Post du forum : Eléments pour un argumentaire
Aller au niveau supérieurPermettez un regard un peu décentré qui peut peut-être va dans le sens du développement d'un argumentaire quoi que ma réflexion me porte plus en amont encore. Je ne connais pas vos affaires franco françaises, mais bon vu de la Suisse on a l'impression que les médias font leur beurre d'une sorte de panique et fièvre alors qu'approche 2007. On peut comprendre après la belle affaire de 2002 et peut-être aussi la perplexité dans laquelle vous a laissé le referendum de 2005.
La sphère scolaire française serait en butte à un puissant mouvement de repli et de réaction. Un certain L. Lafforgue est cité par R. Brissiaud pour être de ce clan. Le professeur mathématicien L. Lafforgue a mis à disposition différents textes sur son site. J'ai été intéressé par l'un d'eux, qui m'a intéresse et qui s'intitule : Les mathématiques sont-elles une langue? (Je me suis adressé directement à lui, mais il ne m'a pas répondu, peu importe). Bien entendu, je ne partage pas vraiment le point de vue de l'auteur.
Il y a un bon quart de siècle, notre collègue Y. Chevallard a publié un texte intitulé : Mathématiques, langage, enseignement : la réforme des années 60. (La politique de l'Ignorance. Revue Recherche n° 41, Paris sept 1980). Je connais bien cet article pour le présenter dans mon cours. Je ne vais pas discuter du contenu des deux articles, cela nous mènerait trop loin. Surtout qu'en ce qui concerne l'article de Y. Chevallard beaucoup d'encre a coulé de son "fountain pen" depuis. Et bien entendu je ne partage pas tout à fait les propos de notre anthropolègue.
De plus : mathématiques et langage, semble redécouvrir un vieux thème cher aux années 70, cette mode pointe à nouveau son nez, mâtinée de sémiotique (absente dans les propos de L. Lafforgue pourtant).
La première chose à dire est que la simple confrontation des deux textes est fort instructive. Sur le contenu puisqu'il est toujours enrichissant d'entendre plusieurs sons de cloches (mathématiciennes ou didacticiennes) cela permet de nous déprendre des effets de rhétorique, cela nous aide à imaginer des objections etc. Mais sur la forme c'est aussi fort instructif. En effet l'un comme l'autre, ces articles s'adressent à un public éclairé. Ils sont bien mis, séduisants, flattent leur auditoire. Les thèses de Y. Chevallard sont moins classiques et convenues que celles de L. Lafforgue. Pourtant, si un discours passe bien dans le public mondain et cultivé, c'est celui de Lafforgue. Les propos de Y. Chavallard sont restés lettre morte, sauf pour une petite communauté - à qui notre champion enjoignait de prendre chaque jour une petite Bastille (cours 11ème école d'été, Corps, 2001). On peut ne pas être d'accord avec Y. Chevallard, il n'en reste pas moins que la thèse de cet article est intéressante et peu banale, mille fois moins banale et rabâchée que la thèse hyper conventionnelle, bien que pas dénuée d'intérêt de L. Lafforgue. En 26 ans, la cause du didacticien ne semble pas avoir beaucoup avancé.
Entre temps combien de remous scolaires et didactiques ? Combien de ministres, combien de présidences de la Vème République ? Voilà qui me questionne et cela s'enchaîne alors aussitôt sur d'autres questions, sur d'autres pesanteurs et résistances à nos entreprises.
Dans son article Y. Chevallard soutient que les mathématiciens ont des idées (de résolutions de problèmes) et ces idées subissent alors un long travail qui pourrait faire croire à la fiction d'un langage qui penserait tout seul. Je cite la belle phrase qui conclut son texte :
"Dans certaines situations sociales (dont certaines situations d'enseignement, notamment) où la "présence" des mathématiques est d'abord, ou exclusivement, celle de leur moment discursif, dans ces situations donc où la pratique des mathématiques n'est que la pratique du discours mathématique- dans son écoulement contrôlé, interdicteur des écarts de parole - la mathématique pourra être vécue, en effet comme une langue bien faite, une langue qui pense toute seule et va son chemin."
Chevallard illustre ses propos en présentant l'idée de De Moivre pour le problème qui garda son nom. L'exemple sera repris par Y. Chevallard, puis par ses collaborateurs, dont en particulier M. Artaud - qui a développé cet exemple dans son cours de la 9ème ou 10ème école d'été (si je me rappelle bien). L'exemple est très bon et c'est lui que je présente dans mon cours. Simplement il n'est pas d'un accès aisé, du moins pour les étudiants qui me sont confiés, futurs instituteurs ou étudiants en sciences de l'éducation, ou encore psychologues. Et il y a belle lurette que j'ai abandonné toute velléité d'en faire part à mes collègues universitaires. (En plus, dans l'article il y a des erreurs typographiques grossières dont au moins une, toute petite et anodine, un oubli de parenthèses, n'est visible qu'à quelqu'un qui est familiarisé avec les mathématiques, ... pour les autres cette coquille rend les propos de ce passage sans objet. Les efforts didactiques ont ceci qu'ils sont vite ruinés, Chevallard a d'ailleurs maintes fois insisté sur cette fragilité, un texte signé de G. Brousseau et M. Otte s'intitule : Fragility of knowlege (si ma mémoire est bonne).
L'exemple de De Moivre est excellent, vraiment, parce que son idée est très surprenante - et a surpris à son époque. Mais rien à faire un étudiant en sciences humaines qui a son bac en poche n'y a pas accès. De mon cours, la plupart des étudiants retiennent ceci : « M. Conne a prétendu que les mathématiciens ont des idées - qui a aurait dit le contraire? - , il s'est excité à nous le montrer, il m'a bien semblé percevoir quelque chose, une apparition fugace. Et d'ailleurs il était si excité c'est qu'il devait y avoir quelque chose. Grand bien lui fasse. » (je paraphrase ici une confidence que Y. Chevallard faisait volontiers à propos de la première fois qu’il a entendu G. Brousseau).
On ne dira jamais assez combien la mathématique est difficile d'accès et ceci ne me semble pas vraiment lié au degré d'abstraction ou d'élaboration des notions. Alors se lancer dans l'illustration des idées et rêves de mathématiciens ... Je lis dans un récent numéro spécial de la revue Tangente : Grands mathématiciens modernes (HS n° 25, mai 2006) deux conférences de vulgarisation : l'une de A. Connes, sur Galois, dont le texte est publié, destinée à un large public, l'autre par Don Zagier sur Ramanujan dont un résumé seul est publié. Qui peut donc avoir accès à ces propos? Si pour le lecteur pressé, le texte de D. Zagier semble plus accessible que celui de A. Connes, la différence n'est que celle d'un résumé à un texte : le résumé laisse entrevoir des choses, mais ne dit pas grand chose de tangible, le texte est plus explicite au risque de perdre son lecteur.
Voilà donc la difficulté, oh combien ! de présenter les mathématiques, et est-il seulement concevable de le faire sans chercher é présenter les idées des mathématiciens ? Ce n'est pas un scoop. Mais on aurait tendance à l'oublier et un tel oubli de notre part, nous qui nous prétendons didacticiens, c'est moins excusable que de la part de mathématiciens pétris de bonne volonté et de paternalisme.
Les exemples se ramassent à la pelle, et c'est d'abord cela qu'il faut rappeler à tous nos politiciens et aussi à tous nos pédagogues ! Aurions-nous peur que cela puisse ruiner la cause de l'enseignement des mathématiques à l'école? Ce serait un fort mauvais calcul ! Cela me ramène aux articles que je comparais et ce pour deux remarques.
Commençons par la moins importante. Nous, didacticiens, sommes un peu pris au piège d'être tenus à vulgariser notre science balbutiante, qui n'a encore trouvé ni son langage propre, ni ses simplifications discursives. Alors que 1° les mathématiciens - même ses plus brillants esprits - ne sont pas capables de le faire avec une science admise admirée, hpyer travaillée - combien de cours universitaires ont choisi de l'exposer? - depuis 175 ans comme l'est la théorie de Galois! Mais cela n'est pas une question d'époque : même De Moivre, disons 1731, ne passe pas ! Ou prenez la formule de Héron, etc. Alors que 2° nos études portent justement sur l'espoir et la manière de rendre accessibles ces mathématiques. De plus l'expérience (voir supra 1°) nous dit qu'il ne sert à rien d'attendre le messie mais que tout au contraire ce dont il faut pouvoir rendre compte c'est que malgré tout les mathématique cela s'enseigne et que quelque chose s'y apprend, ci et là . Quoi donc .. c'est bien la question (voir alors la Td, pour autant qu'on ne la réduise pas à une théorie!).
La seconde remarque porte alors sur les deux articles, celui de L. Lafforgue d'une part et celui de Y. Chevallard d'autre part. Il faut les replacer dans ce contexte d'une science très largement inaccessible et ce malgré les efforts de l'école et de tous les vulgarisateurs de bonne volonté - quoiqu'à mon goût souvent un peu niais, ou boy scout. Il faut considérer que ceci ne fait pas que poser problème, il en crée d'autres à sa suite, par exemple pour toute entreprise qui entendrait l'enseigner ! C'est le problème dans lequel s'inscrivent les propos de nos auteurs. Chacun des articles nous livrent leur explication.
C'est bien gentil mais laisse à sourire. Certes ni l’un ni l'autre ne disent des bêtises et le propos du didacticien est bien moins convenu que celui du mathématicien. Seulement voilà , si ceux qui ont lu ces articles n'ont pas souri, c'est que leur était sorti de l'esprit ce problème opiniâtre et récalcitrant de l'ésotérisme mathématique! Et nos auteurs ont un peu vite fait d'en faire une abstraction. Bien sûr ils le mentionnent, comment ne pourraient-ils pas le faire, et Y. Chevallard est sur ce point plus explicite ; au bout du compte leurs propos se font ici bien timides.
Au delà des explications, L. Lafforgue laisse entendre qu'il détiendrait la solution au problème : que tous les élèves puissent bénéficier de l'excellente instruction que lui-même a reçue et qui, à n'en pas douter, a fait de lui ce qu'il est devenu. Alors là , je ne souris plus ... je rigole ! Le chérubin !
Maintenant ce qui me désole, c'est que tout ceci est bien dérisoire, je ne suis pas très content de prendre en pleine poire notre impuissance (voilà que je me passionne pour la ddm depuis plus de 30 ans, certes dans des conditions fort difficiles de quelqu'un qui ose l'originalité en Suisse Romande, mais quand même!). Je me demande ce qui ne tourne pas rond pour que nous soyons si désarmés. Et je me dis, ce n'est qu'une hypothèse que je soumets à votre réflexion, que nous n'avons tout simplement pas pris assez au sérieux les thèses et propos tels que ceux défendus par Y.Chevallard. Id est le travail que ce dernier a fait pour en arriver à son article. Nous avons sans doute un peu trop vite réduit ces propos, soit en les rejetant, soit en les acceptant. Nous avons trop vite cru, espéré, rêvé que notre science était déjà comme ces mathématiques multiséculaires, telles que les décrit si joliment Y. Chevallard lui-même (toujours dans l'article cité, toujours en sa conclusion) :
"Sur la chronique bouleversée du "travail" mathématique, où jouent les uns sur les autres problèmes, idées et outils, le discours mathématique vient établir sereinement son cours. D'une histoire complexe il conserve et nous transmet une trace formelle, résidu matériel négateur de l'histoire qui l'a produit (ou la reproduisant fictivement dans sa diachronie discursive), et à son tour moyen de production de cette histoire. A chaque instant, "les mathématiques" ont ainsi pour représentant tangible "le discours mathématique", où le passé vient s'inscrire et s'occulter, où le futur se prépare. A chaque instant leur moment discursif se propose en représentant fidèle et légitime de l'ensemble du travail mathématique: héritier du passé qu'il abolit ferment de l'avenir."
Quel beau discours ! Mais ne sommes nous justement pas allés un peu trop vite en besogne et notre perplexité en provient-elle pas d'une lacune en amont : si nous versons si promptement dans le discours, comment pourrions nous identifier, pour notre domaine propre, ces jeux les uns sur les autres des problèmes, idées et outils ?
Il me semble qu'il conviendrait aussi de penser à la responsabilité de nos revues et publications à aider la communauté à mieux dégager ces aspects.