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Vous êtes ici : Accueil Educmath En débat Sur l'épreuve pratique de math. au bac. Y. Chevallard
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Y. Chevallard

Dernière modification 20/09/2007 19:34

Professeur à l'IUFM d'Aix-Marseille et didacticien des mathématiques

Les notations qui suivent ne prétendent pas constituer une réponse , au sens que donne à ce mot la théorie anthropologique du didactique (TAD), dans le cadre de laquelle elles s'inscrivent : une véritable réponse, en effet, ne saurait être qu'une praxéologie , réalité sociale qui ne peut être réduite à un pur discours (sur ces notions, on pourra se reporter par exemple à l'adresse http://www4.ujaen.es/~aestepa/TAD_II_fr/ )

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1. Commençons par le plus haut niveau de généricité impliqué de façon centrale dans la question posée : celui de l' évaluation .

a) Le type de schéma mis en Å“uvre lors du récent essai d'une «  épreuve pratique de mathématiques au baccalauréat scientifique » (Fort, 2007) a été souvent critiqué : la création d'une épreuve d'examen y précède la création d'une préparation à l'épreuve – qu'elle engendre (Fort, 2007, p. 11 : « L'expérimentation a incité les professeurs des classes concernées à développer une préparation spécifique ») –, cette préparation étant elle-même préalable à l'émergence – encore à venir – d'une formation des élèves concernés aux organisations praxéologiques dont on souhaite évaluer la maîtrise qu'ils en ont.

b) La critique commune de cette procédure descendante ( top-down ) est en grande partie inappropriée : elle oublie trop vite qu'il s'agit là d'un mécanisme des plus productifs au plan historique et des plus légitimes au plan politique. Mais il est vrai aussi que, dans le cas examiné ici, la première étape de ce mécanisme manque. En bonne politique, en effet, la société désigne d'abord (« d'abord » au sens logique plutôt qu'au sens chronologique, il est vrai) ce qu'elle désire qu'apprennent ses futurs citoyens engagés en telle voie de formation qu'elle a tracée. Définir ainsi un pacte national d'instruction , voilà l'acte premier, fondateur, certes toujours recommencé, mais qui, dans l'essai mentionné, et malgré l'appel au peuple des professeurs et des inspecteurs (Fort, 2007, p. 6), apparaît comme un point faible. Ce geste originel, qui, pour parler un langage plus classique, désigne le « savoir à enseigner  », constitue le moment fondateur du moment de l'évaluation : car on ne peut prétendre énoncer la valeur de l'acquis praxéologique d'une personne si l'on ne connaît pas le projet social à l'aune duquel on doit apprécier cette valeur. Notons que, bien que très imparfaitement, la création récente du B2i à l'école et au collège répond grosso modo à un même schéma : les organisations praxéologiques à maîtriser sont désignées (fort approximativement, sans doute) dans un « référentiel de compétences » à vocation évolutive ; les types de tâches d'évaluation y sont laissés à l'inspiration des enseignants évaluateurs ; des préparations qui ne s'avouent pas toujours pour telles apparaissent ; une formation idoine, intégrée pleinement au cursus scolaire, est encore dans les limbes.

c) Lorsque les organisations praxéologiques à maîtriser sont nettement désignées, la question posée peut recevoir une réponse de principe : l'évaluation portera, par nécessité pratique, pour chaque candidat, sur un échantillon de l'ensemble des types de tâches constitutifs des organisations praxéologiques visées, le problème se déplaçant alors sur la construction de tels échantillons de types de tâches d'évaluation. La question formulée porte en elle, à cet égard, l'esquisse d'une solution : si l'on veut s'assurer que des élèves ont été efficacement formés « Ã  poser des problèmes », à « les explorer », à « Ã©laborer des conjectures », à « les tester », à « systématiser une étude », à « produire des argumentations convaincantes et des preuves », à « communiquer leur travail et les résultats obtenus », il convient de les examiner sur ces genres de tâches. Pour cela, il faut encore définir les types de tâches plus précis qui constitueront le programme de l'examen, c'est-à-dire, tendanciellement (mais c'est cela que l'on veut et c'est cela que l'on doit assumer ), le programme d'une formation encore en gésine, que l'on se gardera de jamais fétichiser. « La suite u n étant définie par la donnée de u 0 = 0 et par la relation u n +1  =  u n  + 2 n  – 11, la représentation graphique d'un certain nombre de points de coordonnées ( n , u n ) a conduit un élève à conjecturer que ces points se disposeraient sur une branche de parabole. Tester cette conjecture. » Est-ce là une tâche mathématique sur laquelle on voudrait voir les candidats se débrouiller ? S'il en est ainsi – au pacte national d'instruction de le dire ! –, elle est toute désignée pour constituer un item parmi d'autres dans l'épreuve d'évaluation à construire.

2. Passons maintenant au niveau plus spécifique : celui de la dimension expérimentale de l'activité mathématique.

a) Sur ce plan, la question posée ne souffre guère d'ambiguïté ; mais la référence à l'épreuve « pratique » (et non pas « expérimentale ») envisagée au bac S n'en est pas dénuée : s'agit-il d'y évaluer la maîtrise de l'expérimental dans l'activité mathématique ou la capacité à employer des TIC dans un travail d'allure expérimentale ? Les deux choses sont aujourd'hui fortement liées, sans doute ; mais elles ne sont pas exactement superposables. Soit la tâche – certes délicate – consistant à concevoir et à réaliser une expérience montrant graphiquement qu'un triangle dont les côtés ont pour mesures 8, 9 et 12 n'est pas rectangle  : la réalisation d'une telle expérience peut, certes, utiliser un logiciel de géométrie ; mais elle peut aussi se faire sur une feuille de format A4 à petits carreaux, « Ã  l'ancienne ».

b) Si simple soit-il, l'exemple précédent désigne en creux un fait massif : la tradition scolaire est, en mathématiques, éperdument déductiviste , au point d'occulter et même de nier la réalité sur laquelle portent les assertions qu'elle prétend « démontrer », que cette réalité soit au départ extramathématique (l'espace ambiant, pour la géométrie regardée comme théorie hypothético-déductive de l'espace, par exemple) ou qu'elle soit déjà mathématisée (les programmes de calcul, pour l'algèbre regardée comme théorie hypothético-déductive du calcul arithmétique, etc.). Or le recours aux TIC peut prolonger, en la masquant de bonne foi, cette option consacrée. L'obstacle à franchir est immense : le chiffrage proposé par Martin Andler, pour qui «  les mathématiques à tous les niveaux consistent en 45 % d'observation, 45 % de démarche expérimentale et 10 % de démonstration », ou du moins pour qui c'est là « Ã  peu près l'équilibre qu'il y a dans l'activité d'un mathématicien chercheur qui travaille sur un problème donné », paraît très étranger à une tradition scolaire pour laquelle, aujourd'hui encore, la déduction théorique est tout – même si, en pratique, elle ne l'honore que bien imparfaitement – et qui, en outre, ne concevant guère qu'on n'établisse pas le résultat complet attendu, méconnaît du même mouvement la notion, si vitale pourtant, de résultat partiel . Dans un article fameux paru en 1994, William P. Thurston, lauréat de la médaille Fields en 1982, stigmatisait le modèle de sens commun de l'activité mathématique, the definition-theorem-proof (DTP) model of mathematics ( http://www.ams.org/bull/pre-1996-data/199430-2/thurston.pdf ). Il semble que les lignes de force aient, à cet égard, peu bougé depuis.

c) La notion de dialectique des médias et des milieux , qui est au cÅ“ur de la TAD , permet d'y voir plus clair. Une question étant donnée, un milieu (« adidactique ») est un système regardé comme susceptible d'apporter à cette question des éléments de réponse tout en étant supposé dénué d'intention à l'endroit du porteur de la question. À quels milieux donc s'adresser s'agissant de la vérité des assertions sur l'espace, ou sur les nombres, etc. ? Le triomphe historique des mathématiques a consisté à répondre à cette question en construisant des « milieux hypothético-déductifs » : une assertion relative à une certaine réalité est vraie dès lors qu'elle est déductible dans une théorie hypothético-déductive, réputée « garantie », de cette réalité. Les milieux déductifs sont, pour la tradition mathématique, les seuls milieux potentiellement véridiques (qui disent la vérité). Tout autre milieu est par avance discrédité. Ces milieux doivent être les plus sûrs possibles : les preuves qui en émanent, dit à peu près Pascal ( De l'esprit géométrique , 1657), doivent être invincibles . C'est avouer qu'il y a une difficulté indépassable de la « démonstration » : en principe, elle énonce une réponse qui devrait mettre tout le monde d'accord ; en fait, elle peut receler des lacunes et autres paralogismes et appelle donc un débat crucial, poursuivi parfois pendant des siècles, quant à sa véridicité. C'est là, alors, que se noue un paradoxe scolaire : au-dessus de la démonstration même, voici que l'école place le professeur, le « maître », censé garantir la vérité – ou exposer la fausseté – de tout discours démonstratif possible. Le professeur, simple média , est ainsi promu milieu absolu , source dernière de toute véridiction.

d) Cette tradition semble avoir été pleinement maintenue dans l'essai d'épreuve pratique au bac S. Un candidat croit pouvoir conclure qu'on aurait, pour tout entier n positif ou nul , u n = n 2  – 12 n . Il est alors invité à « faire parler » un milieu hypothético-déductif : à « démontrer ». La confrontation avec des milieux atteint en ce point son acmé, qui annule les confrontations antérieures éventuelles, et siffle la fin de la partie. Pourtant, avant même cette confrontation prétendument décisive , le candidat est ici requis de confronter sa trouvaille au milieu scolaire absolu  : « Appeler l'examinateur pour une vérification de la formule trouvée », précise la fiche qu'il a reçue (Fort, 2007, p. 10). (Semblablement, en une étape antérieure de son travail, ayant été invité à observer une « particularité » du nuage des points de coordonnées ( n, u n ), où n = 0, 1, …, 20, il avait eu à « appeler l'examinateur pour une vérification de la particularité trouvée ».) Or si le desserrement scolaire de la dialectique des médias et des milieux se justifie, c'est bien ici ! Les moyens de calcul contemporains fournissent en effet à foison des milieux qu'il faut savoir mobiliser, interroger, écouter, entendre pour « tester » la formule trouvée. Plus que partout ailleurs (dans une épreuve orale « théorique » par exemple), le professeur-milieu doit ici être proscrit . Si la formule trouvée est juste, alors v n = un/n² doit tendre vers 1 et wn = (un-n²)/n doit être égale à –12, tandis que Dn = [( n + 1)2 – 12( n + 1)] – ( n 2 – 12 n ) doit demeurer constamment égal à 2 n  – 11. À la première question, il est vrai, le tableur, ce sphinx, tarde un peu à répondre nettement. Il n'en va pas de même pour la deuxième question, à laquelle la réponse est immédiate et ne varie pas ; et de même à la troisième question – que vaut Dn/(2n-11) ? Tout cela, dira-t-on, reste partiel  ; mais si l'on pose la troisième question, non plus au tableur, mais à ce milieu hypothético-déductif qu'est le calcul algébrique, on retrouve les charmes de la « démonstration », dont on doit pourtant tenir, dans une épistémologie ouverte, et contrairement à la vulgate scolaire, qu'à elle seule elle n'éteint jamais le doute complètement : parmi les réponses des divers milieux sollicités, elle n'est que la réponse du primus inter pares . Ajoutons que l'élève expérimentateur n'est pas censé être théoriquement ignare : il pourrait savoir par exemple qu'une suite ( u n ) telle que D n = u n+1  –  u n est de la forme an  +  b est elle-même nécessairement de la forme c n 2  +  d n  +  e , et dès lors réduire l'« expérimentation » à sa plus simple expression (en calculant un pour n = 0, 1, 2 par exemple), avant de confirmer ces éléments de preuve  – de « démonstration » –  par l'interrogation d'autres milieux .

3) La question posée tourne autour des contraintes (matérielles, didactiques, déontologiques, etc.) auxquelles doit faire face l'évaluation d'une activité mobilisant des milieux matérialisés notamment dans des instruments « nouveaux » (au sens des N TIC de naguère) : calculatrices et ordinateurs. Dans l'abord de ce problème, plusieurs aspects doivent être clarifiés.

a) Le premier aspect concerne la primauté donnée usuellement aux seuls milieux hypothético-déductifs. Prenant la tradition à contre-pied, on peut sereinement envisager, dans le cas d'une épreuve d'évaluation des capacités expérimentales en mathématiques, de demander, pour tester la vérité d'une assertion donnée, de confronter celle-ci à plus d'un milieu, sans privilège particulier accordé aux milieux « démonstratifs », en rejetant donc délibérément toute idée de preuve décisive . Pour cela, une stratégie simple consiste à proposer une assertion qui soit hors de portée des outils démonstratifs dont disposent en principe les candidats : stratégie certes audacieuse, mais que le souci de populariser la dimension expérimentale en mathématiques devrait à terme banaliser.

b) Un deuxième aspect a trait à la répartition entre travail écrit, échanges oraux et recours aux « TIC » durant l'épreuve. À cet égard, une grande partie de l'activité expérimentale non seulement peut mais doit être mise par écrit : une conjecture et ses mobiles s'écrivent, de même que s'écrit un scénario d'expérience (même quand il met en jeu tel ou tel logiciel) ou que se consignent les résultats jugés significatifs d'une expérience numérique ou graphique. Les échanges oraux avec l'examinateur (pour rester dans le schéma de l'essai d'épreuve pratique au bac S), en revanche, gagneront à être limités aux aspects « auxiliaires » du travail du candidat, tout particulièrement lorsqu'ils touchent aux « produits mathématiques » de son activité ou concernent le recours qu'il est amené à envisager ou à faire aux TIC.

c) Pour pratiquer la dialectique des médias et des milieux, il faut avoir accès à des milieux (et aussi à des médias : mais je laisse ce point entièrement de côté ici). Si certains milieux sont supposés traditionnellement avoir été « incorporés » à l'élève devenu candidat (on suppose qu'il sait effectuer, sans aide aucune, tel calcul algébrique simple, par exemple), d'autres sont incorporés dans des instruments indépendants, qu'ils soient électroniques (programmes de calculatrices, logiciels d'ordinateurs) ou non (quadrillages). Et, de même qu'il faut apprendre à manipuler un rapporteur, il faut apprendre à « manipuler » un tableur (ce qui, aujourd'hui, en principe, se fait en mathématiques dès la classe de cinquième). Mais une erreur est surtout à éviter : l'épreuve ne doit pas devenir un lieu d'évaluation des défauts d'apprentissage que les différents B2i (à l'école, au collège, au lycée) auront laissé subsister et qui, chez quelques candidats, viendront immanquablement « miter » certaines parties de l'épreuve.

d) De tels dommages peuvent sans doute être beaucoup réduits si l'on consent à abandonner le postulat individualiste-libéral qui a, jusqu'ici, trop largement prévalu dans l'usage scolaire des calculatrices (chacun aurait un droit imprescriptible à se présenter avec celle de son choix, choix que seuls bornent sa fortune personnelle et son entregent) pour adopter résolument un choix républicain – comme il en va aujourd'hui avec les manuels, qui sont les mêmes pour une classe donnée dans une discipline donnée. On peut par exemple, chaque année, désigner une panoplie de quelques machines à fabriquer des milieux expérimentaux qui seront seules disponibles à l'examen : telle calculatrice en ligne, téléchargeable, gratuite (du moins pour les candidats), et rien d'autre  ; et de même tel tableur, tel logiciel de géométrie dynamique, etc., et rien d'autre . La préparation des candidats se faisant avec des ressources « expérimentales » ainsi dûment fixées, l'épreuve elle-même pourra permettre de juger au mieux les capacités des candidats à les mobiliser à bon escient dans un travail mathématique.

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Fort, M. (2007). Expérimentation d'une épreuve pratique de mathématiques au baccalauréat scientifique . Paris : Ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche http://media.education.gouv.fr/file/98/3/4983.pdf

 

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