation on the naturals corresponds to that on the natural numbers.) I am not claiming that children attain the concept of natural number by learning advanced counting : I think it more likely that children learn an underlying set of principles that facilitates both advanced counting and the concept of natural number (see Section 2.5). However, advanced counting, not simple counting, provides the numerals that are the obvious counterpart of the natural numbers. »

Un autre courant de recherche est incarné par Arthur Baroodyxliii et Catherine Sophianxliv. J’ai débattu des travaux du premier dans « Apprendre à calculer à l’école » (Brissiaud, 2013, p. 51-52)xlv. La seconde a publié en 2007, c’est-à-dire la même année que « Premiers pas vers les maths », un ouvrage intitulé : The origins of mathematical knowledge in childhood. On lit dans la présentation de l’ouvrage trois recommandations pédagogiques que je ferais miennes sans en changer un mot :

« Sophian advances three instructional recommendations: First, instruction about numbers should always be grounded in thinking about quantities and how numbers represent the relations between them; second, instruction in the early years should always be guided by a long-term perspective in which current objectives are shaped by an understanding of their role in the overall course of mathematics learning; and third, instruction should be directly toward promoting the acquisition of the most general mathematical knowledge possible. »

Concluons cette section : tous les chercheurs ne défendent pas aujourd’hui la même théorie des premiers apprentissages numériques, loin s’en faut, mais il semble bien que nous soyons à une sorte de tournant du fait que la répétition du dernier mot d’un comptage-numérotage, longtemps considérée comme le critère d’accès à la « numérosité » ou à la « cardinalité » sans qu’on sache précisément ce que ce terme désigne, n’est aujourd’hui retenue par aucun chercheur comme critère de l’accès au nombre. En revanche, l’appropriation de l’itération de l’unité semble bien être devenue une référence commune à l’ensemble des chercheurs en tant que porte d’entrée vers le nombre ou, selon, vers le « nombre exact ».

Deux choix didactiques qui se sont succédé

Ainsi, aucun chercheur en psychologie développementale ne pense aujourd’hui que le comptage-numérotage conduit précocement et facilement au nombre. C’est évidemment le moment de rappeler l’existence de deux choix didactiques contraires qui se sont succédé depuis la naissance de l’école de la République (Brissiaud, 2013).

  • Soit l’on n’enseigne pas la quantification à l’aide d’un comptage-numérotage parce que le choix est fait d’enseigner d’emblée les nombres en s’appuyant sur l’itération de l’unité et les décompositions. Dans ce cas, les mots-nombres sont d’emblée utilisés comme désignant des pluralités et, via des collections-témoins organisées, les quantités sont mises en relation entre elles, ce qui a pour conséquence que la quantification est d’emblée numérique. Il n’y a pas d’étape intermédiaire durant laquelle une quantification non numérique, celle qui résulte du comptage-numérotage, est valorisée à l’école. C’est ce choix qui prévalait avant 1986.

  • Soit l’on enseigne la quantification à l’aide d’un comptage-numérotage. Les enfants utilisent alors des collections de numéros comme symboles quantitatifs (pour eux, 6 renvoie à 1, 2, 3, 4, 5, 6), l’accès au nombre se faisant dans un second temps, quand ils accèdent à l’itération de l’unité, c’est-à-dire quand ils ont surmonté l’obstacle que crée la polysémie des mots-nombres inhérente à ce choix. Dans le cadre d’un tel choix, en effet, lorsque l’enseignant dit un mot-nombre, l’enfant doit l’interpréter soit comme renvoyant à une pluralité (ce mot désigne alors une quantité), soit comme renvoyant à une individualité (il est alors un numéro).

De plus, nous avons vu que pour que les élèves comprennent l’itération de l’unité, il convient qu’ils fassent les bonnes interprétations alors que les deux sortes de significations sont inextricablement mêlées. En effet, quand pour un enfant le mot 6 renvoie à 1, 2, 3, 4, 5, 6 et le mot 5 à 1, 2, 3, 4, 5, comprendre que « 6, c’est 5 et encore 1 » nécessite de considérer 6 et 5 à la fois comme des numéros et des pluralités et, de plus, de comprendre que le numéro 6 doit être considéré comme 1 parce que c’est le « 1 de plus ».

Dans un ouvrage déjà ancien, « Comment les enfants apprennent à calculer » (Brissiaud, 1989)xlvi, deux chemins vers le nombre étaient déjà distingués, l’un étiqueté comme allant de l’usage de collections-témoins organisées vers le nombre et l’autre du comptage-numérotage vers le nombre. Les connaissances scientifiques acquises depuis cette date permettent de mieux comprendre chacun de ces cheminements et les notions de grandeur, quantité et nombre sont maniées avec plus de rigueur ici qu’elles ne l’étaient dans cet ouvrage ancien. Il aurait notamment été préférable que l’usage de collection-témoins organisées soit présenté, avec toutes les précautions nécessaires, comme relevant déjà de pratiques numériques et, donc, que le premier cheminement soit présenté comme celui d’une entrée directe dans le nombre, par opposition au second qui oblige à un long détour par la quantification à l’aide de collections de numéros.

L’entrée directe dans le nombre nécessite l’usage de collections-témoins organisées

La mise en œuvre du premier choix didactique (entrée directe dans le nombre) est en effet difficilement imaginable sans l’usage de collections-témoins organisées. Or, Jean Piaget en a fait une critique sévère : la figure (ou l’image) peut faire obstacle au nombre. Ainsi, l’enfant exprimant qu’il a 3 ans en montrant le pouce, l’index et le majeur, très souvent, n’a aucune idée qu’il montre ainsi le nombre 3 parce qu’il ne montre pas : « un-un-et-encore-un » ou encore « deux-et-encore-un », il montre : son pouce, son index et son majeur. L’adulte montrerait-il 3 avec l’index, le majeur et l’annulaire à cet enfant, que celui-ci ne reconnaîtrait plus ce qu’il associe au mot « trois » parce que l’image en a changé. En fait, lorsque l’enfant montre le pouce, l’index et le majeur, il ne considère pas ces doigts comme dépourvus de leur qualité afin de former chacun une unité : il n’y a pas de nombre. C’est pour bien identifier les cas où les configurations sont d’authentiques nombres figuraux que j’ai proposé d’appeler celles-ci des collections-témoins de points, de traits, de doigts… (Brissiaud, 1989).

Cette distinction entre les configurations (non numériques) et les collections-témoins est tout aussi essentielle que celle entre le comptage-numérotage et le comptage-dénombrement. De même qu’il existe un critère simple pour distinguer comptage-numérotage et comptage-dénombrement (quelle correspondance terme à terme est privilégiée ?), il en existe un pour distinguer une configuration non numérique et une collection-témoin : la substituabilité des éléments utilisés pour former la collection. Lorsqu’un enfant montre 3 doigts dont le pouce, on est certain qu’il utilise une collection-témoin de doigts et non une configuration non numérique seulement s’il sait que le pouce vaut « un » comme l’annulaire et, donc, s’il sait qu’il peut substituer ce dernier au premier. On remarquera que ce critère de substituabilité était déjà retenu par Jean Piaget : dans son œuvre, c’est ce critère qui permettait de distinguer la classe de la collection : une classe est une collection dont les éléments ont perdu toutes les qualités autres que celle d’être « un ». La distinction entre configuration non numériques et collection-témoin (nombres figuraux) grâce au critère de substituabilité est fondamentale parce que jamais une configuration, lorsqu’elle n’est qu’une image, ne donne accès aux relations entre quantités, relations qui sont caractéristiques de l’entrée dans le nombre.

Approfondissons encore cette question en citant François Bressonxlvii : « Il ne peut y avoir de représentation que par les conduites qui les établissent et les font fonctionner ». Les collections-témoins organisées ne sont pas des représentations numériques en elles-mêmes, tout dépend de la façon dont on les introduit en classe et dont on les fait fonctionnerxlviii. Ainsi, considérons ces collections de points :

Ces collections ne sont pas organisées de manière classique et pourtant, dès qu’un enfant analyse chacune de ces figures comme ayant 4 points sur la gauche et 1 point sur la droite, ou bien encore comme ayant 3 points en haut et 2 points en bas, il faut considérer ces collections comme des collections organisées. En effet, le mot « organisé » renvoie avant tout à une organisation mentale et c’est en variant l’organisation figurale que l’enfant accède à l’organisation mentale, jusqu’à analyser ainsi des collections qui n’ont plus aucune organisation figurale, l’enfant formant lui-même les groupements. Ainsi, si l’on voulait être précis, il faudrait parler de collections dont l’enfant sait analyser l’organisation figurale pour, dans un second temps, utiliser cette organisation alors qu’elle n’est plus prégnante de façon figurale.

Sans usage de collections-témoins organisées, le projet de favoriser une entrée directe dans le nombre n’apparaît possible que jusqu’à 3 ou 4, grâce à ce qu’on appelle le subitizing qui permet l’accès aux décompositions des premières quantités et, donc, l’accès à l’itération de l’unité sans recourir à une quelconque organisation figurale (Fischer, 1991 ; Trick & Pylyshyn, 1994 ; Dehaene, 1997-2010 )xlix. Au-delà de 3 ou 4, l’usage de collections-témoins organisées s’impose (Brissiaud, 1992)l.

De façon plus précise, quelles décompositions des quantités est-il raisonnable de viser à l’école maternelle ? Une réponse est fournie en examinant le programme de l’école japonaise tel qu’il est rapporté dans Hatano (1982)li. En effet, ce pays semble avoir fait le choix de favoriser le premier cheminement (celui qui était le nôtre avant la fin des années 1980) et il est dit dans cet article que les enfants, à l’âge d’entrer dans la classe qui équivaut à notre CP, maîtrisent presque tous les décompositions des 5 premiers nombres alors que seulement une moitié des enfants maîtrisent les suivantes. Ainsi, à l’âge maternel, il semble raisonnable de se limiter à l’étude de trois types de décompositions des nombres entre 6 et 10 : celles qui résultent de l’itération de l’unité, celles qui utilisent le repère 5 et, enfin, celles qui expriment des doubles. Ainsi, 6 doit être compris comme 5-et-encore-1 et comme 3-et-encore-3 ; 7 doit être compris comme 6-et-encore-1 et comme 5-et-encore-2 ; 8 doit être compris comme 7-et-encore-1, comme 5-et-encore-3 et comme 4-et-encore-4), etc. Dès lors, l’usage de collections-témoins qui sont organisées comme les doigts (repère 5) et de collections-témoins organisées à l’aide des doubles (les dominos de Herbinière-Lebert, par exemple) semblent évidemment des aides incontournables. Ces nombres figuraux étaient systématiquement utilisés à l’école maternelle avant 1970. Le choix de favoriser le premier cheminement devrait s’accompagner d’un usage plus fréquent de ces outils pédagogiques et d’une plus grande diffusion des mises en garde qui viennent d’être faites.

La quantification à l’aide de collections de numéros : un détour qui conduit à trop d’échec

Depuis 1986, le second choix didactique, celui d’enseigner le comptage-numérotage, est prôné par le ministère de l’éducation nationale. L’histoire de ce basculement, notamment le rôle de déclencheur des travaux de Rochel Gelman, est rapportée dans un ouvrage récent (Brissiaud, 2013). Il ne fait aucun doute aujourd’hui que ce basculement a été favorisé du fait d’un incroyable laxisme dans l’usage des mots quantité, nombre, numérosité, cardinal, etc. On a cru que le fait de répéter le dernier mot d’un comptage-numérotage, ce qu’on appelait le « principe cardinal » correspondait à l’entrée dans le nombre alors qu’il s’agit seulement de la nominalisation d’une quantité précédemment représentée par une collection de numéros : 6 vaut pour 1, 2, 3, 4, 5, 6.

Que faut-il penser d’un tel cheminement vers le nombre ? De toute évidence, il ne correspond pas à un enseignement explicite des nombres : l’enseignant ne théâtralise pas l’itération de l’unité, la propriété qui fonde le nombre. Bien au contraire, l’enfant est conduit à s’appuyer sur la signification des mots-nombres en tant que numéros pour se représenter les quantités et cela ne peut que faire obstacle à l’appropriation des relations numériques. En effet, la relation « 5-et-encore-3, c’est 8 », par exemple, n’a aucun sens lorsqu’on interprète les chiffres comme des numéros. Regarder successivement les programmes de « la 5 » puis de « la 3 », ne dit rien de ceux de « la 8 ». Pour progresser, il va falloir que les enfants surmontent l’obstacle de la polysémie des mots-nombres qui tantôt sont des numéros, tantôt désignent des quantités dans un contexte où la signification « numéro » est fortement mise en avant. Est-on sûr qu’il faille parler d’ « obstacle » ?

Oui, parce que toutes les recherches disponibles conduisent à cette conclusion. Ainsi dès qu’une langue favorise l’accès à la signification des mots-nombres comme renvoyant à des quantités, les apprentissages numériques s’en trouvent facilités alors qu’au contraire, la polysémie crée du retard. Par exemple, le slovène et l’arabe d’Arabie Saoudite sont des langues qui créent une avance dans la compréhension du nombre 2 parce qu’elles contiennent un élément grammatical qui permet de distinguer la signification de ce mot en tant que quantitélii. En revanche, un retard s’observe en France du fait de la polysémie du mot « un »liii (en anglais, un canard se dit « one duck » ou « a duck » selon la signification du mot « un »).

Par ailleurs, dès qu’une langue facilite l’interprétation numérique des mots-nombres, c’est-à-dire leur interprétation en tant que quantités qui sont mises en relation, l’avance observée est considérable. C’est notamment le cas dès que les nombres qui suivent dix se disent dix-un, dix-deux, dix-trois…, les décompositions correspondantes étant ainsi explicites dans la langue. De nombreuses langues (finnois, magyar, basque, wholof…) présentent cette régularité, de même que les langues de l’Asie du sud-est (chinois, coréen, nippon…). Les performances numériques des enfants de ces derniers pays ont souvent été étudiées, mettant en évidence une avance de 1 an ½ voire 2 ans dans la mémorisation des relations numériques additives. Comment s’en étonner lorsque l’on sait que le nombre est avant tout un moyen de mettre en relation les quantités et, donc, de mémoriser ces relations ?

Dans des civilisations anciennes qui se sont perpétuées presque à l’identique jusqu’à ce jour, les Oaksapmins de Nouvelle Guinéeliv et les Yupnos d’Australielv, par exemple, les seconds ont des compétences numériques que n’ont pas les premiers et, là encore, cela s’explique aisément du fait que les mots-nombres des seconds renvoient directement à des quantités et, même, à des quantités mises en relation (5 se dit main, 6 main-et-un, 7 main-et-deux…). Ainsi, les recherches sont nombreuses et diverses et leurs résultats vont tous dans le même sens : la polysémie quantité-numéro est source de retard et, en revanche, la mise en relation des quantités facilitée dans la langue est source d’une avance considérable.

Il faut également rappeler ici les résultats d’études menées par un département ministériel, la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la programmation). C’est tout d’abord une recherche publiée en 2008lvi qui montre qu’en 1987 des élèves de CM2 n’ayant eu aucun apprentissage numérique avant décembre au CP surclassaient ceux d’aujourd’hui qui apprennent le comptage-numérotage dès la PS de maternellelvii. C’est ensuite une autre recherche de la DEPP publiée en 2014lviii qui montre que lorsque les élèves entrant au CP progressent de manière étonnante dans l’usage du comptage-numérotage pour lire et écrire les écritures chiffrées et pour résoudre des problèmes, deux ans plus tard, à l’entrée au CE2, ces progrès apparents ont fait long feu parce qu’on observe une stagnation, voire une régression lorsque les tâches proposées font appel à la décomposition des nombres. Les deux recherches précédentes ont la caractéristique commune de conduire à penser que certains progrès observés à l’école maternelle, lorsqu’ils sont basés sur le comptage-numérotage, ne sont qu’apparents et que, sur le long terme, ils conduisent à un retard.

Ainsi, quand l’école, au lieu de favoriser l’enseignement du comptage-dénombrement, fait le choix du comptage-numérotage et de la polysémie des mots-nombres qui accompagne ce choix, elle crée des phénomènes de « faux bons résultats »lix. Et il convient évidemment de rappeler ce qu’écrivaient un couple d’instituteurs maîtres d’application qui travaillaient avec l’Inspectrice Générale Suzanne Herbinière-Lebert (Fareng et Fareng, 1966)lx : « … cette façon empirique [le comptage-numérotage] fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du nombre, l’opération mentale, en un mot, elle empêche l’enfant de penser, de calculer »

Quant à l’écriture décimale des nombres à plusieurs chiffres, de nombreux travaux montrent que les élèves entrant au CE2, par exemple, ont bien appris à lire et écrire ces nombres mais que ces savoir-faire résultent de l’entraînement et non de la compréhension des écritures correspondantes (Brissiaud, 2004 ; Chambris, 2008 ; Mounier, 2010 ; Tempier, 2013 ; Brissiaud & Richard, à paraître)lxi. De nombreux élèves, en effet, quand ils lisent 347 et prononcent trois-cent-quarante-sept, ne prononcent correctement le début de ce mot : trois-cent que parce qu’ils savent que le chiffre 3, quand il est dans la colonne des centaines, doit se dire trois-cent, sans que pour eux ce chiffre 3 signifie réellement 3 fois 100. Pour eux, de même, quarante est le mot qu’il faut dire quand on voit le chiffre 4 dans la colonne des dizaines, sans que ce chiffre signifie 4 fois 10. Ces élèves savent lire et écrire les écriture chiffrée sous la dictée mais ils n’ont pas accès au sens du nombre en tant que somme de centaines, de dizaines et d’unités : encore un phénomène de « faux bons résultats ».

Ces élèves n’ont pas compris que les centaines et les dizaines sont des « grandes unités de compte » et que, fondamentalement, l’écriture des nombres se fonde dans un changement d’unités analogue à celui que l’on utilise avec les autres grandeurs telles que les longueurs : « Le double-décimètre est un outil inadapté pour prendre les mesures d’un champ, et dans ce cas on choisit une chaîne d’arpenteur, c’est-à-dire un outil qui matérialise une unité plus grande. De même, dès que la taille d’une collection est un tant soit peu importante, les éléments de cette collection ne constituent plus une bonne unité de compte pour se représenter la quantité correspondante, et on change d’unité en prenant comme nouvelles unités la dizaine, puis la centaine. » (Brissiaud, 1989 ; un point de vue analogue est développé par Chambris, 2008 ).

La dernière étude de la DEPP (2013)lxii montre que la compréhension de l’écriture des nombres à plusieurs chiffres est, ces dernières années, plutôt en régression. Mais comment s’en étonner ? Aujourd’hui, les enfants rencontrent presque systématiquement les écritures 10, 11, 12, 13… 20, 21, 22, 23… 30, 31… dans le contexte d’une file numérotée, en s’appuyant sur la récitation de la comptine numérique. En mettant en correspondance terme à terme les mots de la comptine et les cases de la file numérotées, ils apprennent, par exemple, que lorsque le numéro qui figure dans une case est du type « 2§ », il faut le lire « vingt-§ » (22 se lit « vingt-deux », 23 se lit « vingt-trois », 24 se lit « vingt-quatre »,etc.). Ils apprennent à résoudre l’une des principales tâches scolaires (lire et écrire les nombres à deux chiffres) sans aucune référence aux propriétés conceptuelles qui fondent cette écriture (celles d’un changement d’unité de compte). Il sera d’autant plus difficile ensuite de faire en sorte qu’ils s’approprient ces propriétés conceptuelles (le fait que 327, c’est 32 dizaines et 7 unités, par exemple) qu’ils auront auparavant automatisé cette autre façon de réussir les principales tâches scolaires, sans faire appel à des propriétés conceptuelles.

In fine, l’enjeu du choix retenu à la question fondamentale : « Entrée directe dans le nombre ou détour par la quantification via le comptage-numérotage ? », est évidemment la réduction de l’échec scolaire en mathématiques et la réduction des inégalités qui sont grandissantes aujourd’hui. À cet égard, on peut également rappeler que toutes les études sur la grande difficulté dans les apprentissages numériques décrivent des enfants enfermés dans le comptage-numérotage et qui ne mémorisent pas les résultats d’additions élémentaires (par exemple : INSERMlxiii, 2007). Là encore, on ne peut s’empêcher de mettre ce résultat en relation avec le choix didactique d’enseigner le comptage-numérotage. La première fonction du nombre étant de mettre en relation les quantités, faut-il s’étonner que les élèves les plus fragiles aient des difficultés à mémoriser les relations numériques quand le nombre n’est pas enseigné comme un moyen de mettre en relation les quantités ? (concernant la mémorisation des relations numériques, voir Brissiaud, 1989-2003, Fischer 1992, Baroody et collègues , 2009)lxiv

En résumé, l’ensemble des résultats scientifiques disponibles plaident en faveur du choix d’enseigner d’emblée et explicitement l’itération de l’unité et les décompositions des nombres, sans passer par le détour risqué de l’enseignement du comptage-numérotage.

Une variante du choix d’enseigner le comptage-numérotage : présenter le nombre comme moyen de garder la mémoire des rangs et des quantités

On aurait pu penser que l’accumulation de preuves en faveur du choix d’une entrée directe dans le nombre conduirait l’ensemble de la communauté des chercheurs en didactique des mathématiques à œuvrer dans le cadre de ce choix didactique. Ce n’est malheureusement pas le cas. Ainsi, une proposition pédagogique fréquente et très influente aujourd’hui consiste à recommander aux enseignants de travailler séparément la représentation des quantités et celle des rangs. C’est cette conception qui explique que le projet de programme maternelle se structure autour de deux objectifs : « Construire le nombre comme mémoire de la quantité » et « Construire le nombre comme mémoire de la position ». C’est également cette conception qui a guidé des chercheurs du CEADlxv lors de l’élaboration de deux ressources numériques : le logiciel « Le train des lapins » (le nombre comme mémoire de la position) et le logiciel « Des voitures et des garages » (le nombre comme mémoire de la quantité). Un dernier point : ces ressources ont été conçues sous l’impulsion du bureau des écoles de la DGESCO et elles font partie d’une Malette Numérique dont on peut craindre qu’elle soit largement diffusée telle quelle, sans aucune mise en garde.

En effet, le malheur est que cette approche des apprentissages numériques est fondée sur une conception épistémologique erronée du nombre et qu’elle n’est, en fait, qu’une variante du choix d’enseigner le comptage-numérotage, celui dont tout laisse à penser qu’il est à l’origine de trop d’échec scolaire.

Peut-on enseigner le nombre comme moyen de garder la mémoire des rangs ?

Le nombre est-il un moyen de garder la mémoire des rangs ? Bien sûr, mais il est beaucoup plus que cela puisqu’il est un moyen de mettre en relation les rangs : la 7ème case est la 1e après la 6ère case, la 2e après la 5ère case, la 3e après la 4ère case…, par exemple. Par ailleurs, nous avons vu que ce type de relations qui, formellement, sont les mêmes que celles qui lient les quantités, s’établissent d’abord dans le contexte cardinal (i.e. principal) que constitue celui des quantités. On est donc a priori conduit à douter de la possibilité d’accéder réellement au nombre lorsqu’on l’étudie seulement comme « moyen de garder la mémoire des rangs ». Examinons de plus près ce qu’il en est en analysant la situation pédagogique censée permettre cette approche du nombre.

Celle-ci consiste à « garder la mémoire de la position » d’une image située dans une file d’images, ou alors de la position de l’une des fenêtre d’un TGV, par exemple. Un problème permettant de travailler cet objectif consiste à mettre les élèves devant une file de cases vides dont les dimensions sont celles d’images d’animaux, par exemple. Par ailleurs, une « file modèle » d’images d’animaux est affichée dans un lieu éloigné. L’enseignant demande aux élèves de désigner sur la file vide la case où se situerait une image donnée, le lapin par exemple, si on la remplissait comme la « file modèle ».

Or, pour réussir ce problème, il suffit de compter-numéroter les images de la file modèle jusqu’à l’image du lapin (la 1, la 2, la 3, la 4, la 5, la 6, par exemple) et de compter-numéroter à l’identique les cases de la file vide. Il n’est pas nécessaire de savoir comment le nombre 6 s’exprime en nombres plus petits que lui. Pour garder la mémoire d’un rang, l’usage de numéros suffit, le nombre n’est pas nécessaire. Dans tous les comptes rendus d’expérimentation de séquences du type « file des images d’animaux », c’est très exactement ce qu’on lit : les enfants y apprennent à désigner les rangs à l’aide de numéros.

Que penser d’une telle activité ? C’est une excellente initiation au comptage-numérotage : nul besoin, comme c’est le cas dans un contexte de représentation des quantités, de surmonter l’obstacle que constitue la polysémie des mots-nombres : là, il suffit que les élèves fassent fonctionner les mots-nombres en tant que numéros pour réussir du début jusqu’à la fin : dans la vie quotidienne, en effet, l’usage de numéros est la plupart du temps bien suffisant pour représenter les rangs, il n’est pas nécessaire de mettre ces rangs en relation grâce au nombre. Grâce à cette activité les élèves vont apprendre la suite des numéros, ils vont apprendre à bien respecter la correspondance 1 unité – 1 mot-nombre, cela va les valoriser aux yeux de leurs parents : « Il sait compter jusqu’à… ». Il sera d’autant plus difficile ensuite de dépasser cette façon de faire dans le contexte de la représentation des rangs, mais aussi dans celui de la représentation des quantités.

Peut-on enseigner le nombre comme moyen de garder la mémoire des quantités ?

Le nombre est-il un moyen de garder la mémoire des quantités ? Bien sûr, mais il est beaucoup plus que cela puisqu’il est un moyen de mettre en relation les quantités et qu’il faut même considérer cette proposition comme une définition du nombre : les nombres sont les raisons des quantités. On est donc a priori conduit à douter de la possibilité d’accéder au nombre en sous-utilisant celui-ci, c’est-à-dire en le considérant seulement comme un « moyen de garder la mémoire des quantités ». Examinons de plus près ce qu’il en est en analysant la situation pédagogique censée permettre cette approche du nombre.

L’élève est devant une collection de coquetiers (ou de garages ou de bouteilles) et l’enseignant lui demande d’aller chercher à l’autre bout de la classe, en un seul voyage, une collection d’œufs (ou de voitures ou de bouchons) qui conduise à mettre exactement un œuf (une voiture, un bouchon) dans chaque coquetier (garage, bouteille). Or, pour réussir ce problème, il suffit de compter-numéroter les coquetiers (le 1, le 2, le 3, le 4, le 5, le 6, le 7, le 8, par exemple) et de compter-numéroter à l’identique les œufs. Supposons de plus que l’enseignant installe une répartition des rôles entre deux enfants de sorte que celui qui est devant les coquetiers doit rédiger un message à celui qui est devant les œufs parce qu’il incombera à cet autre enfant de construire la collection équipotente. On imagine facilement que les élèves vont progressivement prendre conscience que le message 8 fonctionne aussi bien que le message 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 : quand on sait réciter les numéros dans l’ordre, il suffit de mémoriser le dernier pour garder la mémoire de ceux qui précèdent. Les élèves vont ainsi apprendre à nominaliser la quantité qu’ils représentaient auparavant par une collection de numéros. Mais nul besoin de mettre des quantités en relation, nul besoin de la notion de nombre. Dans un ouvrage paru en 2007, Premiers Pas vers les Maths, j’écrivais à propos de cette situation (p. 50) : « la critique majeure qu’il faut faire à cette situation-problème est qu’elle met en jeu un seul nombre (par exemple, le nombre six dans le cas du problème des bouteilles et des bouchons). Or, les nombres forment un système et on ne peut pas comprendre le nombre six sans le comparer à ceux qui le précèdent. Autrement dit, on ne peut pas comprendre le nombre six sans s’intéresser à ses décompositions. »

Que penser d’une telle activité ? C’est une excellent activité lorsque l’on a choisi d’enseigner la quantification à l’aide d’une collection de numéros et de faire accéder les élèves à la nominalisation de cette quantité par le dernier mot prononcé. Mais la difficulté sera grande ensuite pour que les élèves accèdent réellement aux nombres, certains n’y accèderont jamais parce qu’ils n’arriveront pas à surmonter l’obstacle que l’enseignant a créé en favorisant la polysémie des mots-nombres.

Il faut souligner que de nombreux formateurs qualifient cette situation de « situation fondamentale du dénombrement ». Ils qualifient ainsi un problème dont la résolution ne nécessite pas d’utiliser les nombres. Là encore, précisons ce que devrait être l’usage du mot « dénombrement » : il convient d’appeler ainsi toute stratégie permettant d’accéder réellement au nombre. Or ces stratégies sont toutes des stratégies de décomposition-recomposition : face à une collection de 7 unités, celle-ci est, par exemple, d’abord analysée comme formée de 3 unités, 3 autres et encore 1 (phase de décomposition) avant d’être désignée soit par 3-et-encore-3-et-encore-1, soit par le nom du nombre correspondant (phase de recomposition). Parmi ces stratégies de décomposition-recomposition, il y a celle où les unités sont énumérées l’une après l’autre, qu’on appelle le comptage-dénombrement : « 1, et-encore-1, 2 ; et-encore-1, 3 ; et-encore-1, 4… ». Si l’on utilise le mot « dénombrement » dans le sens qui vient d’être précisé, la situation de commande d’une collection équipotente du type coquetiers-œufs n’est pas nécessairement une situation de dénombrement.

Un objection possible est évidemment que cette situation, si elle n’est pas nécessairement une situation de dénombrement, cela peut éventuellement être le cas : en effet, rien n’empêche l’enfant d’utiliser une stratégie de décomposition-recomposition afin d’accéder à une représentation numérique de la quantité des coquetiers. Cependant, quiconque a expérimenté dans des classes d’école maternelle sait qu’il est difficile de faire en sorte que les enfants utilisent des stratégies de décomposition-recomposition et que lorsque la situation ne les contraint pas à l’usage de telles stratégies, elles n’émergent guère spontanément. De plus, nous allons voir que la situation de repérage d’une case d’une file et celle de commande d’une collection équipotente doivent être considérées comme faisant partie d’une sorte de « package » théorique. Or, et cela sans aucun doute, la première situation conduit au comptage-numérotage. Pour que ce ne soit pas le cas de la seconde, il faudrait beaucoup d’explications aux enfants… et à leurs enseignants.

Un erreur épistémologique qui risque d’avoir de graves conséquences

Ainsi, derrière la proposition didactique précédente, il y a le choix d’enseigner le comptage-numérotage. Les formateurs qui avancent cette proposition didactique sont-ils conscients de ce choix ? On peut en douter. En effet, derrière cette proposition didactique on trouve le cadre théorique qui consiste à distinguer deux prétendus aspects du nombre : l’aspect cardinal et l’aspect ordinal. Ce cadre théorique trouve son origine dans un livre que nous avons déjà évoqué et dont l’impact en formation des maîtres a été considérable : Ermel GS (Charnay et collègues, 1990). Cependant sa présentation la plus développée se trouve dans un ouvrage récent intitulé « Le nombre à l’école maternelle – Une approche didactique » (Margolinas & Wozniak, 2012). Les deux situations qui viennent d’être présentées organisent l’exposé de cet ouvrage. La situation de commande d’une collection équipotente à une collection donnée est présentée dans le chapitre 1 comme une situation « fondamentale » permettant d’accéder au cardinal. Celui-ci est défini ainsi (p. 40) : « le cardinal d’une collection est ainsi le représentant de toutes les collections qui lui sont équipotentes, c’est-à-dire de toutes les quantités égales : quatre représente la quantité de toutes les collections équipotentes à la collection des mots-nombres un, deux, trois, quatre. »

Ainsi les auteurs parlent de « cardinal » alors que le mot quatre est explicitement défini comme le résultat d’un processus de nominalisation de la quantité quand celle-ci est représentées par une collection de numéros : 4 vaut pour 1, 2, 3, 4. L’usage du mot « cardinal » conduit le lecteur à penser qu’on lui parle de nombre alors que ce n’est pas le cas.

Quant à la situation de repérage d’une position, elle est présentée dans le chapitre 3 comme permettant de travailler « l’ordinal, c’est-à-dire le nombre comme mémoire de la position » (p. 73). Or, dans tout le chapitre correspondant, lorsqu’on analyse l’activité des enfants telle qu’elle est décrite, on arrive à la conclusion qu’ils ne font que raisonner sur des numéros. Comme ces numéros sont appelés des ordinaux, les lecteurs peuvent croire qu’on leur parle de nombres alors que n’importe quelle suite de symboles ordonnées, sans aucun rapport avec les quantités (les lettres de l’alphabet, par exemple) feraient aussi bien l’affaire.

Et dans la conclusion, on lit dans une section intitulée « Commencer par le cardinal ou l’ordinal ? » (p. 116-117) : « D’un point de vue didactique ce qui parait essentiel est d’appréhender la dualité de ces deux conceptions du nombre et, pour les professeurs, d’identifier clairement les situations mathématiques que ces deux aspects modélisent. De la notion de collection se déduit celle de quantité d’où nait le concept de nombre cardinal via le processus de dénombrement. De la notion de liste se déduit celle de position d’où nait le concept de nombre ordinal via le processus de repérage » (note ajoutée ici : le mot dénombrement doit être compris comme comptage)

On a vraiment l’impression d’être face à un cadre théorique structuré alors qu’aucune des propositions avancées ne peut être retenue. Rappelons qu’on ne peut pas isoler le point de vue de la quantité de celui de l’ordre sans que l’idée même de nombre disparaisse : le nombre est la raison arithmétique des quantités et il résulte de la mise en ordre des quantités selon leurs différences. Du fait qu’il est mise en relation des quantités et, donc, de nature plus abstraite que les quantités, le nombre ne peut plus être considéré sous un aspect qu’il n’a plus : celui de quantité. De manière évidente, il ne peut pas être envisagé sous le seul aspect de la mise en ordre non plus. Ainsi, chacune des deux situations didactiques qui nous intéressent ici, ne modélise pas un de ces prétendus aspects du nombre : 1°) parce qu’il ne suffit pas d’accéder à la quantité pour accéder au nombre et 2°) Parce que la mise en ordre d’autres entités que des quantités (la mise en ordre d’images d’animaux, de fenêtres de TGV, etc.) ne conduit pas au nombre.

Cet usage d’oxymores et les approximations lexicales qui l’accompagnent ont principalement un effet : celui de masquer que, pour l’essentiel, les deux situations décrites sont des situations d’apprentissage du comptage-numérotage. On remarquera d’ailleurs que la notion d’itération de l’unité ne figure nulle part dans ce livre : l’ouvrage s’intitule « Le nombre à l’école maternelle – Une approche didactique » mais, en fait, il n’y est pas question du nombre, du moins du nombre tel que le conçoivent Newton, les encyclopédistes, Buisson, Piaget, Gréco et la quasi-totalité des chercheurs contemporains en psychologie. Le plus grave, évidemment, étant que le choix didactique en faveur du comptage-numérotage, celui qui est masqué par ces propos, se trouve promu alors qu’il joue très vraisemblablement un rôle non négligeable dans l’aggravation de l’échec scolaire en mathématiques depuis la fin des années 1980.

Conclusion

La quasi-totalité des chercheurs en psychologie des apprentissages numériques considèrent aujourd’hui l’accès à l’itération de l’unité comme la porte d’entrée vers le nombre. Cette unanimité est récente et elle donne l’espoir qu’après presque 30 ans d’enseignement du comptage-numérotage à l’école, une page commence à se tourner : celle où cet enseignement n’était pas interrogé par les didacticiens, où il était considéré comme allant de soi alors qu’avant 1970, il avait été rejeté par l’école française pour de bonnes raisons. En effet, les résultats empiriques abondent qui étayent l’idée que l’enseignement du comptage-numérotage et ses succédanés (les situations-problèmes visant à faire étudier le nombre comme moyen de garder la mémoire des quantités et des rangs) constituent un détour inutile qui éloigne du nombre.

Dans la mesure du possible, dans sa pratique quotidienne, l’enseignant doit s’efforcer d’attirer l’attention des enfants sur les dimensions pertinentes de ce qu’ils doivent apprendrelxvi. Dans le cas du nombre, enseigner le comptage-dénombrement c’est théâtraliser l’itération de l’unité et, donc, attirer l’attention des enfants sur ce qui fonde le nombre. Il serait intéressant de connaître les arguments d’éventuels chercheurs ou pédagogues qui, aujourd’hui, recommanderaient de continuer à enseigner le comptage-numérotage plutôt que le comptage-dénombrement. De nouveaux programmes pour l’école maternelle sont en cours d’élaboration et, si ces chercheurs se sentent capables de défendre leur point de vue, il serait important qu’ils le fassent maintenant. La parution de « Premiers pas vers les maths » en 2007 se voulait une alerte concernant les difficultés grandissantes des écoliers français avec le nombre et, depuis, les craintes exprimées dans cet ouvrage n’ont fait que se confirmer. La critique du comptage-numérotage y était vive et, pourtant, les formateurs qui, depuis près de 30 ans, recommandent son enseignement ou l’un de ses succédanés, ont continué comme si de rien n’était. Avec la parution du projet de programme maternelle, on peut espérer que ce temps est révolu et qu’enfin, les défenseurs de l’enseignement du comptage-numérotage ou de l’un de ses succédanés s’exprimeront.

Avant de conclure, remarquons que si les recommandations d’enseigner le comptage-dénombrement et les décompositions et d’éviter l’enseignement du comptage-numérotage devenaient celle du ministère, comme le projet de programme pour la maternelle peut le laisser espérer, il conviendrait de rester attentif parce que la course à l’élaboration de ressources numériques est susceptible d’aboutir à la perpétuation de l’enseignement du comptage-numérotage à l’insu des responsables ministériels. Ainsi, les deux logiciels « Le train des lapins » et « Des voitures et des garages » font partie d’une « Malette Numérique » dont l’élaboration se fait en collaboration avec le ministère. Celui-ci, malheureusement, est particulièrement pressé que l’école française entre dans l’ère du numérique et il n’est pas suffisamment attentif aux fondements didactiques de ce qu’il promeut. Cette hâte risque d’être contre-productive parce qu’une question se pose : est-il raisonnable aujourd’hui de mobiliser tant de bonnes volontés, d’énergies et de crédits à élaborer des ressources numériques alors que, faute de cette ressource essentielle que constitue la référence à un vocabulaire commun pour décrire les progrès numériques des enfants, des erreurs didactiques aussi graves que celles qui ont été décrites ici sont susceptibles d’être commises ? La course à l’élaboration de ressources numériques à laquelle on assiste aujourd’hui ne serait-elle pas aveugle ?

 

Herblay le 25 septembre 2014

 

 

i Deux textes viennent de paraître un « Projet de programme » (texte court) et un « Projet de programme et recommandations » (texte long). Les liens sont respectivement :

Pour le projet de programme : http://cache.media.education.gouv.fr/file/Organismes/32/6/CSP-PROJET_DE_PROGRAMME_eCOLE_MATERNELLE_337326.pdf

Pour le projet de programme et recommandations: http://cache.media.education.gouv.fr/file/Organismes/32/4/CSP-_Projet_de_programme-recommandations_337324.pdf

ii Gréco, P. (1960). Recherches sur quelques formes d’inférences arithmétiques et sur la compréhension de l’itération numérique chez l’enfant. Problème de la construction du nombre, Paris, PUF.

Greco, P. (1963). Le progrès des inférences itératives et des notions arithmétiques chez l'enfant et l'adolescent. La formation des raisonnements récurrentiels, EEG XVII.

iii Markman, E.M. (1989) : Categorisation and naming in children. Cambridge, MA: MIT Press.

Markman, E.M. (1990) : Constraints children place on word meanings. Cognitive Science, 14, 57-77

iv Brissiaud R. (2007) Premiers pas vers les maths – Les chemins de la réussite à l’école maternelle. Paris : Retz.

v Brandicourt R (1962). Des principes à la pratique pédagogique. In J. Bandet (Ed) : Les débuts du calcul, 87-108. Paris : éditions Bourrelier.

vi Brissiaud R. (1989) Comment les enfants apprennent à calculer – Au-delà de Piaget et de la théorie des ensembles. Paris : Retz

Brissiaud R. (1995) Le comptage en tant que pratique verbale : un rôle ambivalent dans le progrès des enfants. Repères, 12, p. 120-143.

vii Charnay, R., Douaire, J., Guillaume, J. C. & Valentin, D. (1990) Apprentissages numériques et résolution de problèmes, Cycle des apprentissages, Grande Section de Maternelle. Collection ERMEL. Paris : Hatier.

viii MEN/DEGESCO (2010) Aide à l’évaluation des acquis des élèves en fin d’école maternelle, mis en ligne le 12 mars 2010.

ix Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

x Buisson Ferdinand (1882-1887) Dictionnaire de pédagogie, 1ère éd. Paris : Hachette.

xi Mialaret, G. (1955) Pédagogie des débuts du calcul. Fernand Nathan, Paris (avec la collaboration de l’Unesco).

xii En revanche, dans un ouvrage à paraître et qui sera rédigé à partir de ce texte, on trouvera dans la deuxième partie un glossaire reprenant les diverses définitions avancées dans ce texte, présentées dans l’ordre alphabétique ainsi que les principales confusions qu’il convient d’éviter.

xiii Gelman R. & Gallistel C.R. (1978). The child’s understanding of number. Cambridge : Harvard University Press.

xiv Lalande A. (1926-1988) Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 16ème édition. Paris : PUF.

xv Dehaene, S. (1997-2010) La bosse des maths – 15 ans après. Paris, Odile Jacob.

xvi Voir Bresson, F. (1987) Les fonctions de représentation et de communication. In J. Piaget, P. Mounoud & J. P. Bronckart (Eds) Psychologie – Encyclopédie de la Pléiade, 933-982. Paris : NRF

xvii Canac, H. (1955) L'initiation au calcul entre 5 et 7 ans. In F. Brachet, H. Canac & E. Delaunay (ed.), L'enfant et le nombre, p.9-27. Paris : Didier.

xviii Arnoux P. (2012) Des nombres « vivants » ? Digression sur la vie des nombres. Texte mis en ligne sur le site educmath (IFE) http://educmath.ens-lyon.fr/Educmath/dossier-manifestations/conference-nationale/contributions/conference-nationale-arnoux

xix Newton, I. (1728/1967). Universal Arithmetic: Or, a Treatise of Arithmetical Composition and Resolution. In D.T. Whiteside (Ed.), The mathematical Works of Isaac Newton, Vol. 2 (pp. 3–134). New York: Johnson Reprint Corp.

xx D’Alembert, Bossut, de la Lande, Condorcet & collègues (1884) Encyclopédie méthodique – Mathématiques T1 et T2. Paris : Panckoucle

xxi Brissiaud R. (2007) Ibid

xxii Piaget, J. & Szeminska, A. (1941) La genèse du nombre chez l’enfant. Paris : Delachaux et Niestlé.

xxiii Brissiaud, R. (2013) Ibid

xxiv Gelman R. & Gallistel C.R. (1978). Ibid

xxv Le Corre, M. (2014). Children acquire the latergreater principle after the cardinal principle. British Journal of Developmental Psychology, 32(2), 163-177.

xxvi Sarnecka, B.W. & Carey, S. (2008). How counting represents number: What children must learn and when they learn it. Cognition, 108(3), 662-674.

xxvii Fuson, K.C. (1988). Children’s counting and concepts of number. New York : Springer.

xxviii Colomé, À., & Noël, M. P. (2012). One first? Acquisition of the cardinal and ordinal uses of numbers in preschoolers. Journal of experimental child psychology, 113(2), 233-247.

xxix Sinclair, A., Mello, D. & Siegrist, F. (1988) La notation numérique chez l’enfant. In H. Sinclair (Ed): La production de notations chez le jeune enfant – Langage, nombres, rythmes et mélodies. Paris : PUF

Brissiaud, R. (1989) Ibid.

Margolinas, C., & Wozniak, F. (2012) Le nombre à l'école, une approche didactique. Bruxelles : De Boeck éditeur

xxx Droz, R. & Paschoud, J. (1981) : Le comptage et la procédure "(+1)-itérée" dans l'exploration intuitive de l'addition. Revue Suisse de Psychologie, 40, 219-237.

xxxi Pierre Gréco (1962) parle de quotité quand un enfant nominalise sa représentation de la quantité ainsi. Peu de chercheurs sont aussi scrupuleux que lui dans l’emploi des mots et, bien évidemment, il est extrêmement attentif à distinguer la quotité du nombre en considérant que l’accès au nombre nécessite l’appropriation de l’itération de l’unité. Le mot quotité n’a pas été retenu dans le corps principal de texte afin d’éviter l’emploi d’un mot supplémentaire dont la compréhension nécessite l’appropriation de sa définition.

Gréco, P. (1962) Quantité et Quotité. In Structures numériques élémentaires, Etudes d'épistémologie génétique, XIII, J. Piaget (Edit.), Paris : PUF.

xxxii Dehaene, S. (1997-2010) La bosse des maths – 15 ans après. Paris, Odile Jacob.

xxxiii Piaget, J. & Szeminska, A. (1941) La genèse du nombre chez l’enfant. Paris : Delachaux et Niestlé.

xxxiv  Dehornoy, P. (2009) Cantor et les infinis, Gazette des mathématiciens, 121, 29-46.

xxxv Sarnecka, B.W. & Carey, S. (2008). Ibid

xxxvi Fayol, M. (2012) L’acquisition du nombre. Collection : Que sais-je ? Paris : Puf

xxxvii Piaget, J. & Inhelder, B. (1963). Les opérations intellectuelles et leur développement. In P. Fraisse et J. Piaget (Eds). Traité de psychologie expérimentale, VII, L'intelligence, 109-155.

xxxviii Gréco, P. (1960). Ibid

Greco, P. (1963). Ibid

xxxix Davidson, K., Eng, K., & Barner, D. (2012). Does learning to count involve a semantic induction?. Cognition, 123(1), 162-173.

xl Izard, V., Pica, P., Spelke, E. S., & Dehaene, S. (2008). Exact equality and successor function: Two key concepts on the path towards understanding exact numbers. Philosophical psychology, 21(4), 491-505.

xli Di Luca, S., & Pesenti, M. (2011). Finger numeral representations: more than just another symbolic code. Frontiers in psychology, 2.

xlii Rips, L. (2011) Lines of thought – Central concepts in cognitive psychology. Oxford University Press

xliii Baroody A. Bajwa, N. & Eiland M. (2009) Why Can’t Johnny Remember the Basic Facts ? Developmental disabilities research reviews ; 15, 69-79.

xliv Sophian, C. (2007). The origins of mathematical knowledge in childhood. Lawrence Erlbaum Associates.

xlv Brissiaud, R. (2013) Ibid

xlvi Brissiaud, R. (1989) Ibid.

xlvii Bresson, F. ibid

xlviii Les développements de cette section sont en cohérence avec un courant de recherche très influent aujourd’hui en psychologie, celui de la « cognition distribuée ». La thèse centrale de ce courant est que le fonctionnement cognitif (la cognition numérique, par exemple) ne s’explique pas seulement à partir de l’étude des représentations mentales des personnes parce que celles-ci sont dépendantes de représentations sociales externes (les systèmes de numération, par exemple), représentations externes qui ont une réalité matérielle qu’il convient d’analyser (agencements de points, de chiffres…). Un article fondateur concernant la cognition numérique étudiée de ce point de vue est celui-ci :

Zhang, J., & Norman, D. A. (1995). A representational analysis of numeration systems. Cognition, 57, 271–295.

xlix Fischer, J.-P. (1991). Le subitizing et la discontinuité après 3, in J. Bideaud, C. Meljac & J.-P. Fischer (éd.), Les chemins du nombre, p. 235-258. Lille : Presses universitaires.

Trick, L. & Pylyshyn, Z. (1994) « Why are small and large numbers enumerated differently ? A limited-capacity preattentive stage in vision », Psychological Review, 101, pp. 80-102.

Dehaene, S. (1997-2010) Ibid

l Brissiaud, R. (1991) 1991). « Un outil pour construire le nombre : les collections-témoins de doigts », in J. Bideaud, C. Meljac & J.-P. Fischer (éd.), Les chemins du nombre, p. 59-90. Lille : Presses universitaires.

li Hatano G. (1982), Learning to Add and Substract : a Japonese Perspective, in T. Carpenter, J. Moser & T Romberg (Eds), Addition and Sustraction : a cognitive perspective, Hillsdale : Lawrence Erbaum.

lii Almoammer, A., Sullivan, J., Donlan, C., Marušič, F., O’Donnell, T., & Barner, D. (2013). Grammatical morphology as a source of early number word meanings. Proceedings of the National Academy of Sciences, 110(46), 18448-18453.

liii Hodent, C., Bryant, P., & Houdé, O. (2005) Language-specific effects on number computation in toddlers. Developmental Science 8 (5), 420–423.

liv Saxe, G. (2014) Cultural development of mathematical ideas – Papua New Guinea Studies. NY : Cambridge University Press

lv Wassmann, J., & Dasen, P. R. (1994). Yupno number system and counting. Journal of Cross-Cultural Psychology, 25(1), 78-94.

lvi Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d'intervalle 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.

lvii Voir : Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

lviii Andreu, S., Le Cam, M., & Rocher, T. (2014) Evolution des acquis en début de CE2 entre 1999 et 2013 : les progrès observés à l’entrée au CP entre 1997 et 2011 ne sont pas confirmés. Note n°19-Mai 2014 de la DEPP.

lix Brissiaud, R. : Maternelle : de faux bons résultats. Texte mis en ligne le 18 septembre 2013 sur le site le Café Pédagogique http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/09/18092013Article635150858806829907.aspx

lx Fareng R. & Fareng, M. (1966) Comment faire ? L’apprentissage du calcul avec les enfants de 5 à 7 ans. Paris, Fernand Nathan.

lxi Brissiaud, R. (2005) Comprendre la numération décimale : les deux formes de verbalisme qui donnent l’illusion de cette compréhension. Actes du congrès scientifique international de Toulouse : Comprendre. Rééducation Orthophonique, n°223, pp. 225-238.

Chambris Christine (2008) : Relations entre les grandeurs et les nombres dans les mathématiques de l'école primaire. Évolution de l'enseignement au cours du 20ème siècle. Connaissances des élèves actuels. Thèse Université Paris 7.

Eric Mounier (2010) : Une analyse de l'enseignement de la numération au CP. Vers de nouvelles pistes. Thèse Université Paris 7.

Tempier Frédérick (2013) La numération décimale de position à l’école primaire. Une ingénierie didactique pour le développement d’une ressource. Thèse Université Paris 7.

lxii Andreu, S., Le Cam, M., & Rocher, T. (2014) Ibid

lxiii Inserm (2007) Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie. Bilan des données scientifiques. Paris : les éditions Inserm.

lxiv Brissiaud, R. (1989-2003) Comment les enfants apprennent à calculer – Le rôle du langage, des représentations figurées et du calcul dans la conceptualisation des nombres. Paris : Retz

Fischer, J.P. (1992) Les apprentissages numériques. Nancy, Presses Universitaires de Nancy

Baroody A. Bajwa, N. & Eiland M. (2009) Ibid.

lxv Le CREAD est Centre de Recherche sur l'Education, les Apprentissages et la Didactique (Rennes 2). Le site présentant ces deux logiciels est à l’adresse : http://python.espe-bretagne.fr/blog-gri-recherche/?page_id=201

lxvi Il est important de noter que la portée de ce propos se trouve relativisée du fait qu’il commence par l’expression : « Dans la mesure du possible ». En effet, l’enfant ne perçoit pas nécessairement le monde comme nous (cf. la difficulté de traiter les phonèmes correspondants aux consonnes occlusives, par exemple) et attirer son attention sur une dimension qui lui est inaccessible ne peut qu’échouer.

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