C. Combelles
Professeur de lycée à Marseille et responsable de l'APMEP
J'ai accepté de participer à cette discussion, en étant bien consciente de m'aventurer en terrain miné : le forum de l'APMEP montre que la colère gronde et les oppositions à ce projet de nouvelle épreuve sont bien réelles parmi les professeurs de mathématiques, même si le forum ne permet pas de mesurer l'étendue de la contestation. Si l'on excepte les vociférations injurieuses, qui sont de peu d'intérêt, la lecture de ce forum est en fait très instructive, et apporte beaucoup d'éléments de réponse à la question posée par Michèle Artigue. |
1. La première objection concerne le temps, et la charge de travail des professeurs
Les programmes de Première S et de Terminale S sont très lourds, tous les professeurs se plaignent du temps insuffisant dont ils disposent pour faire travailler leurs élèves. L'APMEP le répète de façon lancinante, au risque de perdre en efficacité politique : « il faut augmenter les horaires de mathématiques de la section S, ils ne sont pas adaptés aux programmes actuels ». Les professeurs s'épuisent à tenter de « boucler » le programme, volent d'une notion à l'autre sans avoir le temps d'installer solidement leur maniement et sont conscients et furieux de générer de l'échec là où ils sauraient réussir un enseignement efficace avec un horaire plus substantiel. Cette nouveauté s'adresse ainsi à une profession malmenée, fatiguée, qui se sent délaissée par l'institution. « Mais là franchement y en a marre ! Et je peux vous assurer que mon mouvement d’humeur est partagé par tous les collègues que je connais. », lit-on sur le forum. On y regrette plusieurs fois un surcroît de charge qui ne sera pas reconnu, on y regrette aussi de voir un troisième trimestre presque tout mangé par les diverses épreuves de l'examen. Si l'institution s'obstine à ne pas reconnaître les difficultés du travail des professeurs, notre système ne pourra pas progresser : un professeur découragé n'a pas l'énergie nécessaire pour s'engager dans des actions de rénovation. Il est donc important que ces critiques soient prises en compte, et cela de plusieurs façons :
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des allègements de programme doivent permettre, en attendant une réflexion globale sur une refonte de la série scientifique, de libérer un peu de temps et de rassurer les professeurs,
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une rémunération pour ce travail d'évaluation, qui sera bien, c'est indubitable, un gros travail « en plus », doit permettre d'assurer les professeurs que leur investissement est effectivement pris en compte par l'institution,
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l'épreuve doit être organisée de façon à ne pas réduire encore le nombre d'heures de cours, et donc ne doit pas empiéter sur le temps scolaire. Il est très possible d'organiser cette épreuve après la fin des cours, dans le laps de temps qui sépare toujours la fin des cours et le début de l'examen, tout en coordonnant les diverses épreuves de TP de sciences. Le cahier des charges de l'épreuve pourrait le prévoir nationalement, en concertation avec les autres disciplines scientifiques. Mais cette coordination, tant prônée aux professeurs de lycée, fonctionne-t-elle au plus haut niveau ?
2. La deuxième question soulevée est celle du matériel
L'un se plaint d'une salle informatique sous-équipée (7 postes en tout et pour tout), l'autre qu'elle est squattée en permanence par les enseignements technologiques ou par les TPE, on réclame des vidéos projecteurs, on s'inquiète des logiciels. La question de l'équipement informatique des lycées est laissée au bon vouloir des régions sans aucune coordination nationale, semble-t-il ; la situation est très variable d'une région à l'autre, d'un établissement à l'autre. Les parcs de machines, même lorsqu'ils deviennent importants, sont confiés à un professeur bénévole le plus souvent, qui n'a d'autre formation que celle qu'il a bien voulu se donner. Certains font un travail énorme et sont devenus de vrais spécialistes de la maintenance, et leur travail n'est pas reconnu : leur fonction d'ingénieur de maintenance, sur le plan administratif, n'existe pas! Là encore, l'APMEP réclame depuis longtemps que l'institution se penche sérieusement sur cette question, et cesse de considérer qu'elle se résout toute seule de façon naturelle. Quelle entreprise privée confierait son parc informatique au premier salarié volontaire qui s'autoproclame compétent, pour en assurer la maintenance de façon bénévole ? C'est pourtant ce qui se passe dans la majeure partie des établissements scolaires. Quant à la concertation sur l'équipement en logiciels, elle est balbutiante, il suffit pour s'en convaincre de lire les contributions des uns et des autres sur les listes ou les forums. Chacun se débrouille, seul dans son coin, chacun cherche au petit bonheur, un tableur, un grapheur, un logiciel de géométrie. C'est le règne du système D et de la débrouillardise individuelle. Pourtant, les solutions existent, et sont connues de certains, mais cette connaissance est très mal partagée. Il est temps que la profession devienne adulte sur cette question, et qu'elle se dote d'outils communs, gratuits et efficaces, qui permettent d'échanger et de modifier facilement des documents, et qui soient aussi aisément disponibles pour les élèves, car ils doivent devenir des outils ordinaires de leur travail personnel.
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La mise en place de cette épreuve doit s'accompagner partout d'une grande attention aux besoins en matériel pour sa mise en place : impulsion au niveau national, évaluation locale des besoins par les établissements (cette année expérimentale devrait servir à tester les ressources et à mesurer les manques), commandes auprès des régions et équipement complémentaire des établissements partout où c'est nécessaire.
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Un travail collectif sur la question des logiciels doit être mené. Les spécialistes de la question ne manquent pas, et les IREM seraient certainement capables de mettre rapidement à la disposition des professeurs des ressources, des conseils, des suggestions éclairées, et de les diffuser très largement, pour mettre fin au bricolage individuel qui prévaut trop souvent.
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La question de la maintenance des équipements informatiques des lycées doit être enfin prise au sérieux. Plus de professeur bénévole qui ploie sous une tâche trop lourde, plus de TUC et autre emploi précaire, mais de vrais professionnels spécialistes de la maintenance, compétents et disponibles.
3. La formation des enseignants est une demande répétée
Et qu'on ne se trompe pas, certains nouveaux enseignants sont presque aussi démunis que les plus anciens sur la question : les IUFM, eux non plus, ne disposent pas du temps nécessaire pour assurer une formation efficace sur ce point, et on y survole aussi certains aspects du métier. « Comment va-t-on aider les enseignants qui n’ont pas encore franchi le pas de l’utilisation d’un logiciel de géométrie dynamique ou d’un tableur ? », lit-on sur le forum. Les formations ponctuelles sur tel et tel logiciels sont courantes depuis des années, mais elles ont montré leurs limites. C'est de réflexion commune et d'accompagnement que les professeurs ont besoin. Même après un stage de quelques heures, ils se sentent isolés et craignent de « se jeter à l'eau ». C'est de cet isolement qu'il faut sortir, et cette nouvelle épreuve peut être l'occasion de promouvoir le travail collectif et d'abord au sein des établissements. Les obstacles ne sont pas si grands, car beaucoup ont déjà fait les premiers pas avec succès en faisant travailler les élèves de première L sur tableur. Cette introduction de TP sur tableur en section L a été vécue comme un soulagement par les professeurs de ces sections : enfin des activités concrètes et motivantes pour ces élèves peu friands de mathématiques, enfin un moyen de les rendre actifs, réceptifs, attentifs! Or l'apprentissage du maniement des logiciels dans les classes de S est beaucoup plus facile : les élèves y sont, sur ces questions, plus rapides et plus efficaces. L'essentiel est d'abord un changement de point de vue sur l'activité de l'élève : sortir du « démontrer que » pour inciter l'élève à explorer une situation en se posant de bonnes questions. Laissons la parole à Jacques Lubczanski : « travailler sur une conjecture ne signifie pas jouer aux devinettes avec un point qui bouge sur un écran ou avec une colonne de nombres qu’on "recopie vers le bas", mais formuler une hypothèse, et surtout se demander comment la vérifier avec l’outil dont on dispose : quelle nouvelle construction, quel nouveau calcul va me convaincre de la justesse de ma conjecture, au point que j’aurai envie de la valider logiquement, c’est à dire de la démontrer ? ». L’épreuve pratique est une réponse à la question de savoir comment ce type de travail, qui pour moi fait partie intégrante des maths, peut être pris en compte au Bac.
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Une réflexion collective doit être organisée, à travers des dispositifs efficaces de formation, des expérimentations, et un accompagnement des professeurs. C'est une bonne occasion d'innover et de travailler en commun pour les divers acteurs de la formation continue: IREM, IUFM, IPR et APMEP.
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L'évaluation et la diffusion des travaux réalisés doivent aussi être prises en charge pour aboutir à des réponses fiables et collectives aux questions qui se posent, pour qu'elles soient des réponses de professionnels et non des bricolages individuels. Un professeur n'a pas d'autre alternative devant un problème de son métier que d'y trouver une solution : dans la plupart des cas, la réponse ne peut attendre, et s'il ne trouve pas de réponse collective, il est obligé à une réponse individuelle. A l'échelle nationale, c'est la réflexion collective de la profession qui fera la qualité de ces solutions. Un an ne sera pas de trop pour faire apparaître ces questions et pour y réfléchir ensemble.
4. Les critiques avancées portent bien souvent sur la qualité des sujets proposés lors de l'expérimentation
Certains exercices sont jugés inadaptés à un travail d'expérimentation, ils sont suffisamment classiques pour qu'un élève de terminale sache se tirer d'affaire sans travail préalable d'exploration. D'autres sont jugés trop difficiles : il faut être un mathématicien aguerri pour imaginer une approche efficace. Parfois, l'expérimentation est facile avec tel logiciel, mais tel autre y est mal adapté, et une connaissance fine des potentialités des divers logiciels est requise, qui paraît hors de propos. Comme toujours, l'évaluation est un exercice difficile qu'il faut cibler avec soin : les sujets ne doivent être ni trop complexes, ni trop simples; ils ne doivent pas privilégier la maîtrise des logiciels, mais la pertinence de l'expérimentation, ils doivent être intéressants, c'est-à -dire résoudre de vrais problèmes. Les professeurs devront s'interroger sur leur faisabilité dans l'environnement matériel disponible dans leur établissement ; ils auront ici une responsabilité nouvelle: ils auront leur mot à dire dans le choix des énoncés de cette évaluation.
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La question de la qualité des énoncés est essentielle ; leur élaboration doit être l'objet d'un large travail collectif croisant des compétences et des points de vue variés. Ils doivent être évalués et améliorés d'année en année.
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Un des objectifs de l'expérimentation à grande échelle de l'année 2007-2008 pourrait être d'établir un cahier des charges pour ces énoncés, visant à construire des situations bien ciblées.
5. Notons d'autre part que la question de Michèle Artigue ne concerne pas la pertinence de l'utilisation des TICE dans l'enseignement des mathématiques
Elle en rappelle seulement les objectifs, mais ne concerne que l’évaluation. Je voudrais en dire un mot, cependant. Reconnaître cette pertinence est en effet à mes yeux une condition préalable de la réussite : des enseignants résolument opposés à ce projet risquent fort de très mal le servir! Certains aspects de cette opposition me rappellent la mémorable colère d'un collègue, visiteur venu de la République d'Arménie, qui venait d'assister à un de mes cours. Il était furieux parce que nous avions utilisé les notions de barycentre et de produit scalaire dans un exercice de géométrie : « Il faut s'en tenir à Euclide. Pourquoi aller chercher des outils aussi complexes ? Ils sont trop efficaces, ils cachent les vraies difficultés et empêchent de réfléchir. Il faut s'en tenir aux outils élémentaires, seuls efficaces pour apprendre à raisonner. ». J'étais stupéfaite : « Il ne s'agit pas seulement d'apprendre à raisonner, ai-je répondu ; nos élèves ne vont pas avoir à faire la science du troisième siècle avant Jésus-Christ, mais celle du 21ème siècle ; comment apprendront-ils à utiliser des outils mathématiques performants si nous ne les leur enseignons pas ? Nous ne pouvons les charger de découvrir tous seuls les productions de siècles et de siècles de progrès scientifique en restreignant leur horizon à Euclide, même si, en effet, Euclide permettrait à lui seul d'apprendre à raisonner ! »
Je retrouve dans l'hostilité de beaucoup les mêmes ingrédients que dans la colère de ce professeur arménien : les outils trop performants sont néfastes, ils empêchent de réfléchir, ils font tomber dans la facilité, ils sont impurs, face à la pureté des objets anciens. On regrette « l'obscurantisme moderne », les élèves vont perdre leur temps au lieu de se consacrer à la seule vraie réflexion qui vaille, celle qui utilise les outils fondamentaux, et les plus proches des origines seront les meilleurs : Euclide, vous dis-je !
Mes arguments face à cette position d'essence conservatrice (au sens propre du terme : il s'agit de conserver l'ancien qui est bon, et forcément meilleur que le présent.) seront aussi de même nature : nous préparons nos élèves à utiliser, voire à créer les outils techniques et scientifiques du 21ème siècle, pas du 19ème. Or l'ordinateur est devenu l’outil indispensable de tous les secteurs de l’activité humaine : du journaliste au médecin, de l'agriculteur au commerçant, sans parler des scientifiques et des techniciens de toutes les spécialités, chacun l'utilise tous les jours. La science du 21ème siècle se fait, et se fera avec l’ordinateur. Décréter une exception dans les établissements scolaires serait à l'évidence une incohérence, une aberration, un manquement aux devoirs essentiels de l'école. Donc, introduisons l'ordinateur à l'école, introduisons nos élèves à une pratique intelligente et efficace de cet outil, en mathématique comme ailleurs, ou plutôt en mathématique plus qu'ailleurs. C'est un devoir indiscutable ! Et cessons de pleurer sur les avantages du papier-crayon alors que nous l'abandonnons sans hésitation pour notre gouverne personnelle, lorsque nous préférons la rapidité du mail au courrier postal.
Ceux qui ont fait travailler leurs élèves avec un tableur ou un logiciel de géométrie savent en outre les bénéfices qu’ils peuvent en tirer : beaucoup d'élèves comprennent mieux le contenu d'un problème (géométrie, manipulation de suites, expériences aléatoires...) après une illustration ou une expérimentation sur écran, la définition des objets géométriques devient précise et concrète, la mobilité des figures fait clairement apparaître les invariants, et les propriétés des figures ou des transformations prennent sens.
Pour revenir à la question formulée, que je ne perds nullement de vue, la première et la plus pressante des conditions à remplir pour réussir cette nouvelle épreuve est d'obtenir l'adhésion de ses acteurs essentiels: les professeurs. L'expérience tentée cette année montre que les professeurs qui l'ont expérimentée l'ont beaucoup appréciée, même s'ils n'étaient pas a priori des fans des TICE. J'ai été frappée par leur enthousiasme, incarné sur le forum APMEP par les messages de Jacques Lubczanski.
Je pense qu'une réponse à cette exigence première aurait du être une généralisation de l’expérimentation 2007-2008 à tous les établissements pour que tout un chacun ait l’occasion de tester le dispositif, et comprenne ainsi à la fois ses avantages et ses difficultés, pour en finir avec les peurs imaginaires, et pour remplacer les invectives par un vrai travail de réflexion collective. La lettre de cadrage limite hélas l'expérimentation aux établissements volontaires : espérons que la participation sera massive.
L'école est un système forcément difficile à faire évoluer : les élèves passent, les professeurs restent, et année après année répètent les solutions déjà employées l'année précédente. Mais le monde bouge, et appelle l'école à bouger elle aussi. Euclide est plein d'intérêt mais ne saurait nous suffire. L'impulsion des changements est souvent affaire de nouvelle formes de dispositifs : à l'école, il semble bien que la forme induise le fond. Ainsi, les modules, les TPE, malgré tous leurs défauts, ont été des occasions de réflexion et de travail collectif intenses.
Cette fois, le changement ne concerne que les mathématiques : il devrait donc être plus facile. Nous en serons les seuls responsables : voilà une belle occasion de montrer que, oui, les professeurs de mathématiques sont capables de faire évoluer leurs pratiques, d'autant qu'ils disposent d'atouts spécifiques : les acquis d'un travail de fond de longue date, travail des IREM, association de spécialistes solide et réflexion des didacticiens qui commence à porter ses fruits sur le plan pratique.