Post du forum : Ne pas se tromper de cible en effet
Aller au niveau supérieurRéponse de Rémi Brissiaud à Joël Briand
Je remercie tout d’abord Joël Briand d’avoir lu mon texte et d’avoir
pris le temps de mettre en forme quelques remarques. Je commencerai par
ce qui me paraît le plus étonnant dans ses remarques. À la fin de son
écrit, il suggère que j’analyserais peu les « inflexions ministérielles
» qu’on pressent. Or plus d’un tiers de mon texte (15 pages sur 39) est
consacré à une analyse des progressions pédagogiques concernant la
division qui prévalaient depuis 1945 et jusqu’en 1970. Le pari qui
était le mien en rédigeant cette partie était de prendre au sérieux
l’idée d’un éventuel retour à l’enseignement de la division et de son
formalisme dès le CP, d’analyser comment progressaient les élèves qui,
à l’époque « s’en sortaient » et d’expliquer pourquoi certains choix, Ã
l’époque, faisaient obstacle au progrès des autres élèves sur le long
terme. Il est dommage que Joël ne fasse pas du tout allusion à cette
partie de mon texte. C’est d’autant plus dommage que la suite du texte
consiste à poursuivre l’analyse qui est ainsi amorcée : j’y montre
qu’il existe aujourd’hui des progressions qui se fondent sur une
analyse critique des pratiques antérieures à 1970 et qui, par
conséquent, tentent d’en conserver les points forts tout en se
préservant de leurs points faibles.
Ensuite (mais on est
déjà à plus de la moitié du texte), j’ai tenté d’étudier tout aussi
scrupuleusement la progression présentée dans Ermel, soulignant qu’elle
est très différente dans la série d’ouvrages des années 90 que dans
ceux qui avaient été publiés par la même équipe au début des années 80.
Dans la nouvelle série, la technique dont finalement Ermel recommande
l’élaboration, est la même que celle que je recommande moi-même. C’est
aussi celle dont Joël dit qu’elle « sent bon la blouse grise et le
poêle à bois ». Cette façon de la qualifier est un peu méprisante parce
qu’à la lecture d’Ermel, on voit bien que les collègues de cette équipe
ont mûrement réfléchi ce choix et il me semble avoir également pris
cette décision après une analyse plutôt approfondie des différents
choix. Par ailleurs, dans sa deuxième série d’ouvrages, Ermel analyse
de manière particulièrement intéressante ses hypothèses didactiques
concernant la façon dont les enfants progressent en résolution de
problèmes qui, à terme, seront traités par une division. Dans mon
texte, j’explique que les choix retenus par Ermel sont tout à fait
respectables. Cependant, en m’appuyant sur les résultats d’une
recherche (Abrose, Baek et Carpenter, 2003), j’analyse également
pourquoi la mise en œuvre de cette sorte de progression est très
complexe car « l’évolution des « techniques élèves » d’abord
personnelles et instables vers une technique collective de la division,
institutionnalisée, décontextualisée » est loin d’aller de soi. Il est
dommage que Joël n’évoque toute cette partie de mon texte qu’en
affirmant de manière rapide que j’y jetterais « le bébé avec l’eau du
bain ».
Par ailleurs, je ne consacre qu’une page (1 sur 39)
à la façon dont les programmes de 2002 conçoivent la conceptualisation
des fractions. Ce texte est déjà long mais il aurait vraisemblablement
fallu que cette partie soit plus développée parce que Joël fait
visiblement un contre sens sur sa signification, contre sens qu’il
développe sur une longue partie du sien (1 page sur 4) : si j’ai
utilisé l’expression « sens quotient des fractions », c’est parce
qu’elle figure dans les documents d’application et d’accompagnement des
programmes alors qu’il est bien connu que je m’exprime habituellement
en parlant des schèmes de fractionnement de l’unité d’une part et de
partition d’une pluralité de l’autre (je ne parle jamais de « sens
quotient », sauf quand je débats de l’usage de cette expression dans
les programmes). Joël ne s’en rend pas bien compte, mais la critique
qu’il croit me faire, c’est… aux programmes de 2002 qu’il la fait en
réalité. Ainsi, ce n’est pas moi qui exclut une progression fondée sur
l’étude de la commensuration, ce sont les documents d’application des
programmes de 2002 qui l’excluent en affirmant explicitement que seul
le fractionnement de l’unité a sa place à l’école. Et c’est très
précisément ce que je leur reproche.
Ce n’est pas le seul
passage de son texte qui prouve que nos points de vue ne sont pas si
éloignés que Joël ne le pense peut-être. Ainsi, quand il insiste sur
le fait qu’un point des programmes de 2002 est contestable, le fait que
: « La résolution de problèmes est au centre des activités
mathématiques », a-t-il bien conscience qu’en disant cela, il remet en
cause plus qu’« un point des programmes », mais leur architecture même
! Et lorsqu’il justifie sa position en disant que « cette approche
(celle des programmes) laisse dans l’ombre la façon dont les principaux
concepts de mathématiques de l’école primaire peuvent se construire par
confrontation avec un milieu d’apprentissage », je partage complètement
son point de vue, même si je l’exprime le plus souvent différemment :
cette approche laisse dans l’ombre les processus de prise de conscience
et de symbolisation que nécessite la conceptualisation qui correspond Ã
ce moment où « la compréhension rattrape la réussite ». Il est
intéressant de remarquer que cette critique des programmes rappelle le
propos qu’Alain Mercier développe sur le site EducMath concernant la
résolution de problèmes et qu’il s’avère ainsi que les didacticiens et
les psychologues sont finalement nombreux à penser de la sorte.
Joël
demande qu’on l’excuse du « côté un peu fouillis » de sa « réponse
rapide ». J’y consens volontiers car cela explique vraisemblablement
les raccourcis, les contre-sens et les fausses querelles. Je pense
qu’effectivement un petit peu plus d’organisation et de temps consacré
à cette réponse lui aurait évité certaines approximations. Ainsi, dès
le début de sa réponse, il écrit : Concernant la division, sa
conceptualisation consiste, d’après Brissiaud, en la reconnaissance
d’une équivalence d’opération entre la valeur d’une part et le nombre
de parts, ce que l’auteur rebaptise « groupements par n » et « partage
en n parts égales ». Or, la notion de « groupements par n » est
plus générale que celle de « recherche du nombre de parts » parce que
le « groupement par n » n’implique nullement que la sémantique de la
situation soit du côté d’un partage. Si l’on considère le problème : «
Combien de groupes de 12 objets peut-on former avec 408 objets ? », par
exemple, il renvoie à une situation plus générale que celle où les 408
objets sont partagées entre des personnes et où on donne 12 objets par
personne. Si l’on introduit la division dans la première de ces
situations plutôt que dans la seconde, les élèves, d’emblée, sauront
utiliser la division dans un beaucoup plus grand nombre de situations
(Richard, 2004).
C’est pourquoi l’usage que fait Joël du mot
« rebaptise » fait peu de cas d’une des principales idées avancées dans
mon texte : les enseignants doivent réfléchir, lorsqu’ils introduisent
un nouveau savoir en classe, au niveau de généralité auquel ils
l’introduisent. C’est une négligence théorique lourde de conséquences
de considérer que « la recherche du nombre de parts » et le «
groupements par n » sont synonymes et je pense au contraire avoir mis
en garde dans mon texte les lecteurs contre cette erreur théorique.
Je terminerai par des considérations tactiques en rappelant qu’il y a bien, de mon point de vue, deux camps : celui de Delord, Lafforgue et Demailly (et De Robien, Rolland, etc.) d'une part et le nôtre de l'autre, c'est-à -dire celui de tous les héritiers de la réforme de 1970 (didacticiens comme psychologues). En revanche, je pense que les programmes ont perdu, depuis 1970, de leur cohérence relativement à la conceptualisation arithmétique et je pense que c’est en indiquant ce que pourrait être une nouvelle cohérence que nous préserverons le mieux les acquis de 1970. Les programmes ne sont pas les Saintes Ecritures et si, dans « notre camp », nous nous interdisons d'en débattre, il me semble que nous nous fragilisons face aux partisans du retour à la tradition. C'est une tactique perdante que d'opposer à l'immutabilité de la tradition, l'immutabilité des programmes de 2002.
PS : Une réponse plus développée au texte de Joël sera bientôt mise en ligne sur le site du Café Pédagogique.
Abrose
R., Baek J. M. et Carpenter T. (2003) Children’invention of multidigit
multiplication and division algorithms. In A. Baroody & A. Dowker :
The development of arithmetic concepts and skills, 305-336. NJ &
London : Lawrence Erlbaum.
Richard J. F., (2004) Les Activités Mentales (4e édition) : De l’interprétation de l’information à l’action. Paris : Colin.