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Bonnes et fausses pistes dans l’enseignement des mathématiques
Depuis certainement plus de cinquante ans, je n’ai pas cessé d’apprendre des mathématiques et d’y prendre plaisir. Et depuis presque autant d’années, j’ai tenté de les enseigner à des amis, à des enfants, à des étudiants ou à des adultes.
Le plus important n’a jamais été de savoir si l’un ou l’autre connaissait ou apprenait plus ou moins de mathématiques … mais plutôt de savourer ces instants fabuleux où le sourire intérieur d’un être humain s’extériorise et rend perceptible la sensation qu’il a de sa propre intelligence. Surtout quand la suite témoigne du solde positif de l’acquisition de savoir, par l’un comme par l’autre.
Enseigner les mathématiques est ainsi un drôle de métier qui pourrait paraître assez simple … s’il n’y avait pas les élèves. Car, avec eux, l’objectif devient une véritable gageure, que beaucoup de pédagogues ou didacticiens ont souvent considérée comme impossible.
Cependant, en une quarantaine d’années, j’ai appris, chemin faisant, à reconnaître quelques pistes : celles qu’il vaudrait mieux suivre, si on le peut ou si on doit les créer soi-même, et celles qu’il vaudrait mieux ne pas suivre.
Ce sont ces pistes que j’aimerais évoquer rapidement, en renvoyant à des livres, brochures ou pages internet pour plus d’analyse et de précisions. Elles sont le produit des expériences que j’ai vécues, lesquelles montrent, heureusement, que les motivations d’un élève pour faire des mathématiques peuvent être étonnamment fortes, depuis l’urgence d’une réponse désirée jusqu’à la jubilation du dévoilement… de sorte que, pour lui, il est non seulement possible mais finalement assez facile d’apprendre des mathématiques.
Sept fausses pistes pour l’enseignant de mathématiques...
Parmi les illusions du professeur de mathématiques débutant, j’ai choisi d’en pointer sept, comme sept péchés didactiques, qui ne sont guère que de fausses pistes pour l’enseignant de mathématiques...
Croire qu’on peut inculquer des connaissances.
Pour illustrer ce premier péché, je voudrais citer Célestin Freinet, qui sût, à la fois, aimer les enfants et manier l’ironie grinçante devant l’aveuglement de ceux qui ne voient pas. Sa leçon majuscule, celle qu’il faudrait se répéter constamment, c’est la fable du cheval qui n’a pas soif : «Mais par exemple ! Il se refuse à aller du côté de l’abreuvoir, depuis quand les bêtes commandent-elles ? Et l’homme enfonce brusquement les naseaux du cheval dans l’eau de l’abreuvoir : « Tu vas boire, cette fois ! » La bête renifle, mais ne bois pas ...
[arrive un paysan] : « Ton cheval n’a pas soif, laisse le donc manger son soûl de luzerne. Après il aura soif, et tu le verras galoper à l’abreuvoir. Et quand il boira tu pourras toujours tirer sur sa longe... »
Non, le savoir ne se transmet pas, il se construit chez celui qui est censé l’apprendre !
Piaget et ses successeurs ont évidemment étudié et proposé quelques idées éclairant le déroulement de ce processus. Mais l’environnement de l’éducation change vite.
Les élèves eux-mêmes croient souvent qu’il suffit de « suivre un cours » pour que son contenu se soit déversé dans sa propre tête. Mais les choses ne se passent pas comme avec une disquette ou une clé USB : il ne suffit pas de remplir une mémoire avec une autre. Il faut qu’une activité personnelle, engageant l’élève, lui permettent de donner du sens aux liaisons qui vont assurer la pérennité de sa construction mentale.
Croire que l’incompréhension est due à un manque de connaissance.
Si un élève « ne comprend pas », ne cherchez pas à connaître ce qu’il ne sait pas ! Cherchez plutôt ce qu’il sait et qui l’empêche de comprendre.
En effet, lorsque ce qu’il sait déjà ne cadre pas avec ce qu’il essaie d’apprendre, ce savoir ancien fait « obstacle » à cette nouvelle connaissance (voir Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique).
Par exemple, lorsque Stendhal, racontant la vie d’Henry Brulard, déclare ne pas avoir compris pourquoi le produit de deux nombres négatifs est positif, son incompréhension vient de ce qu’il sait : pour lui, être négatif, c’est être en dessous de quelque chose ; comment donc le résultat de la multiplication de deux nombres sous cette chose peut-il se retrouver au dessus ?
Croire qu’il y a quelque chose à comprendre.
Dans l’exemple précédent, Stendhal aurait sûrement voulu qu’on lui présente une situation dans laquelle il pourrait interpréter le produit de deux nombres négatifs (traduisant à la fois la notion d’aire et celle de symétrie). Une telle situation, pas trop artificielle et suffisamment simple, n’existe pas (car on l’aurait déjà alors présentée dans les situations d’enseignement). Il y a en effet un principe, qu’on pourrait appeler « l’illusion de la caverne » : c’est l’illusion qu’il existerait des représentations des mathématiques quasi universelles et non contradictoires les unes les autres. Or, si toutes les notions mathématiques pouvaient se représenter par des situations, disons concrètes bien qu’elles ne sont pas obligées de l’être, alors il n’y aurait pas de mathématiques. Toute interprétation est donc vouée à devenir trompeuse ! Et lorsque des paradoxes semblent intervenir, c’est au niveau des représentations qu’il faut chercher leur dissolution.
C’est une chose que l’on pourrait certainement dire aux élèves pour dédramatiser la sensation de perdre pied, et pour leur donner confiance aux mathématiques.
Que veut donc dire un élève qui dit « ne pas comprendre » ?
Souvent, c’est (à l’instar de Stendhal) qu’il ne dispose pas d’une situation qui traduirait l’énoncé mathématique de manière que sa perception spontanée puisse l’interpréter comme « Vrai ».
Pour un élève plus habitué aux usages mathématiques, l’incompréhension pourrait témoigner d’une difficulté à relier ce qu’il apprend à quelque chose de déjà connu et expérimenté, Des explications pourront alors l’aider dans la mise au point de ces liaisons.
Cependant il n’y a, parfois, rien à comprendre, provisoirement en tout cas ! De sorte que l’on peut même donner un conseil pratique très efficace aux élèves : Si vous ne comprenez pas, ne cherchez pas forcément à comprendre ! Avancez, et l’éclairage viendra plus tard.
Croire que les mathématiques disent la « vérité ».
Trop souvent les gens croient, et parfois nous faisons même semblant de croire, que les mathématiques apportent la Vérité.
(Un adage dit « C’est vrai comme deux et deux font quatre .». Mais deux et deux ne « font » pas quatre ! Car on peut exhiber de nombreux modèles numériques de situations où deux et deux font autre chose que quatre ; et aussi des morceaux de mathématiques où 2 + 2 font 1, ou 0, ou bien d’autres exotiques résultats.)
Et on associe alors l’activité mathématique à la production de discours ou de résultats qui ne pourraient pas être « Faux ». Rien n’est plus faux justement !
Car les mathématiques ne parlent pas de la vérité. Elles parlent de la cohérence, c'est-à-dire de la non-contradiction.
Croire qu’il faut découper les difficultés en petits pas.
Il est vrai qu’il est parfois bien agréable d’apprendre un bout de mathématiques par des enchaînements de lemmes, théorèmes et corollaires qui se déroulent comme les marches d’un escalier avec une rampe de chaque côté. « Ce sont des mathématiques en pilules » disait Lebesgue, et il arrive que nous acceptions, ou que nous réclamions même, une telle administration de connaissances. Mais quel ennui pour ceux qui n’aurait pas déjà la volonté d’apprendre ce morceau ! Et quelle tristesse si nous ne pouvions pas, plus librement, feuilleter, chercher, expérimenter, se tromper, imaginer, choisir les matériaux de notre construction mentale !
Croire qu’il faut préparer son cours dans le détail.
Cette dernière piste est roborative pour un enseignant (apprenti ou confirmé) : N’arrivez pas en classe en sachant tout ce que vous allez dire et faire faire à vos élèves. Car « le seul enseignement que peut donner un professeur, c’est de penser devant ses élèves » disait encore Lebesgue à ses élèves de l’Ecole Normale de Sèvres ; « Préparez avec grand soin votre cours, mais surtout ne vous astreignez pas à suivre ce que vous avez préparé », et Lucienne Félix rajoutait : « Faire un cours parfait répond aux besoins de l’érudition, mais non à ceux de la formation, lorsqu’il faut être prêt à tout et s’adapter à tout instant aux circonstances souvent inattendues ».
Soyez confiants : s’il est difficile et certainement impossible d’enseigner les mathématiques, l’expérience montre qu’il est vraiment possible de les apprendre...
Sept bonnes pistes pour l’enseignant de mathématiques ...
Les mathématiques sont merveilleuses et il serait bien dommage de ne pas le montrer aux élèves (voir par exemple http://www.geoflashmath.com/conf/ ou http://www.mathkang.org/swf/archimede2.html). Chacune des pistes ici évoquées mène à quantité de merveilles du monde mathématique et donne de bonnes raisons et envies pour explorer ce domaine...
Le langage de l’Univers
Les mathématiques permettent de comprendre et d’organiser notre monde (aussi bien celui que nous offre la nature que celui où se bâtissent nos sociétés). Ce sont elles qui traduisent les préoccupations de chaque civilisation et qui les aident à percer des tunnels, à construire des villes, à envoyer des satellites dans l’espace ou à rationaliser leurs activités,...
Elles sont ainsi plongées dans l’Histoire des faits et des idées, nourries des soucis des hommes et de leurs difficultés ou avancées, aussi bien intellectuelles qu’industrielles ou sociales.
Il y a des modèles et des applications des mathématiques partout : devant vous maintenant, dans la vie courante, dans les journaux, les bureaux, les usines, les tgv, les étoiles, l’eau, le feu, les jeux, …Comme Galilée, traduisez et faites traduire le monde dans la langue mathématique.
Un édifice en l’honneur de l’esprit humain
Depuis au moins deux mille cinq cents ans, les hommes et les femmes qui réfléchissent s’étonnent de ce qu’ils trouvent dans leur tête. Ils y prennent plaisir et sont heureux d’en parler aux autres. Leurs théorèmes sont de véritables cadeaux de l’esprit, et mêmes si ces cadeaux sont très anciens, ils gardent toujours leur valeur et leur entière vérité. Tout ce qu’Euclide a écrit, il y a 2300 ans, reste entièrement vrai et explicable! Les maths ne partagent cette particularité qu’avec une seule autre discipline : la philosophie.
Modèle de cohérence interne, substituant l’accord intellectuel et réciproque aux vérités assenées, les mathématiques proposent un ensemble de concepts liés entre eux et aux autres domaines de l’activité humaine. Selon Jacobi, elles sont « l’honneur de l’esprit humain ». Usez-en, et profitez des cadeaux de Kepler, comme de ceux d’Archimède, Al Kharismi, Descartes, Newton, Euler, Gauss et de tous les autres.
Un apprentissage de la curiosité, de la rationalité et du respect
Se proposant d’abord de répondre aux défis intellectuels que l’on se pose à soi-même, les mathématiques témoignent d’une insatiable curiosité.
Elles sont ainsi, à la fois, une culture du problème et de l’honnêteté intellectuelle, une ouverture aux opinions, contraintes et techniques des autres champs culturels, dans le respect du savoir de l’autre et des discussions réciproques et partagées. Voila pourquoi chacun devrait vouloir qu’elles participent autant du patrimoine de l’esprit humain que de sa culture personnelle.
< Dites et montrez qu’une culture sans mathématiques est aussi vaine qu’une culture sans littérature, sans théâtre ou sans musique, … et surtout qu’une culture n’intégrant pas les aspects diversifiés de l’activité humaine n’est pas une culture.
Un art
Les mathématiques sont évidemment des « savoir », agrémentés de nombreux « savoir faire » : savoir compter, savoir calculer, savoir résoudre une équation, savoir construire une figure géométrique ou une courbe, … L’apprentissage des maths insiste beaucoup sur cet aspect parfois fastidieux mais qui amène tant d’efficacité et, souvent, de satisfaction devant une mécanique bien huilée et maîtrisée par l’artisan.
Faites sentir la puissance de la technique lorsqu’elle est maîtrisée par de bons (petits ou grands) artisans.
Les mathématiques s’apprivoisent
Un jour, sans le vouloir forcément, on peut rencontrer les mathématiques …, en remuant ses doigts, en regardant le monde (voir le cadeau de Kepler http://www.mathkang.org/maths/kepler.html ), en tripotant des objets, en s’étonnant de quelque forme géométrique ou de quelques résultats d’opérations, ou peut-être simplement en réfléchissant tout seul ou en écoutant quelqu’un.
« Je cherche des amis », disait le Petit Prince au Renard, qui lui apprit ce que signifiait le mot apprivoiser: « cela signifie ‘créer des liens’... si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde, je serai pour toi unique au monde ».
Aidez les jeunes à apprivoiser des morceaux de mathématiques.
Une culture du plaisir
Chacun connaît bien le plaisir que l’on peut prendre à marcher dans la campagne, ou à courir sur du sable, ou à nager dans l’eau claire… et, donc, à faire fonctionner son corps et ses ressorts. Et chacun connaît aussi le plaisir de réfléchir, de voir s’assembler dans sa tête les pièces d’un jeu de construction, d’apercevoir les prémisses d’une solution, de comprendre le sens et l’organisation d’un morceau de pensée…et, donc, de sentir vivantes les preuves de son intelligence.
Dans ce jardin où Epicure nous convie à faire, du plaisir, « le principe et le but d’une vie bienheureuse, guidée par la prudence, l’honnêteté et la justice », les mathématiques et leurs avatars ont le rôle principal : nourries des cultures de chacun et du patrimoine de l’esprit humain, elles proposent, à tous ceux qui veulent bien y penser, leurs merveilleuses constructions, leurs problèmes simples ou compliqués, leurs curiosités et leurs jeux de l’intelligence vivante.
Posez des problèmes, suggérez de s’interroger et d’énoncer des questions, ... leur recherche toujours, leur résolution parfois, alimentent notre joie de réfléchir.
Une jubilation
Jubiler, c’est se sentir intelligent. Or la seule manière, connue et efficace, pour rester intelligent, c’est de se poser des questions et de chercher à résoudre des problèmes ; c’est de réfléchir en faisant des essais et des expériences, tout en essayant de rester logique et en échangeant des idées avec les autres ou avec soi-même.
Voilà pourquoi les mathématiques semblent, plus souvent que d’autres disciplines, essentiellement jubilatoires dans la pratique de leur apprentissage et dans la découverte de leur monde. Eprouvez et faites jouer les ressorts du plaisir intellectuel : le rapprochement inattendu, le dévoilement du caché, l’esthétique de la construction, le sentiment de l’efficacité, la joie de l’heuristique, la clarté de l’évidence qui émerge, la peur du profond et bien d’autres émotions qui nous attendent sur le chemin de la cohérence, de la liberté de penser et de l’imagination. Alors, soyez confiants : s’il est difficile et certainement impossible d’enseigner les mathématiques, l’expérience montre qu’il est vraiment possible de les apprendre...