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La place du calcul dans l'enseignement... il y a 4000 ans

Dernière modification 20/01/2008 18:39

Christine Proust

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Un des plus anciens textes mathématiques parvenus jusqu’à nous est une petite tablette scolaire, probablement écrite par un écolier sumérien à la fin du troisième millénaire avant notre ère à Nippur, la grande capitale culturelle de la Mésopotamie antique, située à une centaine de km au sud de la Bagdad actuelle. Cette tablette est une petite merveille à plusieurs titres. D’abord par son aspect : fabriquée soigneusement en argile très fine, elle mesure à peine 3,5 cm sur 5,5 cm et contient 68 lignes d’écriture serrée sur deux colonnes, recto et verso. Ensuite par son contenu : elle témoigne de l’une des premières apparitions connues de la numération sexagésimale positionnelle. La tablette contient la liste des inverses des nombres de 1 à 59 (plus quelques autres) en base 60 : l’inverse de 2 est 30, l’inverse de 3 est 20, l’inverse de 4 est 15, l’inverse de 5 est 12, l’inverse de 6 est 10, 7 n’a pas d’inverse, l’inverse de 8 est 7.30, etc. (cliquer ici pour voir la copie et la transcription complète ). Il s’agit d’emblée d’un usage hautement élaboré de la numération positionnelle : le texte s’appuie sur la notion d’inverse, qui jouera un rôle fondamental dans les mathématiques ultérieures, et il exploite les propriétés particulières de la base soixante, riche en diviseurs. Il établit deux classes de nombres : ceux dont l’inverse admet une écriture sexagésimale exacte, et les autres, qui « n’ont pas d’inverses » (igi nu en sumérien). Remarquons que les nombres « igi nu » ne plaisaient guère aux maîtres des écoles antiques et qu’ils disparaîtront des tables d’inverses par la suite. Une autre propriété essentielle du calcul babylonien apparaît également dans ce texte : 1, 60, 1/60 s’écrivent de la même façon, autrement dit la position des unités dans le nombre n’est pas indiquée (à l’inverse, dans notre système numérique d’origine indo-arabe, nous indiquons la position des unités dans le nombre au moyen de symboles tels que virgule ou zéros écrits en position finale). Cette écriture des nombres sans ordre de grandeur spécifié permet une sorte de calcul en « virgule flottante ». Notons enfin que le texte ne fait référence à aucun contexte pratique, qu’aucune unité de mesure n’y est mentionnée : on n’y voit que des nombres abstraits dans un contexte abstrait. Ce petit texte montre un visage inattendu des mathématiques les plus anciennes que nous connaissions : écoles et calcul numérique abstrait en sont des éléments de premier plan.

Notre petite tablette date d’une période qui n’a guère été prolixe en textes mathématiques (seules quelques autres tables d’inverses contemporaines sont attestées). Mais pour la période suivante, c’est-à-dire le début du deuxième millénaire avant notre ère (dite « paléo-babylonienne »), c’est par centaines que les tablettes scolaires mathématiques ont été exhumées : plus de 800 pour le seul site de Nippur. Des écoles ont fleuri non seulement dans toute la Mésopotamie, mais aussi dans les régions voisines (situées dans ce qui est aujourd’hui l’Iran, la Syrie, le Liban). Qu’apprenait-on à l’école à cette époque ? Le plus surprenant est peut-être qu’on apprenait à peu près la même chose partout : à écrire et parler le sumérien (une langue qui n’est alors plus pratiquée par la population depuis probablement plusieurs générations), et à pratiquer le calcul. Et probablement avec les mêmes méthodes : l’assimilation par cœur des mêmes interminables listes de signes cunéiformes, de vocabulaire sumérien, d’unités de mesure, de tables numériques (inverses, multiplications, carrés, racines carrées). Un peu partout aussi, on a trouvé des exercices de calcul plus avancé, portant sur des multiplications, des inversions, des calculs de surface et de volume. Tout cela pourrait paraître banal. Pourtant, à y regarder de plus près, cette documentation abondante mais répétitive recèle de précieuses informations. On y découvre des modalités singulières d’écriture des nombres, qui témoignent de la façon dont le calcul était enseigné et pratiqué dans les écoles. Les textes scolaires contiennent deux types de nombres, écrits dans des tablettes différentes, ou dans des zones nettement séparées des mêmes tablettes. Le premier type est constitué de numérations de principe additif ; ces nombres sont « concrets » au sens où ils sont toujours associés à des unités de mesure ou à des éléments dénombrés. Il s’agit donc de systèmes dont la fonction est de représenter des quantités. Le second type est la numération sexagésimale positionnelle. Ces « nombres abstraits » ne sont jamais associés à des unités de mesure ou à des collections à dénombrer ; ils ne sont utilisés que pour effectuer des multiplications ou opérations dérivées (inversion, puissances, extraction de racines carrées). Apprendre à calculer une surface consistait essentiellement à apprendre à basculer d’un système numérique à l’autre : pour un carré, par exemple, les mesures des côtés étaient transformées en nombres abstraits, sur lesquels s’effectuait la multiplication, et le produit trouvé était à son tour transformé en mesure de surface. La mise en page des exercices de calcul de surface montre très bien ces deux moments nettement séparés du calcul, comme on le voit sur cette tablette scolaire de Nippur. Nous avons ainsi devant nous une conception des nombres originale, où les fonctions de quantification et de calcul sont dissociées, et prises en charge par des numérations différentes.

Tout cela est bien sûr très intéressant pour les historiens, car l’analyse de la documentation scolaire permet de reconstituer le milieu des écoles de scribes, les méthodes d’enseignement qui y étaient pratiquées, et plus largement la place des lettrés dans la société. Mais les écrits des écoliers nous apportent sans doute bien plus que cela. Ils nous montrent la façon dont les érudits, qui sont naturellement d’anciens écoliers, ont été formés. Notre lecture des textes savants s’en trouve transformée, puisqu’on peut les aborder au moyen des outils mathématiques qui étaient inculqués aux jeunes scribes babyloniens, en remisant à la cave nos outils arithmétiques et algébriques modernes inadaptés. Ainsi, des écrits d’apprentissage surgit une lumière indirecte sur les écrits des érudits, les premiers éclairant en quelque sorte les seconds par le bas.

Et on peut même se demander si les écoliers babyloniens ne nous bousculent pas un peu en nous questionnant : n’existe-t-il qu’une seule conception des nombres possible pour faire de belles et authentiques mathématiques ? En plusieurs occasions, j’ai cru percevoir comment les enfants des petites classes répondent à leur façon à cette question. Lorsque j’ai fait travailler des élèves à la façon des écoliers babyloniens, j’ai constaté un phénomène étrange : les plus jeunes n’avaient que peu de réticence à se mettre à calculer en base soixante avec des nombres sans ordre grandeur, dans un univers où la distinction entre entier et non entier est abolie ; en revanche, les plus grands, et plus encore les maîtres, en étaient fortement perturbés.

Je laisse au lecteur le soin de décider si cette histoire a quelque chose à voir avec les sujets dont s’occupe EducMath, et en particulier si elle peut offrir quelques modestes pistes pour répondre à la vaste question : quelles mathématiques enseigner et comment les enseigner ?


Photo Anne-Marie Aebischer, Fête de la science 2006 à Besançon


1 Voir Proust, C.: 2007, Tablettes mathématiques de Nippur. Varia Anatolica, XVIII IFEA, De Boccard, Istanbul.
 

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