Point de vue de Jean-Baptiste Lagrange, IUFM de Reims et DIDIREM (Paris 7)
Bonne idée d'avoir lancé ce forum. Je voudrais livrer quelques impressions après avoir participé à l'Université de St Flour et lu les contributions. Celles-ci sont toutes intéressantes.
Merci à Dominique Tournes de nous avoir rappelé que la dimension expérimentale et l'usage d'outils ne sont pas nouveaux. Merci à Yves Chevallard de nous éclairer à nouveau sur les mécanismes de l'innovation et de l'évaluation.
La dimension internationale me laisse peut-être un peu sur ma faim. Il est certes nécessaire, comme nous y invite John Monaghan, de veiller aux contraintes d'une évaluation sommative à forte reconnaissance comme le baccalauréat et de bien peser les difficultés des "nouvelles tâches" dans le contexte de l'évaluation. On se souvient des ratés du baccalauréat 2003.
Mais au delà de ces précautions, existe-t-il des dispositifs innovants? Des pays où la dimension expérimentale existe davantage dans les traditions d'enseignement ont-ils des stratégies adaptées pour évaluer les compétences liées à cette dimension? Ou cette dimension disparaît-elle quand il s'agit de l'évaluation sommative?
Il est peut-être utile de remarquer que le baccalauréat, en France, n'est pas seulement l'évaluation finale du secondaire, mais aussi l'examen d'entrée à l'Université. Quelles compétences liées à l'expérimental et à l'usage de technologies pour les Mathématiques sont profitables à l'Université? Si l’on doit comparer avec l’étranger, ne devrait-on pas plutôt le faire au niveau des examens ou concours d’entrée dans les Universités ? Et qu’en est-il de la sélection à l’entrée dans les classes préparatoires ? Cette réflexion n’est pas anodine car il me semble que l’expérimental au secondaire tend par trop à se limiter à l’exploration numérique des propriétés (via le tableur ou la géométrie dynamique) et celle-ci risque d’être vue plutôt comme un obstacle à la poursuite de mathématiques plus avancées.
Michèle Artigue pose la question d'un compromis acceptable. Le rapport de l’inspection générale sur l'expérimentation montre bien comment une épreuve d’examen nouvelle est un compromis entre la nécessité d'innover et l'acceptabilité de l'innovation par les acteurs –en premier lieu les professeurs, entre la conception de dispositifs nouveaux et les contraintes de l’organisation déjà complexe de l’examen. Pour donner corps à cette idée de compromis, il est utile de revenir sur des épreuves impliquant la technologie au baccalauréat.
Partons de la tentative avortée d’épreuve en deux parties expérimentée en 1998 et 1999. Trop complexe pour être acceptée par les services organisant les examens, dit Marc Fort dans son rapport. Certes, mais sur un autre plan, des questions directement liées à l’usage de la calculatrice étaient-elles acceptables pour une majorité de professeurs ? L’idée que ces questions mettent en jeu de façon indissociable des connaissances sur la calculatrice et des connaissances mathématiques ‑ce que en didactique nous appelons l’instrumentation‑ a-t-elle progressé dans le milieu depuis presque 10 ans ? En fait-on un thème privilégié des formations aux TICE ?
Parlons aussi de l’épreuve de Mathématiques du baccalauréat série L. Un enseignement rénové en 2000 propose notamment une approche de la notion de suite comme modélisation de processus de croissance. Le tableur est proposé comme moyen de générer des tables de valeurs et d’en étudier mathématiquement les propriétés (taux d’accroissement constant pour la croissance exponentielle, par exemple). Il doit aussi contribuer à la compréhension d’un symbolisme algébrique, notamment en s’appuyant sur la distinction entre référence relative et absolue.
L’épreuve au baccalauréat est une épreuve écrite. Les sujets proposent des questions à partir d’un tableau issu d’une feuille de calcul. Il s’agit souvent de choisir parmi des formules celles qui permettent d’obtenir la valeur d’une cellule. Les connaissances évaluées sont compatibles avec une approche « traditionnelle » des suites complétée par une initiation technique au tableur. S’agit-il alors d’un compromis acceptable entre les ambitions d’un enseignement rénové et les contraintes de l’évaluation ? Est-il d’ailleurs possible d’avoir un compromis acceptable dans le cadre d’une épreuve écrite ?
Les mêmes questions pourraient être posées à propos de l’épreuve de Mathématiques du Concours de Recrutement des Professeurs des Ecoles. La possibilité d’interroger sur les TICE dans les « questions complémentaires » est une concession à la nouveauté dans une formation qui prend bien peu en compte le renouvellement qu’apportent les technologies. Cette possibilité est saisie par une minorité de sujets et d’une façon qui conduit à s’interroger dans les mêmes termes que pour l’épreuve du bac L.
Revenons pour terminer à l’épreuve pratique expérimentée cette année et qui est une motivation du forum. Je suis passé par trois stades. Le premier a été celui de l’espoir lorsque l’épreuve a été annoncée. Enfin l’institution prenait en compte, presque 10 ans après la tentative avortée de l’épreuve en deux parties, la nécessité d’impliquer l’évaluation sommative en faveur des technologies. Les documents de description montraient des problèmes intéressants, mettant en valeur la modélisation, posés de façon générale et ouverte. J’ai « tiqué » un peu sur la distinction entre « compétences TICE » et « compétences mathématiques » qui m’avait semblé nier la dimension « instrumentation » soulignée plus haut. Mais cela a été depuis corrigé dans le rapport de l’inspection générale.
Le second stade a été celui de la déception lorsque j’ai vu les « fiches élèves ». Ces fiches séparent la partie expérimentation, souvent limitée à une exploration numérique guidée vers une conjecture, de la partie démonstration souvent très semblable à un exercice « traditionnel ». Ainsi, la prise d’initiative par l’élève dans la conduite de l’exploration et l’utilisation des outils, ainsi que l’articulation conjecture-démonstration m’ont paru bien minorés.
Le troisième stade a été celui d’une meilleure compréhension de la philosophie de l’épreuve acquise au cours de l’Université d’été. Tout d’abord il s’agit d’une épreuve ni écrite ni orale, mais « pratique », et cela change tout. Même si l’exploration reste limitée dans ses ambitions pendant l’épreuve, elle permet néanmoins de réellement évaluer comment l’élève se « débrouille » avec l’instrument. Elle permet de voir si l’élève insère dans la partie « démonstration » une vision du problème acquise au cours de l’exploration, au delà de la simple conjecture. Notons au passage l’avantage d’un modalité « calquée » sur l’épreuve en sciences physique : en présence d’un « précédent » les services des examens ne peuvent pas cette fois plaider l’impossibilité organisationnelle. Retenons cette bonne leçon de gestion de l’innovation.
Ensuite, le mécanisme par lequel les établissements choisissent dans un premier temps un problème sur le document de description et reçoivent la fiche élève seulement pour l’épreuve devrait permettre de bien articuler préparation et évaluation. Certes, une approche expérimentale va être imposée dans cette fiche, mais elle n’est pas connue au moment de la préparation, et donc celle-ci va être beaucoup plus libre. Plusieurs approches pourront être proposées par les élèves et discutées quant à leur intérêt.
Enfin, l’accent mis sur une évaluation par compétences va relancer chez les collègues une réflexion sur la formation et l’évaluation. Au delà du « programme », à quoi formons nous ? Comment constatons nous les effets chez les élèves ?
Donc, pour résumer et revenir à la question de Michèle Artigue, je dirais « oui », ça peut-être un compromis acceptable.
A quelles conditions ? Là je ne renverrai pas à l’institution qui a fait déjà une grande partie du travail, mais à nous « éducateurs mathématiques » . Pour ma part, je vois deux dimensions par lesquelles nous pouvons contribuer à ce que ce compromis soit une réussite. Tout d’abord en développant la formation. Au delà de la mise en Å“uvre de l’épreuve, nous avons une occasion unique de développer la réflexion des enseignants de lycée sur la dimension expérimentale et la technologie, mais aussi sur les rapports formation-évaluation et sur les compétences visées par un enseignement.
La seconde est le développement d’outils adaptés. Comme il est souligné dans le rapport, il ne faut pas se limiter aux outils d’exploration numérique que constituent la géométrie dynamique et le tableur. Il faut privilégier les logiciels libres qui libèrent l’initiative des créateurs et permettent un emploi plus large en « devoir maison ». Il faut repenser le rapport aux calculatrices. Celles-ci constituent certes des « terminaux » utiles, et, sur le plan théorique, l’idée d’avoir les mêmes programmes sur ordinateur et sur calculatrice est séduisante. Mais cette idée ne pourra pas se concrétiser tant que les multinationales fabricants de calculatrices continueront à nous imposer des machines chères avec un système d’exploitation « propriétaire ». Avec le cours actuel de l’euro, l’ordinateur à 100$ sous Linux proposé par Seymour Papert est sans doute une bonne base de réflexion !