Retourner au contenu.

Outils personnels
Vous êtes ici : Accueil Educmath La parole à... Archives Jean-Pierre Raoult 2008
Actions sur le document

Edito

Dernière modification 19/05/2008 16:42

Compter, se compter, tenir compte ... depuis l'initiation aux nombres jusqu'à certaines statistiques en sciences sociales

Jean-Pierre Raoult

Président du Comité Scientifique des Instituts de Recherche sur l'Enseignement des Mathématiques
Laboratoire d'Analyse et de Mathématiques Appliquées CNRS, UMR 8050 Université de Marne-la-Vallée
mai 2008

J'écris cet article en un moment (le printemps 2008) où, en France, le retour aux "fondamentaux" dans l'enseignement primaire est sur le devant de la scène ; la trilogie de l'école de la troisième république, "Lire, Ecrire et Compter", est souvent évoquée en déplorant l'insuffisance des écoliers d'aujourd'hui sur chacune de ces activités. Un réseau d'écoles, dont le texte fondateur date de novembre 2005 et qui a été reconnu comme champ d'expérimentation par le ministère de l'éducation nationale, s'intitule SLECC (Savoir Lire, Ecrire, Compter et Calculer), ces termes étant avancés comme autant d'affirmations d'exigences qui selon les animateurs de ce réseau, auraient, été négligées depuis de nombreuses années.

A première vue ces termes ont le mérite de la clarté et l'évidence d'une compréhension universelle et ceci n'est pas pour peu dans leur impact politique. Et pourtant, arrêtons nous sur le terme "compter". Regardons par exemple l'entrée compter dans le dictionnaire Robert (des constatations analogues seraient faits sur l'entrée compte) : les sens abondent pour ce verbe qui est à la fois transitif et intransitif. Nous ne les épuiserons pas tous ici mais il est remarquable que cohabitent les acceptions "quantitatives" auxquelles nous pensons naturellement quand il s'agit de programmes scolaires ou de statistiques et des acceptions "qualitatives". Pour ce qui est du quantitatif, le Robert (je me réfère ici à l'édition 1990) va donner, parmi les modalités transitives, comme sens numéro 1, déterminer une quantité par le calcul, établir le nombre de ..., la référence au "calcul" pouvant paraître ici un peu étonnante, d'autant qu'il donne comme premier exemple compter les spectateurs d'un théâtre, et, comme sens numéro 4, mesurer (le temps), l'archétype étant ici compter les jours, les heures ; parmi les modalités intransitives, on trouvera comme sens numéro 1 calculer, avec les exemples compter de tête ou cet enfant sait lire, écrire et compter (la trilogie à la Jules Ferry est donc ici comprise comme incluant le calcul, alors que le mouvement SLECC a pris soin d'isoler les deux termes). Mais le qualitatif va, lui, évoquer tantôt la nécessité absolue, voire douloureuse de certains comptes, en particulier financiers (ainsi compter l'argent que l'on dépense évoque, dit le Robert, la parcimonie et non un décompte exact) tantôt, et c'est là un sens très courant, "être en grand nombre" et, par extension, avoir de l'importance, avec des exemples du type ce qui compte, c'est de réussir ou, par antinomie, cela ne compte pas ; on relèvera encore compter avec que le Robert traduit par "tenir compte de" avec pour exemple compter avec l'opinion.

Ce qui frappe cependant comme point commun à tous les sens et surtout tous les exemples de cette entrée du Robert (et, encore une fois nous n'en avons donné ici qu'un petit échantillon), c'est l'absence de gratuité de l'opération de comptage dans la vie personnelle ou sociale : on y compte les habitants d'une ville, les suffrages dans une élection, les points dans une partie de billard, des sommes d'argent, des gouttes d'un médicament ... A l'opposé (cela, ce n'est pas dans le Robert !) compter les mouches au plafond est un symbole de l'inutilité et de l'oisiveté. On passe donc ici naturellement des acceptions quantitatives aux qualitatives et en particulier à avoir de l'importance. Et ceci est vrai à tous les niveaux de la vie collective ; si à l'école primaire abondent les exercices où on fait compter (et calculer sur) les billes ou les bonbons, c'est bien parce qu'on veut se raccrocher là à des domaines "qui comptent" pour l'enfant. De même, si on s'intéresse à la "politique des grands nombres" (selon le beau titre du livre d'Alain Desrosières de réflexions sur la statistique [1]), on ne peut s'abstraire de se demander "ce qui va compter" dans le travail qu'on effectue et ceci débouche inévitablement sur l'attention portée aux catégories que l'on introduit pour effectuer dessus des statistiques et sur le type d'action que l'on compte (encore un autre sens !) retirer des décomptes effectués sur ces catégories ; or cette préoccupation est malheureusement souvent absente des exercices d'école que l'on propose aux élèves en calcul des probabilités ou en statistique.

Et ce sera là un premier voeu exprimé dans cet article :

Que l'enseignement assure en continu une vigilance sur la cohérence de ce que l'on dénombre et l'intérêt qu'on y trouve, choses qui sont sans doute naturelles chez le jeune enfant mais qu'on a peut-être ensuite tendance à oublier.

Notre propos va maintenant être d'examiner de plus près ces notions de catégories statistiques et de l'usage que l'on en fait en choisissant, au sein des sciences sociales, un domaine nettement politique, et même tout particulièrement d'actualité en France : les "statistiques ethniques", ainsi dénommées dans un avis du Conseil Constitutionnel (le 15 novembre 2008) qui rejetait l'article 63 de la loi "relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile" (dite couramment "loi Hortefeux") qui venait d'être votée en octobre 2007 par le parlement. Cet article de loi portait sur "la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration" mais le conseil constitutionnel, reprenant une terminologie plus médiatisée, l'a intitulé dans son avis : article relatif aux "statistiques ethniques" (je respecte ici à la fois les guillemets et le passage en italiques utilisés dans le communiqué de presse du Conseil Constitutionnel). Cet avis stipule dans ses attendus : si les traitements nécessaires à la conduite des études sur la mesure de la diversité des ori gines peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient reposer sur l'origine ethnique ou la race.

Il est remarquable que la plupart des nombreuses contributions, dans des revues scientifiques spécialisées ou dans la grande presse, parues sur ce sujet depuis environ deux ans, évitent, sauf à fin de sollicitation de l'attention du lecteur, ce terme de "statistiques ethniques" et préfèrent parler soit de "statistiques de la diversité", soit de "statistiques sur les origines", soit de "statistiques contre les discriminations". Par ce choix des termes, nous nous trouvons déjà au coeur du débat sur le lien entre l'usage que l'on veut faire des statistiques et le champ qu'on leur assigne : si on parle de "diversité" on balise un domaine très large, regroupant à la fois des distinctions non discutables (sexe, type d'habitation, quartier de résidence ...) et d'autres sur l'admissibilité desquelles on laisse la question ouverte ; si on parle "d'origines", on s'approche plus d'un secteur sensible, mais en laissant encore une fois non clarifiée la question de savoir si ces "origines" sont de nature nationale, géographique, culturelle ou, comme on dit pudiquement, "visible" (couleur de peau, nom de famille caractéristique, prénom "typé" ...) ; enfin, si on se situe "contre les discriminations", on définit un cadre d'étude non par des "donnée objectives", comme dit le conseil constitutionnel, mais par l'usage politique qu'on veut en faire.

Et ce sera là un second voeu exprimé dans cet article, et qui ne s'adresse bien sûr pas qu'au cours de mathématiques, concerné ici par le fait qu'il inclut des statistiques :

Que l'institution scolaire et universitaire, chaque fois qu'elle présente des statistiques, ait le souci de mettre en évidence quelle en était la finalité et s'efforce de cerner l'impact de cette finalité sur le contenu de l'étude et sur sa présentation.

Voyons donc comment cette articulation entre finalité et conception des études statistiques se présente du côté de certains des avocats, en France, de l'introduction d'une forme décomplexée de statistiques de la diversité, en prenant pour exemple la position du Comité Représentatif des Associations Noires (CRAN), telle qu'elle est résumée par son président, Patrick Lozès, lors de la présentation, le 31 janvier 2007 (voir [3]), des résultats d'une enquête commandée par le CRAN à la société de sondages TNS-SOFRES et intitulée Baromètre CRAN TNS-SOFRES des discriminations à l'encontre des noirs de France. A la question Pourquoi compter les Noirs ?, Patrick Lozès répond : Les gens qu'on ne compte pas sont des gens qui ne comptent pas. Nous retrouvons ici de manière emblématique ce jeu sur les acceptions quantitatives et qualitatives du mot compter que nous avions marqué en introduction de cet article ; en d'autres termes, quand on est caractérisé par, comme dit Patrick Lozès dans une interview au "Nouvel Observateur" le 7 mars 2007 ([4]), une simple donnée factuelle, la couleur de la peau (car le CRAN réfute que les noirs en France puissent être définis comme "une race" ou "une ethnie"), il faut se compter pour compter. La finalité militante de ces statistiques est ainsi mise en avant, avec l'objectif clair de mettre en évidence la "discrimination indirecte" que subissent les noirs en France en matière d'embauche, de carrière, d'accès au logement ... et l'affirmation que seuls les moyens statistiques permettent de mettre en évidence l'importance de cette discrimination. Cette finalité est amplement développée dans le chapitre 5 (Penser les discriminations raciales) d'un ouvrage tout récent (avril 2008) de Pap Ndiaye ([2]) et déclinée selon divers objectifs tels que attirer l'attention des pouvoirs publics et de la population sur la réalité des discriminations ou bien fournir des bases objectives pour des "actions positives" à développer dans les secteurs où les baromètres mettront par exemple en évidence la sous-représentation des noirs, eu égard à leur poids enregistré dans l'ensemble de la population du pays ou encore, a posteriori, mesurer les progrès éventuels dus à de telles actions.

Il n'est pas dans mon propos ici de prendre position au fond sur cette attitude du CRAN ou d'autres organismes ou personnalités qui considèrent que (je cite ici encore Patrick Lozès) demander les statistiques de la diversité, c'est mener un combat universel et républicain. Je me suis exprimé à ce propos ailleurs (voir [5]). La question qui nous préoccupe ici, pour en tirer parti sur la possibilité d'un usage scolaire de telles études, est : l'outil statistique utilisé par le CRAN à l'appui de son combat est-il pertinent ? et, si non, est-il possible de disposer d'outils véritablement appropriés ? La première question à cet égard est bien sûr celle de la définition de la catégorie "noirs". Il est clair que la "donnée factuelle de la couleur de peau" n'est pas opérationnelle et les avocats de cette étude eux-mêmes le reconnaissent ; les développements à cet égard dans l'ouvrage de Pap Ndiaye ([2]) sont explicites, d'autant que les réponses aux questions qui peuvent être posées aux interviewés sur les discriminations subies font intervenir le ressenti qu'ils en éprouvent et donc leur auto-reconnaisance en tant que noirs (sans parler du problème statistique soulevé par le métissage). Il faut donc recourir, comme dans la plupart des enquêtes ou recensements pratiqués à l'étranger, à l'auto-déclaration. TNS-SOFRES affirme (même texte que [3]) avoir recouru à une perception de ce que l'on est, des gens qui se déclarent eux-mêmes noirs et, dans ce cadre, il fournit le chiffre suivant : 301 personnes en métropole se sont déclarées noires (sur les 12000 sondés) ; 280 personnes dans les quatre DOM (sur 500 sondés) se sont déclarées noires. C'est sur cette base qu'ils avancent le chiffre de 1 865 000 noirs adultes en France (métropole et DOM). Mais on peut alors s'étonner que les extraits de résultats de cette enquête, tels qu'il sont reproduits dans [2], distinguent, pour les comparer à la population globale, trois catégories de personnes dans la France métropolitaine (on consultera en annexe un extrait, portant sur le niveau de diplôme, de ces tableaux) :

  • ensemble de la population"noire",

  • personnes se déclarant "noires",

  • personnes se déclarant "métis" issus de "noirs".

Une catégorisation intrinsèque des "noirs", au delà de l'auto-déclaration, semble donc se faire jour ici, ce qui diminue, me semble-t-il, la pertinence du propos. Par ailleurs une considération attentive des données fait apparaître ici, dans la colonne "personnes se déclarant noires en métropole", des chiffres portant sur un échantillon de 301 personnes (je n'ai pas vu le nombre de personnes se déclarant "métis" mais il doit être bien encore bien plus faible) ; il y donc lieu de regarder avec des élèves quelle conclusion on peut tirer, par exemple, d'une proportion, parmi ces "personnes se déclarant noires", de 12% d'individus dont le niveau d'étude maximum atteint est Bac +2 alors que dans la population métropolitaine totale cette proportion est de 10 %, donc plus faible. Ceci soulève deux questions : cette différence est-elle significative ? si oui, comment s'explique-t-elle sociologiquement (ce que l'on ne peut analyser que par référence aux niveaux de diplômes avoisinants) ? Enfin ce tableau présente une singularité troublante : la dernière ligne fait apparaître dans chaque colonne : Total : 100% ; or une vérification des calculs montre que ce n'est jamais le cas ; par exemple en première colonne on obtient 136% et en seconde colonne 175% ; on peut faire chercher l'explication de cette anomalie ; en fait les lignes 7 et 10 sont parasites, car elles contiennent respectivement la somme des deux précédentes et des trois précédentes (ce qui rappelle à ceux qui l'ignoreraient que le baccalauréat reste considéré officiellement comme le premier grade de l'enseignement supérieur !) .

Et ce sera donc là le troisième voeu exprimé dans cet article :

Que les statistiques présentées à des élèves ou étudiants fassent toujours l'objet d'une étude critique en commun, aussi fouillée que possible, à la fois "externe" (les données correspondent-elles bien aux conditions de recueil annoncées ?) que "interne" : quelle est la significativité des chiffres ? la présentation du tableau est-elle correcte ? ...

Le problème central de la définition des catégories porte non seulement sur la délimitation de leurs contours mais aussi sur l'effet en retour de "réification", c'est-à-dire que les individus auxquels elles sont proposées sont de ce fait incités à se positionner par rapport à elles, et ce alors même qu'ils ne l'auraient peut-être pas fait spontanément ; ce danger subsiste même si sont prises des précautions prévoyant de déclarer que l'on ne se reconnaît dans aucune catégorie, voire que l'on relève de plusieurs à la fois, ou que l'on refuse de répondre. Pire encore, on peut appréhender qu'elles soient utilisées de manière malveillante : qu'on songe à l'emploi possible de données sur la criminalité différenciées selon "l'origine". Une grande partie du débat entre spécialistes sur l'opportunité de telles statistiques a donc trait à leur interaction avec des statistiques portant sur des données classiquement sociales (niveaux de revenus, lieu d'habitat ...) qui pourraient aussi fournir pertinemment une part des informations sollicitées : certains chercheurs affirment que l'introduction de la dimension ethnique masque le poids des inégalités sociales (et à la limite dispense de s'y attaquer de front) alors que d'autres soutiennent que la focalisation des sociologues français sur les données sociales les a rendus aveugles à la réalité des discriminations raciales. Plusieurs bonnes études de ces difficultés sont accessibles ; nous citerons par exemple ici les travaux de Patrick Simon (voir en particulier [7]) ou de Véronique de Rudder et François Vourc'h ([6]).

Certes, les enseignants de mathématiques ne sont pas armés pour traiter, à l'occasion de leurs cours de statistique, de tels problèmes sur des thèmes hautement sensibles ; leur formation ne les y prépare bien sûr pas, contrairement à leurs collègues de biologie, d'histoire ou de philosophie qui ont la charge, parfois délicate, "d'éducations à ..." ("à la sexualité", "à la citoyenneté", "à la vie en société" ...). Si certains mathématiciens peuvent trouver plaisir à se documenter sur des thèmes tels que celui que nous abordons ici (et nous prévoyons de fournir des bibliographies en ce sens sur le site d'EducMath), ils ne peuvent que coopérer avec des collègues qui sauront mieux qu'eux aborder les risques de telles études ; un tel danger serait, par exemple, de choquer certains élèves qui se sentiraient mis en cause à l'occasion de considérations statistiques touchant aux questions de racisme. En revanche, en ce qui concerne l'enseignement de l'histoire, des études sur la manière d'affronter de telles difficultés sont menées en particulier à l'INRP par l'équipe ESCHE (Enseignement des Sujets Controversés de l'Histoire Européenne) ; la prise en compte de l'effet des particularités ethniques au sein de nos sociétés rentre dans ce cadre, en liaison avec les phénomènes historiques de colonisation ou d'émigration.

D'où le quatrième voeu exprimé dans cet article :

Que, en coopérant, par exemple dans cadre de TPE (Travaux Personnels Encadrés), avec des collègues historiens intéressés à faire réfléchir les jeunes sur des thèmes tels que "statistiques et discriminations", des enseignants de mathématiques puissent apporter un point de vue original sur les données analysées et vivifier ainsi leur propre enseignement.

Le débat autour de l'opportunité de favoriser en France l'usage de statistiques de la diversité fait un large usage de comparaisons avec des situations à l'étranger, au prix souvent d'approximations à la fois sur la situation en France et sur celle dans ces pays, voire d'assimilations abusives. Rappelons d'abord que des études statistiques sur la diversité des habitants et ses conséquences sociales se pratiquent déjà légalement en France. Le CNIS (Conseil Natio nal de l'Information Statistique) et la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) doivent veiller à leur pertinence et à leur conformité à la loi de 1978, qui stipule comment on peut, dans certains cas, collecter ou traiter des données qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques. C'est ainsi que l'INED (Institut National d'Etudes Démographiques) a pu mener en 2003, à la demande du ministère délégué à l'Egalité des Chances, une enquête intitulée Mesure de la diversité (voir une présentation condensée dans [8]). De même, l'INED et l'INSEE (Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques) ont en cours une enquête dénommée Trajectoires et Origines. L'article 63 de la loi Hortefeux, rejeté par le conseil constitutionnel, visait à une réaffirmation et une actualisation de ce contrôle de la CNIL. Si cet article de loi a pu être jugé dangereux, c'est donc moins par son libellé que par la "légitimation" qu'il pouvait donner à la multiplication d'enquêtes plus ou moins contestables.

D'autre part la référence souvent faite aux recensements aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne concerne des situations différentes de la nôtre : aux USA, l'appartenance ethnique est vue par la plupart des citoyens comme une caractéristique personnelle publique naturelle ; en Grande-Bretagne, une nomenclature a été mise en place lors d'un recensement vers 1980 et remaniée au recensement suivant ; il s'agit donc là bien de données individuelles et archivées comme telles, ce qui est tout à fait différent de ce qui est explicitement en débat actuellement en France, à savoir des enquêtes anonymes, facultatives et "auto-déclaratives" ; d'ailleurs l'article 63 de la loi Hortefeux stipulait : la présentation des résultats du traitement de données ne peut en aucun cas permettre l'identification directe ou indirecte des personnes concernées. L'expérience de pays étrangers en matière de choix des dénominations des catégories eth niques n'en est pas moins très instructive. L'exemple de la Grande-Bretagne est développé dans un article de Joan Stavo-Debauge ([9]). Il est intéressant à la fois de s'informer sur les débats qui, dans cette société plus "communautariste" que la nôtre, ont marqué l'introduction de ces notions à l'occasion du recensement de 1991 et d'y suivre l'évolution des dénominations entre celui-ci et le suivant, en 2001 ; pour ce dernier sont proposées cinq catégories : "blanc", "mixte", "asiatique ou asiatique-britannique", "noir ou noir -britannique", "chinois et autres groupes ethniques" ; chacun de ces catégories est subdivisée en sous-groupes : "britanniques", "irlandais", "indiens", "pakistanais", "bangladais", "caribéen", "africain", "chinois" ; est-ce faire preuve d'impérialisme mathématique que de faire remarquer, en se fondant sur la pratique d'une activité scientifique très soucieuse de la précision des définitions, que paraît troublante la cohabitation de termes qui évoquent à la fois des couleurs de peau, des continents, des régions ou des nations ? Mais pareil mélange est bien sûr dû à l'interaction d'une histoire nationale, celle de l'empire britannique, avec des compromis liés à l'équilibre social contemporain dans ce royaume.

Ceci m'amène à mon cinquième voeu :

Que, à d'éventuels travaux pluridisciplinaires associant des historiens ou des philosophes à des mathématiciens, puissent concourir aussi des enseignants de langues faisant étudier des textes étrangers appropriés et ouvrant la connaissance des élèves sur des sociétés où les problèmes des minorités se présentent autrement que dans la nôtre.

L'une des controverses suscitées par les propositions d'usage des statistiques de la diversité est que celles-ci pourraient servir à justifier des politiques de quotas "à l'américaine". Il y a là aussi une idée reçue à combattre ; les USA pratiquent des politiques dites "affirmative actions" (généralement traduit en français par "actions positives"), mais l'arrêt Bakke de la cour suprême, en 1978 y a interdit l'usage des quotas, tout en stipulant qu'il est possible de prendre en compte (terme utilisé dans la traduction française de cet arrêt que j'ai lue) l'appartenance à une "minority" (mot qui ne renvoie pas nécessairement à une minorité quantitative mais à un état de "minorisation", c'est à dire en fait d'infériorisation). Nous voici à nouveau à la frontière des acceptions qualitatives et quantitatives du mot compte. Il ne s'agit pas ici de prendre position sur des formes "d'actions positives" éventuelles à la française (ou à l'européenne, si des tendances à l'harmonisation au sein de l'union européenne se révélaient dans ce domaine) mais de remarquer que, si on voulait imaginer certaines modalités de telles initiatives, elles pourraient prendre appui sur des justifications qui ne seraient pas nécessairement toutes d'ordre statistique : il n'est évidemment pas question de nier qu'il existe en France des noirs, des maghrébins, des asiatiques, ni que nombre d'entre eux sont "visibles" et que le sort qui leur est fait est à la fois absurde et injuste ; ce sort est lié à de nombreux facteurs : à côté de la réaction raciste de certains devant leur apparence physique, ces facteurs font intervenir, avec des poids variables selon les individus, un manque de formation professionnelle, des conditions de logement indignes, une manière particulière de manier le français (accent, syntaxe ...), le manque de repères dû à une arrivée récente ... Des mesures peuvent être prises en faveur de ces personnes, dont le coût (financier, humain ...) est susceptible d'être estimé à partir de nombreuses données publiques sans qu'il soit pour cela indispensable de délimiter plus ou moins arbitrairement "qui est quoi" pour les compter.

Et ce sera mon sixième et dernier voeu : Que, en s'associant, pour des travaux menés auprès de leurs élèves, avec des collègues susceptibles de faire réfléchir ceux-ci sur des données sociales, les mathématiciens puissent utiliser leur qualité de "spécialistes de l'usage des nombres" pour dire que les statistiques doivent rester à leur place : bien manipulées, les techniques numériques d'analyse des données peuvent mettre en évidence des phénomènes sociaux dès lors que ceux-ci sont bien identifiés, mais il faut aussi savoir dire que tout ne se compte pas.

Références

[1] DESROSIERES Alain (1993) La politique des grands nombres, La découverte, Paris

[2] NDIAYE Pap (2008) La condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy

[3] 3 questions à Patrick Lozès (2007) http ://www.fgxpariscaraibe.com/article-5473092.html

[4] Questions-réponses sur les statistiques de la diversité (2007) http ://www.patricklozes.blogs.nouvelobs.com/archives/2007/03/07

[5] RAOULT Jean-Pierre (2008), Statistiques et lutte contre les dis criminations : débat confus et risques réels, Différences, 266, p. 4-5

[6] de RUDDER Véronique et VOURC'H François (2006), Quelles statistiques pour quelle lutte contre les discriminations ? , L'homme et la sociéte ,160-161, p. 1239-253

[7] SIMON Patrick (2005), La mesure des discriminations raciales : l'usage des statistiques dans les politiques publiques, Revue internatio nale des sciences sociales, 183, p. 13-30

[8] SIMON Patrick et CLEMENT Martin (2006), Comment décrire la diversité des origines en France ? Une enquête exploratoire sur les perceptions des salariés et des étudiants, Population et sociétés, 425, p. 1-4

[9] STAVO-DABAUGE Joan (2005), Mobiliser les pouvoirs de la statis tique pour l'action antidiscriminatoire : le cas du Royaume-Uni, Revue internationale des sciences sociales, 183, p. 49-62

ANNEXE

Extrait des résultats du sondage TNS-SOFRES "Baromètre des discriminations" (janvier 2007) Niveau de diplôme (France métropolitaine)

 
France métropolitaine (INSEE 2004)
Ensemble de la population "noire"
Personnes se déclarant "noires"
Personnes se déclarant "métis" issus de "noirs"

Aucun diplôme

20,2
17
20
2

Certificat d'Etudes primaires

11,4
4
5
0

Bac technique ou professionnel

-
12
11
14

Bac général

-
8
8
11

Bac (ensemble)

15,4
20
19
25

Bac +2 ou niveau Bac +2 (DUT, BTS, DEUG, instituteurs, diplômes médicaux ou paramédicaux)

9,9
12
12
15

Diplômes de l'enseignement supérieur (2° et 3° cycles, grandes écoles)

10,8
23
22
31

Ensemble des diplômes de l'enseignement supérieur

37
55
53
71

NSP

-
1
0
2

Total

100%
100%
100%
100%

 

 

notice lgale contacter le webmaster