Re: Socle commun et chiffres
Que penser de la réponse de Pierre Arnoux à la question en débat ?
Il faut d'abord, je crois, rassurer Pierre Arnoux. Même si la notion de socle est par nature pleine de dangers par son aspect volontairement réducteur, le fait d'essayer de ne pas laisser les licences de mathématiques se disperser, de luter contre les forces centrifuges qui, dans la conjoncture actuelle vont devenir très importantes, et plus encore d'essayer de contrer le morcellement et l'incohérence de l'enseignement des mathématiques que le LMD impose, tout cela était et reste une excellente idée qu'on ne peut qu'approuver. Ceci justifie à mes yeux le bien fondé de la création de la commission qui, pour les trois sociétés savantes, a réfléchi à ces questions. Et je conçois bien que la discussion n'a pas dû être facile !
Restent les choix faits par la commission et repris par les sociétés savantes. Penser que la rédaction d'un socle, et donc d'une certaine organisation des enseignements, que des choix d'intitulés, des absences volontaires, des recommandations générales ou particulières, ne vont avoir aucune influence sur les sens qui vont apparaître aux étudiants pour telle ou telle notion mathématique dans des enseignements qui suivraient la présentation de ce socle, c'est être (volontairement ?) naïf. C'est surtout ne pas voir qu'avant d'être pédagogique ou didactique, la question est essentiellement épistémologique. Donnons quelques exemples.
* Ignorer totalement la question des nombres, c'est un choix épistémologique dont on ne peut imaginer qu'il n'ait des conséquences redoutables pour les conceptions d'un futur enseignant, du primaire comme du secondaire : arrivés en préparation du concours du Capes, où les futurs enseignants pourront-ils clarifier leurs idées sur les nombres, en découvrir le sens, s'ils ne l'ont pas vu en licence ?* Décider que le minimum à savoir sur les équations différentielles se borne aux équations linéaires à coefficients constants d'ordre 1 et 2, c'est éliminer du sens des équations différentielles trois idées épistémologiquement essentielles : la recherche des lignes intégrales d'un champ de pentes (et son lien avec la physique, comme Euler le faisait), d'une part ; l'idée que chaque solution a son propre intervalle de définition, a priori inconnu, et qui dépent de la donnée initiale (x0, y0), d'autre part ; l'idée enfin que, dans les bons cas, on a existence et unicité du problème de Cauchy, ce qui n'est pas sans implications sur la physique (y compris sur certaines conceptions dans son histoire, pensons à Laplace…).
* Choisir de ne pas même évoquer la mesure des grandeurs dans un savoir minimum sur l'intégrale, c'est éliminer du sens de l'intégrale tout un pan qui en est la motivation historique et qui est la condition essentielle de son utilisation en physique.
A travers ces exemples, on s'aperçoit clairement qu'il est impossible d'écrire un socle pour la licence sans ingager des implications fortes sur l'épistémologie des concepts à enseigner. Ainsi, prétendre réduire le socle à "un pense-bête pour les concepteurs de maquettes", c'est se leurrer complètement sur les effets probables d'un tel socle.
Or, de l'épistémologie à la pédagogie ou à la didactique il n'y a qu'un pas.
Entraîner les étudiants à des exercices répétés de résolutions d'équations linéaires ay" + by' + cy = sin x e-3x, où y sera successivement un courant, une intensité… ou rien du tout !, c'est quand même une autre activité didactique que d'essayer de faire prévoir l'allure des solutions d'une équation au vu de son champ de pentes.
Faire faire des calculs répétitifs de primitives (pour lesquels il y a d'ailleurs des ingénieries didactiques - voir les méthodes générales enseignées à une époque à Lille), ce n'est pas la même organisation didactique que celle qui se proposerait de présenter la constitution de l'intégrale comme la création d'un outil pour donner une réponse à un problème, et de rendre les étudiants capables de résoudre des problèmes de calculs de grandeurs en physique ou géométrie (aire, longueur, volume, force, énergie, moment, travail…).
Ainsi, il est clair que, contrairement à ce que pense Pierre Arnoux, il y a des conséquences pédagogiques et didactiques aux formulations et aux silences d'un socle - et particulièrement de celui adopté par les sociétés savantes.
Reste la question soulevée par Arnoux : il n'y a pas accord entre les enseignants sur la question des sens des concepts mathématiques. Il est vrai que parfois les mathématiciens se laissent trop influencer par leurs activités de recherche quand il s'agit de dire ce qui est important d'enseigner sur l'intégrale, sur les nombres, etc. On pourrait néanmoins penser qu'au niveau d'une licence certains accords pourraient être trouvés. Quand ce n'est pas le cas, alors la formulation d'un socle devrait laisser les choix ouverts. Cela n'a manifestement pas été le cas pour celui adopté par les sociétés savantes, et nous l'avons vu cela implique des choix épistémologiques qui ont eux-mêmes, qu'on le veuille ou non, des conséquences pédagogiques et didactiques.
Il reste aussi tout un aspect politique dont Pierre Arnoux ne parle pas, c'est celui de la possibilité pour des étudiants ne connaissant de façon sûre que le socle (et quelques options supplémentaires correspondant à un semestre d'enseignement) de pouvoir affronter un master ou une préparation à des concours pour l'enseignement. Les critiques (sur la quantité - mais aussi sur l'épistémologie) que André Bellaïche a faites à ce propos sur ce socle restent à mon avis entières : seuls les étudiants passant par les classes préparatoires seront en mesure de se diriger vers les professions hautement mathématisées (enseignement, recherche pure ou appliquée…). Cela pose d'importants problèmes politiques et sociaux dont on voudrait espérer que les sociétés savantes soient conscientes…