Conclusion de K. Ruthven
Université de Cambridge, Angleterre
Une question mal posée ou un point sensible?
Au moment où on m’a proposé de lancer ce forum, j’étais conscient du débat assez animé qui se déroulait à l’intérieur du comité scientifique de ce site pour clarifier son public et sa cible. Ce débat m’a suggéré la question : «Quelles idées, issues de la recherche sur l'enseignement des mathématiques, ont exercé une influence sur les pratiques des enseignants ?». Pour encourager la réflexion sur la situation actuelle et son évolution, j’ai ajouté «pendant la décennie précédente», une phrase qui –suite à une légère mise au point qui a sûrement amélioré mon français– est devenue «depuis 10 ans». Pour certains, il paraît que ce chiffrage introduit une précision déroutante à la question. D’un côté, «la question… gêne avec ce délai temporel, depuis 10 ans, fixé» [Conne]; d’un autre, «la question… paraît vague et difficile» [Winslow]; suscitant une demande pour d’autres précisions: du pays, des enseignants concernés, des formes des «idées». Egalement, pour focaliser les idées jugées les plus importantes, j’ai parlé d’ «une grande influence». C’est peut être la combinaison de ces précisions qui mène d’autres à considérer la question «biaisée» [Kahane] ou «trop tranchée pour avoir une réponse définitivement positive» [Laborde], jusqu’au point d’introduire, pour les mettre en question, «les résultats immédiats» [Kahane] et «l’impact direct» [Laborde]. Mais, finalement, il semble que tous considèrent que «le fond de la question est urgent et bien connu : quels sont les effets réels de la recherche pour la pratique réelle des enseignants?» [Winslow]. Sans doute la question aurait pu être mieux posée, mais dans ces réponses on sent aussi un point sensible.
L’influence des grandes idées et leurs manifestations locales
Malgré cette réserve sur la question, les deux premières réponses s’accordent sur l’influence sur l’enseignement de certaines «grandes idées», «généralités», même «normes» [Winslow], qui sont liées aux problématiques dominants de la recherche. Ces idées valorisent l’activité des élèves dans les situations de découverte et d’exploration, et une gestion de ces situations qui permet une transition entre les références familières et le langage informel vers les mathématiques disciplinaires. On suggère que l’«une des influences que les idées de la recherche sur l'enseignement des mathématiques ont peut-être eues sur les pratiques des enseignants (encore que la noosphère en est tout aussi responsable) est cette ‘nécessité’ de faire des problèmes, des activités» [Dorier]; que l’idée de «situations-problèmes… ne vient pas directement de la recherche, même si elle y trouve peut-être son origine» [Mercier]. Si je pense à l’influence parallèle des «investigations» en Angleterre, je remarque leur développement au sein d’un organisme [ATM] qui réunit les enseignants, formateurs et chercheurs d’orientation progressiste, et aussi leur évolution continue, qui est conforme à «la longévité de ces idées, ce qui suppose qu'elles sont régulièrement relancées, réinterprétées» [Conne]. Alors, du Brésil, autant que de l’Europe continentale et des pays anglo-américains, on entend parler de l’influence «des idées sur la résolution des problèmes, sur la formation des concepts, sur l´analyse des erreurs» [Igliori]. A propos de ces derniers, je note également l’appui des idées de «misconceptions» dans les matériaux professionnels en Angleterre. Si, à un niveau plus particulier, ces grandes idées «peuvent se traduire dans une multitude de pratiques d’enseignement» [Winslow], jusqu’au point où il paraît que ces «réponses dépendent largement de la situation et de la culture locales», elles sont quand même basées sur «les principes… [qui] ont beaucoup en commun» [Drijvers].
Deux pratiques conjointes mais contraposées
Il y a un sentiment que l’influence de la recherche reste «très pauvre quand on connaît l'ensemble des recherches qui existent», et un regret que, alors que quand cette influence existe, «c'est aussi très dangereux, quand on voit les dégâts que cela occasionne» [Dorier]. Même l’influence considérable du «realistic mathematics education» sur les pratiques d’enseignement dans les Pays Bas est mise en question en tant que «l’élaboration de ces idées est souvent assez limitée et ‘plate’» [Drijvers]. En revanche, on reconnaît que «les enseignants débutants – qui, en fonction de leur formation initiale, sont imprégnés de telles idées – peuvent aussi vivre assez mal le décalage apparent entre ces idées et ce que les conditions locales leur permettent de réaliser en classe» [Winslow]. Donc, plusieurs réponses signalent une réserve plus fondamentale quand elles contraposent «les pratiques de recherches et les pratiques d'enseignements» [Conne]. Partant de l’observation que «les objectifs de la recherche ne sont pas ceux des enseignants dans leur pratique quotidienne» [Laborde], une divergence est proposée en tant que «les chercheurs [soient] tenus à se référer à des théories, dans le but de comprendre et d'expliquer, alors que…dans la sphère d'enseignement, la visée est d'abord l'action et la transformation» [Conne]. Si «la didactique ne parle pas de nombreuses questions très pratiques qui se posent dans l'organisation des enseignements» [Arnoux], c’est que «la recherche n'a pas pour enjeu immédiat la production de dispositifs efficaces en pratique, mais celle de résultats intéressants pour la connaissance» [Mercier], y compris «porter [l’]attention aux classes ordinaires pour essayer de rendre compte de leur fonctionnement avec des outils théoriques» [Laborde]. En particulier, l’usage du terme d’ingénierie est considéré «désastreux parce qu'il a pu laisser croire que les chercheurs avaient imaginé là des moyens d'enseignement, quand ils avaient produit des expériences afin de mieux connaître le fonctionnement du système d'enseignement» [Mercier].
De la distribution du matériel à la diffusion d’idées
Quand même, quelques réponses notent «une influence… par l’usage dans l’école de méthodes et de ressources d’enseignement développées dans un contexte de recherche» [Winslow]. A ce niveau, «il est indéniable que certaines idées du monde de la recherche sont passées dans les programmes, dans les documents d’accompagnement en France, dans les manuels, mais de façon discrète sur des notions ou domaines des mathématiques donnés, sur des dispositifs de travail des élèves, sur le choix de tâches» [Laborde]. La simple présence de ces artefacts didactiques ne garantit pas qu’ils deviennent les instruments d’un enseignement attendu. Parce que «les mécanismes de passage des idées de l’un à l’autre sont subtils, difficiles à cerner, même si les lieux et des institutions d’échange de transformation des idées existent» [Laborde], «ce qui passe, ce ne sont que de grandes lignes souvent dénaturées» [Dorier]. En plus, «les idées issues de la recherche qui ont eu une grande influence… ne sont plus les idées d'origine, elles ont dû s'allier à d'autres idées circulant dans le corps social pour donner des idéologies qui, elles, organisent certaines pratiques» [Mercier], avec le résultat que les «références ne sont jamais exactement les mêmes chez les chercheurs et chez les divers acteurs de l'enseignement» [Conne]. Cela signale l’importance d’un «terrain où les idées peuvent s'ancrer dans un discours et une pratique de formation, où l'on, peut espérer des influences à long terme qui ne soient pas détournées ou déformées» [Dorier].
Un défi politique pour les chercheurs
En Angleterre, depuis un peu moins de 10 ans, on a vu une tentative de diffusion très directe, où le ministère stipule un système d’enseignement, prétendu être «evidence based». L’influence principale est une synthèse de la recherche sur «effective teaching», avec le traitement de certains aspects mathématiques influencé par la recherche en «mathematics education». Ce qui est à noter est que si «la didactique ne parle pas de nombreuses questions très pratiques qui se posent dans l'organisation des enseignements» [Arnoux], les autorités se tournent vers ceux qui sont prêts à proposer des réponses déjà travaillées. Cela comprend aussi «un côté des sciences cognitives» [Arnoux], notamment les aspects visuels/auditifs/kinesthésiques et les «thinking skills». Beaucoup d’enseignants sont très positifs envers cette initiative, parce qu’ils considèrent qu’elle fournit des outils efficaces, même si certains jugent partial le choix et superficiel l’usage de ces outils. Le défi politique pour les chercheurs en «mathematics education» est de trouver des moyens d’engagement constructif avec de telles initiatives, qui respectent les complexités dont ils sont conscients.
Par exemple, collectivement, le «British Society for Research into Learning Mathematics» a collaboré avec le «British Educational Research Association», pour préparer des synthèses de recherche, présentées sous formes accessibles:
Teaching and Learning in Primary Numeracy http://www.bera.ac.uk/publications/pdfs/numeracyreview.pdf
Sont surtout visés les usagers professionnels, ainsi How do we teach children to be numerate ?:
http://www.bera.ac.uk/publications/pdfs/520668_Num.pdf?PHPSESSID=74cec33ed848a7095cfbf084a53a4f2e
En effet, un effort de «vulgarisation», non seulement «des résultats de la recherche» [Arnoux] mais de différentes perspectives que la recherche apporte, est nécessaire.
Certaines équipes ont aussi contribué à la préparation et à l’évaluation du dispositif du système d’enseignement :The Key Role of Educational Research in the Development and Evaluation of the National Numeracy Strategy:
http://www.ingentaconnect.com/content/routledg/cber/2003/00000029/00000005/art00004.
Kenneth Ruthven, novembre 2005
Question de Kenneth Ruthven | |
Réponse d'Alain Mercier |
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Réponse de Carl Winslow |
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Forum sur la question (format pdf 83Ko) |