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Réponse de B. Schneuwly

Dernière modification 14/11/2006 21:26

Bernard Schneuwly, Université de Genève

Le concept de compétence et ses possibles dérives

Depuis une dizaine d’années, de nombreux pays européens ont repensé le processus de réforme sur la base du concept de « compétence », ce qui se concrétise actuellement en Suisse dans le projet HARMOS, qui « consiste à fixer, à l’échelon national, des niveaux de compétence pour l’école obligatoire » (CDIP, 2004, p. 1). Nous allons dans un premier temps montrer la difficulté de saisir ce « concept » et esquisser dans une deuxième partie certaines de ses dérives possibles.

Un concept pour repenser la réforme ?

Qu'est-ce qu'une compétence ?1 Prenons les deux définitions que cite HARMOS ; celle de Le Boterf (1994) : «un savoir-agir responsable et validé, consistant à savoir mobiliser, intégrer et transférer des ressources (connaissances, capacités …) dans un contexte »2 ; et celle utilisée dans Klieme (2004) : « facultés et aptitudes cognitives dont l’individu dispose ou qu’il peut acquérir pour résoudre des problèmes précis, ainsi que les dispositions et les facultés motivationnelles, volitives et sociales qui s’y rattachent pour pouvoir utiliser avec succès et responsabilité les résolutions de problèmes dans des situations variables». Essayons de mettre en évidence quelques points communs entre ces deux définitions et de nombreuses autres qui circulent3.

  • Une compétence comprend un ensemble de « facultés psychiques » (les connaisseurs apprécieront la réapparition de cette ancienne notion de la psychologie traditionnelle) de niveaux différents : capacités, connaissances, aptitudes, dispositions cognitives et motivationnelles ou encore savoirs, savoir-faire, savoir-être ; selon les auteurs, ces ressources sont plus ou moins organisées ou intégrées en réseaux. Du point de vue psychologique, la consistance de ce concept parait bien faible.
  • Une compétence est mise en Å“uvre pour faire face à une famille de situations, contextes, problèmes, le plus souvent complexes (tâches à réaliser) ; selon les auteurs, la compétence réside justement dans la capacité à mobiliser les ressources disponibles. Les auteurs ne se prononcent jamais sur le caractère de ces problèmes, mais il semblerait bien, comme le montrent les opérationnalisations de la notion dans PISA, que ce sont des situations et problèmes de la vie quotidienne qui, de fait, sont visés. Ajoutons qu'on ne parle de compétences qu’en tant qu’elles permettraient de résoudre des problèmes dans des situations inédites, nouvelles, « variables ».
  • Une compétence est de l'ordre de l'agir ; cet agir doit être adapté et efficace, mais surtout il doit être assumé par l’individu comme une responsabilité et de manière motivée : le concept de compétence inclut ainsi nécessairement une dimension morale.
Les dérives possibles inhérentes au concept

Prenons la question par un autre bout, à savoir celle des dérives possibles de l’utilisation de ce concept. Quatre problèmes pourraient être développés à ce propos, que nous ne pouvons qu’esquisser :

  • De par son origine, son noyau significatif et ses connotations, le terme oriente fortement la définition des finalités scolaires vers la vie quotidienne et la réponse à des besoins immédiats. Or, il nous semble que l’une des potentialités de l’institution scolaire réside précisément dans le fait d’instaurer une rupture progressive avec les formes d’apprentissage liées aux situations quotidiennes, qui fonctionne selon des logiques différentes, dont les disciplines scolaires sont l’expression4

  • Fortement axé sur les situations et problèmes auxquels il faut trouver une solution, le concept de compétences risque de masquer la question de l’organisation des savoirs, de leur décomposition et leur élémentarisation, destinés à les rendre accessibles sans suivre nécessairement la logique des situations. 

  • La faiblesse du concept du point de vue de son potentiel pour décrire le fonctionnement psychologique est patent. Orienté vers l’immédiateté et l’inédit, il amène à sous-estimer à la fois la nécessité d’automatisation et de routinisation et la dimension développementale de construction dans le long terme de systèmes psychiques plus généraux.

  • Il tend à renforcer la dimension éducative, voire moraliste, de l’intervention scolaire, en incluant la responsabilité et la motivation des élèves dans le domaine de l’évaluation. Cette question est particulièrement délicate pour l’enseignement de la production de textes en français qui implique, plus que d’autres, la participation de la personne à la performance et où donc les distinctions sont particulièrement importantes à opérer5.

En guise de conclusion

Cela étant, l’essentiel n’est évidemment pas de combattre l’usage d’un mot dont les significations sont si variables qu’il en vient à inclure des positions contradictoires ; un tel combat est futile. Il s’agit de concentrer l’effort sur l’élaboration de concepts solides et de dispositifs robustes et généralisables permettant de donner accès aux formes complexes de l’oral. Ce travail, qui se situe dans la longue tradition de la rhétorique, doit être poursuivi pour donner accès à la parole publique à tous en en faisant un objet d’étude : une sorte de rhétorique pour tous qui rend la langue plus consciente6.

Références bibliographques
  • Bernstein, B. (1996). Pedagogizing knowledge : studies in recontextualizing. In B. Bernstein, Pedagogy, sympolic contol and identity (pp. 54-81). London : Tyolor & Francis.

  • Bronckart, J.-P., Bulea, E. & Pouliot, M. (Ed.), Repenser l’enseignement des langues : comment identifier et exploiter les compétences (pp. 69-99). Villeneuve d’Ascq : Septentrion.

  • Conférence des directeurs de l’instruction publique (CDIP) (2004). Harmos : finalité et conception du projet. Berne : CDIP (www.edk.ch/PDF_Downloads/Harmos/HarmoS-INFO-07-04_f.pdf).

  • Crahay M. (2003) Dangers, incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation. Liège : manuscrit non publié.

  • Dolz J. & Ollagnier E. (Ed.). (2000) L'énigme de la compétence en éducation. Bruxelles : DeBoeck.

  • Erard, S. & Schneuwly, B. (2005). La didactique de l’oral : savoirs ou compétences ? In Bronckart, J.-P., Bulea, E. & Pouliot, M. (Ed.), Repenser l’enseignement des langues : comment identifier et exploiter les compétences (pp. 69-99). Villeneuve d’Ascq : Septentrion.

  • Hellekamps, S. & Meyer, M.A. (Ed.) (2004). Allgemeinbildung oder Grundbildung, Zeitschrift für Erziehungswissenschaft, 7(2).

  • Klieme, E. (Ed.). (2004). Le développement de standards nationaux de formation. Une expertise. Bonn : Ministère fédéral de l’Education et de la Recherche.

  • Le Boterf, G. (1994). De la compétence. Essai sur un attracteur étrange. Paris : Editions de l’organisation.

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1 Bernstein (1996) trace l’origine du concept dans différentes disciplines des sciences sociales et sa « recontextualisation » par les « recontextualizers » (les noosphériens dirait ironiquement Chevallard). Il montre comment ce concept a une forte résonance dans les idéologies libérales, progressives et même radicales du discours pédagogiques. Il s’articule particulièrement bien avec une orientation utilitariste de l’école fortement en vogue actuellement.

 2 Apprécions au passage que le que la « compétence » est un « savoir-agir » ou que le « savoir-agir » est un « savoir »; ou les trois petits points qui suivent « connaissances, capacités… » ; ou la curieuse suite « mobiliser, intégrer, transférer ».

3 Pour le débat français, je me réfère à Dolz et Ollagnier (2000) et à Bronckart, Bulea et Pouliot 2005 ; le débat allemand, est relaté dans la Zeitschrift für Erziehungswissenschaft (Meyer & Hellekamps, 2004), avec une position pragmatique qui s’accommode du terme dans le contexte de la formation de base à laquelle doit donner lieu l’école obligatoire, et une autre qui en critique les dérives technicistes par rapport à la tradition allemande de la Bildung, inaugurée par Humboldt.

4 La diversité des interprétations possibles du concept est telle qu’il peut tout inclure, y compris ce qui parait être presque son contraire : dans la conception de Klieme (2004), par exemple, le modèle de compétence est élaboré surtout à partir de situations et de problèmes définis par la discipline scolaire, dans une logique interne à l’école et à l’enseignement/apprentissage.

5 Certains vont plus loin encore dans la critique de la notion de compétence. Dans la mesure où elle est empruntée au monde du travail (être opérationnel dans des situations complexes, être efficace, être rentable), elle est régie par des contraintes le plus souvent étrangères au monde de l’école. Même si l’école publique et obligatoire subit de fortes pressions des milieux économiques, nombreux sont ceux qui refusent une école à visée utilitariste. De là à considérer « la logique des compétences asservie au projet dérégulateur de l'idéologie néolibérale », il n'y a qu'un pas, que Crahay (2003) n'hésite pas à franchir.

6 Le lecteur intéressé trouvera un développement de certains aspects ici évoqués à propos de l’enseignement de l’oral in Erard & Schneuwly, 2005


   Réponse de Yves Matheron
   Réponse de Bernard Schneuwly
   Réponse de Anna Sierpinska
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