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Eléments de réflexion
Académie des Sciences, ancien président de la CREM
Comme l'histoire et les travaux de la CREM (Commission de Réflexion sur l'Enseignement des Mathématiques) seront mentionnés par ailleurs, je me borne à indiquer sur quelques points sa raison d'être et à évoquer quelques souvenirs personnels.
La première raison d'être de la CREM est d'avoir été voulue par les associations de mathématiciens et de professeurs de mathématiques. En 1999 l'enseignement des mathématiques était attaqué de toutes parts, des physiciens de renom le dénonçaient comme tyrannique, des informaticiens se proposaient de le remplacer en partie par un enseignement de l'informatique, le gouvernement réduisait les horaires et modifiait les programmes sans préavis ni concertation, et le ministre de l'époque, Claude Allègre, semblait aggraver la tendance. Les associations demandaient une réflexion d'ensemble sur les évolutions à venir. La CREM a été la réponse institutionnelle à cette demande, et c'est là sa légitimité première.
Claude Allègre a donc créé la CREM. Il aurait pu en tirer partie, mais ce n'a pas été le cas. Au contraire, il a multiplié les déclarations sur les mathématiques et leur enseignement qui ont amené les réactions les plus vives, jusqu'au sein de l'Académie des sciences. Faisant le bilan des premiers travaux de la CREM après quelques mois, je pouvais la décrire comme une commission officielle, clandestine et sans moyens. Elle était rattachée au Comité national des programmes, alors présidé par Luc Ferry. J'ai été reçu une fois par Luc Ferry, jamais par Claude Allègre. Cette situation avait un avantage, qui était de garantir à la CREM une parfaite indépendance. En fait, elle a très bien travaillé, produit des rapports remis à Claude Allègre puis à ses successeurs, Jack Lang qui nous a reçus à la fin de son mandat et qui a repris in extremis nos propositions sur les laboratoires de mathématiques, Luc Ferry et François Fillon qui ont agréé les modifications dans la composition de la CREM (renouvelée par tiers tous les deux ans) et dans sa présidence, exercée en 2005 par Jean-Christophe Yoccoz.
Après concertation, celui-ci a mis fin à la CREM, et cela correspondait à la fois à un certain essoufflement et à la difficulté d'une action efficace dans les conditions actuelles. Reste la nécessité, sous une forme ou sous une autre, d'une réflexion vers le long terme. L'apport de la CREM, plus encore que les rapports auxquels elle a abouti, est dans la démarche : associer des partenaires divers, au delà même des mathématiciens stricto sensu et des praticiens ou responsables de l'enseignement des mathématiques, à l'examen de questions fondamentales : pourquoi faut-il enseigner les mathématiques, que doit-on et que peut-on enseigner, dans quels rapports avec l'informatique, la physique et les autres disciplines, comment former les maîtres et comment les faire participer en permanence aux évolutions à venir ?
J'ajoute une note personnelle. J'ai exercé au cours de mon existence des présidences variées, et elles ont toutes élargi mon horizon. Celle de la CREM a été parmi les plus longues et les plus enrichissantes. C'était dû à la fois aux circonstances, qui stimulaient les imaginations et favorisaient la cohésion, et à la diversité et la qualité des membres de la commission. La règle était une séance plénière par trimestre et des travaux en groupes pour préparer les rapports, avec une distribution des responsabilités qui s'est avérée très efficace. Si Jean-Claude Duperret en fait état par ailleurs, il me faut dire la part essentielle qu'il a jouée dans le fonctionnement de la CREM pendant ma présidence.
Il se trouve qu'en 2000, qui était l'année internationale des mathématiques, j'étais le délégué de la section de mathématique de l'Académie des sciences, tandis qu'Yves Meyer était le délégué de la section des sciences mécaniques et Roger Balian, membre de la CREM, celui de la section de physique. Nous avons ensemble organisé en mai 2000 une réunion à l'Académie des sciences sur l'enseignement des mathématiques vu des autres disciplines, qui regroupait les membres de l'Académie signataires du texte "les mathématiques méritent considération", les membres de la CREM et des responsables des associations initiatrices de la CREM. Ce fut l'occasion de cristalliser sous une forme constructive l'opposition qui s'était manifestée à l'égard des déclarations de Claude Allègre. Le rapport sur l'enseignement des mathématiques en relation avec les autres disciplines a approfondi la réflexion menée à cette occasion.
J'insiste sur l'ouverture qui nous était nécessaire et dont nous avons bénéficié. Nous avons eu parmi nous des physiciens et des informaticiens, et nous avons consulté des biologistes et des économistes. Certains débats ont été vifs, en particulier sur la place de l'informatique relativement aux mathématiques : pour un collègue physicien, l'informatique était une partie des mathématiques comme l'électronique est une partie de la physique ; pour un collègue informaticien, elle en était bien distincte, elle avait enfin conquis son indépendance au CNRS et dans les universités, et ce devait être le tour des lycées. Notre référence aux "sciences mathématiques" est issue de ce débat : les collègues en cause, tout en restant sur leur position, ont été d'accord pour se considérer comme partie prenante des sciences mathématiques telles qu'elles se développent actuellement, en s'enrichissant de l'apport des disciplines voisines et en intégrant la part d'activité proprement mathématique que peuvent avoir les scientifiques de leurs ressorts.
Notre rapport sur l'informatique a été le fruit d'un travail long et sérieux, et le rapport complémentaire contient à l'intention des professeurs de mathématiques des suggestions pour renouveler le contenu de leur enseignement. Au plan mondial, il y a un retard à cet égard, et la première étude de la CIEM, sur l'influence des ordinateurs et de l'informatique sur les mathématiques et leur enseignement, est loin d'avoir eu la portée que nous souhaitions il y a vingt ans. Une nouvelle étude de la CIEM est en préparation, sur la portée dans l'enseignement des nouvelles technologies. Il y a là de nouveaux moyens à découvrir et à mettre en oeuvre, et des collègues compétents et passionnés. Mon souhait serait que l'on ne s'oriente pas exclusivement sur l'usage des nouvelles technologies, mais que l'on explore en permanence ce qu'elles suggèrent d'introduire et de supprimer, ou de renforcer, dans le contenu même des enseignements mathématiques, à tous les niveaux.
Nous avons fait de bon travail sur la géométrie, que nous avons contribué à réhabiliter, sur le calcul, qui mérite examen sous toutes ses faces, sur la statistique et les probabilités, et sur le gros chapitre de la formation des maîtres. Il est bon que je conclue par certains de nos échecs. Le premier me tient à coeur parce que le travail était bien entrepris et le sujet important : il s'agit des enseignements professionnels et de la place qu'y occupent les mathématiques ; sujet prometteur grâce à des expériences très réussies, et sujet actuel si l'on regarde la chute des horaires des enseignements scientifiques dans certaines écoles d'ingénieurs. Le second m'est directement imputable : je n'ai pas mis au programme l'étude du baccalauréat et des options qui se présentent à son sujet. L'idée que j'avais à ce sujet, de réinvestir le baccalauréat par une intervention significative de professeurs d'université, s'est avérée impraticable avant même toute discussion.
Ma position de principe sur tout sujet est qu'il faut convertir les échecs en tremplins pour de nouvelles réflexions et actions. Ma conclusion est donc qu'il y a encore beaucoup de bon travail à faire, en regardant l'avenir, l'avenir de nos enfants et l'avenir du monde.
Jean-Pierre Kahane 23.07.06