L'état des mathématiques en France
Marie-Françoise Roy
Présidente de la Société Mathématique de France
Merci à EduMath de me donner ainsi la parole, juste avant la fin de mon mandat de trois ans comme présidente de la SMF. Commencées lors du mouvement Sauvons la Recherche, marquées par la démission de Laurent Lafforgue du HCE et les débats qui l'ont suivie, ponctuées par de grands moments d'émotion tels l'attribution de la médaille Fields à Wendelin Werner, la première à honorer des travaux en théorie des probabilités, couronnées parfois de succès, lorsque j'ai eu la joie d'annoncer que les Annales de l'ENS seraient dès janvier 2008 éditées par la SMF, ces trois années ont été très intenses pour moi. Ce ne sont pourtant pas des vues personnelles que je souhaite exprimer ici, mais le résultat d'un travail collectif mené par le conseil et le bureau de la société.
Tout le monde s'accorde à reconnaître que la France est la seconde puissance mathématique du monde, quelque que soient les indicateurs choisis : nombre des médailles Fields, nombre et influence des publications, conférenciers invités au congrès international qui ont été formés en France ou qui y vivent. Ces conférenciers invités ont été au Congrès des Mathématiciens de Madrid en 2006 une trentaine, un nouveau record.
L'enseignement
Il y a de quoi faire briller les yeux des écoliers et lycéens !! Cette qualité de nos mathématiques n'est pourtant pas un acquis et nous devons rester vigilants, chacun à son niveau de responsabilité. Aurons-nous en effet demain encore les moyens de former dans nos lycées les conférencières et les conférenciers des futurs congrès internationaux ? Les questions d'enseignement sont complexes et assurer à tous et toutes une formation de base en mathématique, digne d'une grande démocratie développée, sans sacrifier la formation des élites est un des défis qu'il nous faut relever.
Voilà, pour nous, les trois objectifs majeurs et imbriqués de l'enseignement des mathématiques.
Objectif 1 : donner à tous les jeunes , filles et garçons, une formation de base en mathématiques. Il faut bien sûr leur apprendre à compter, mentalement et par écrit, leur enseigner des éléments de géométrie. Il faut aussi éveiller leur aptitude au raisonnement logique et leur curiosité intellectuelle, les initier à la résolution de problèmes simples. Il faut enfin les former à mettre en œuvre leurs connaissances dans les situations de la vie courante où une maîtrise élémentaire des nombres, des données statistiques et de l'espace est nécessaire (calculs de surfaces et volumes, pourcentages et taux, proportionnalité, lecture de tableaux et de graphiques...). A travers ces différents aspects, les mathématiques sont une composante incontournable de la culture générale.
Objectif 2 : former les utilisateurs et utilisatrices de mathématiques scientifiques, ingénieurs, techniciens, commerciaux, etc – en liaison avec les champs disciplinaires où elles s'appliquent : physique, chimie, technologie, informatique, économie, biologie, médecine, sciences humaines... Dans une société qui s'appuie de plus en plus sur la science et la technologie, où les besoins en analyse prévisionnelle et statistique, en simulation et en algorithmes augmentent d'année en année, cet objectif ne saurait être sous-estimé. C'est ainsi que la nécessité de compétences mathématiques adaptées (en niveau et en contenu) se retrouve dans de nombreuses professions, y compris les ouvriers hautement qualifiés, les techniciens supérieurs et, bien sûr, les cadres de l'industrie, de l'administration et du commerce. Par exemple, le niveau de qualification des 25000 ingénieurs que nous formons annuellement est un garant de notre développement économique ; or la maîtrise des concepts scientifiques et techniques nécessaires au métier d'ingénieur exige aujourd'hui, plus que jamais, un bon niveau en mathématiques.
Objectif 3 : former des spécialistes en mathématiques, hommes et femmes. Présents dans tous les secteurs de l'industrie et des services, ils modélisent, optimisent et prévoient. Professeurs de mathématiques des lycées et collèges, ils dominent suffisamment leur discipline pour en assurer un enseignement rigoureux, vivant et évolutif, ouvert sur les applications. Dans les grands organismes de recherche, les universités et grandes écoles, les entreprises, ils développent des mathématiques nouvelles. Les avancées mathématiques sont plus que jamais une ressource stratégique, car de nombreux problèmes concrets de développement technologique ou économique nécessitent des outils mathématiques nouveaux et sophistiqués – y compris des outils hautement conceptuels et loin, en apparence, de la "pratique". Tous les indicateurs placent l'école mathématique française en recherche très haut dans la hiérarchie mondiale (en deuxième position derrière les Etats Unis), mais cette situation pourrait se dégrader rapidement si la formation des nouvelles générations était compromise.
La coordination des trois objectifs, clé d'un développement harmonieux, est des plus complexes à mettre en œuvre sur le terrain en raison de la très forte cohérence interne de la discipline mathématique. D'énormes efforts devront être consacrés à assurer l'enseignement de qualité, exigeant et efficace, nécessaire à la mise en place du "socle commun " : la maîtrise des connaissances et compétences du socle posera de sérieux problèmes à certains élèves. Mais par ailleurs, le niveau des "principaux éléments de mathématiques" proposés par les services du Ministère de l'Education Nationale dans le cadre du socle nous paraît modeste pour une bonne partie de la population scolaire : celle qui permettra d'atteindre les deuxième et troisième objectifs que nous avons identifiés.
Ces questions sont délicates. Une réflexion constructive doit être mise en oeuvre pour l'élaboration concrète des contenus de l'enseignement des mathématiques adapté aux besoins multiples de notre pays
La recherche
Plusieurs données importantes rendent la situation actuelle particulièrement critique en ce qui la concerne.
Les mathématiques font partie, avec les Sciences et Technologies de l'Information et de la Communication (STIC), les Sciences de l'Ingénieur (SPI), les Sciences Sociales et les Sciences Humaines, d'un groupe de disciplines où, pour le potentiel de recherche, l'enseignement supérieur est dominant à plus de 80 %. La biologie, les sciences de l'Univers, la physique et la chimie comptent une proportion beaucoup plus importante de chercheurs des organismes et dans ces disciplines les enseignants-chercheurs ne représentent que la moitié des effectifs.
Si les personnes actives en recherche en mathématiques sont essentiellement universitaires, beaucoup de scientifiques en formation ne sont jamais en contact avec celles-ci. La dualité entre classes préparatoires et premiers cycles universitaires, entre universités et grandes écoles, est une des spécificités du système français qui induit en effet de nombreux effets pervers. Après être restés longtemps stables, les effectifs étudiants en mathématiques à l'Université ont baissé de 25 % en cinq ans, alors que les effectifs des classes préparatoires scientifiques changeaient peu. Cette baisse a des causes multiples, que nous étudions sans idées préconçues à travers notre commission enseignement. Elle se manifeste dans tous les pays riches, dès l'enseignement secondaire. La baisse du nombre des étudiants se manifeste aussi en physique, en chimie et même parfois en informatique de manière diverse. Effet mécanique de cette baisse d'étudiants universitaires, consécutif aux procédures qui prévalent actuellement pour le renouvellement des postes, les effectifs de maîtres de conférences de mathématiques amorçaient eux aussi en baisse significative, passant de 2128 en 2002, à 2057 en 2003. Autrement dit l'effet des redéploiements de postes au détriment des mathématiques commençait à se faire sentir, et la baisse du nombre de mathématiciens professionnels était amorcée. Cette évolution engendrait une dégradation importante et rapide de la situation des jeunes chercheurs. Il y a une dizaine d'années, 140 postes permanents de maîtres de conférences, chercheurs CNRS et chercheurs INRIA étaient pourvus par des mathématiciens et mathématiciennes chaque année, et plus de 35 % des docteurs de mathématiques trouvaient un poste dans l'enseignement supérieur ou la recherche dans les deux ans après leur thèse. En 2004, le nombre total de postes mis au concours dans l'enseignement supérieur et la recherche dépasse à peine la centaine... Depuis cette date, un léger redressement s'amorce, avec les postes d'enseignant chercheurs créés au titre de la recherche qui sont parfois attribués aux mathématiques. Dans les toutes prochaines années, les départs à la retraite sont nombreux dans notre discipline, en effet un tiers des enseignant chercheurs ont aujourd'hui plus de 56 ans !
Un véritable cercle vicieux risque donc de se mettre en place : recrutement limité par les organismes de recherche, où nous sommes peu présents et peu influents, recrutements universitaires à la baisse du fait de la diminution des effectifs étudiants, avec pour conséquence le non-remplacement des collègues partant à la retraite et des menaces sur les nouvelles générations de mathématiciens, qui risquent d'engendrer un découragement généralisé, et induire une nouvelle baisse des effectifs étudiants.
LA SMF pense au contraire que le développement des capacités de recherche mathématique de notre pays devrait s'inscrire dans un cercle vertueux.
Dans un rapport à l'Académie des Sciences intitulé « Les mathématiques dans le monde scientifique contemporain » (Ouvrage coordonné par Jean-Christophe Yoccoz), rédigé majoritairement par des non-mathématiciens, tous les spécialistes des grandes disciplines scientifiques insistent sur l'importance des mathématiques d'aujourd'hui et de demain pour leur développement propre. Les interactions des mathématiques avec la physique et l'astronomie restent un moteur fondamental du progrès de ces disciplines, les relations des mathématiques avec les sciences chimiques, biologiques et médicales, ou économiques, s'intensifient et se diversifient. L'apparition et le développement de cette discipline sœur qu'est l'informatique et qui bouleverse le paysage scientifique stimule de nouvelles recherches mathématiques. Régulièrement, des recherches internes aux mathématiques, sans connexions apparentes avec des domaines d'applications, et menées initialement pour la seule satisfaction de la curiosité intellectuelle des mathématiciens, ont un impact pratique inattendu. L'utilisation, en quelques années voire en quelques mois, d'une découverte mathématique dans le champ technologique est désormais devenue un phénomène courant. Donnons quelques exemples qui concernent divers aspects de notre vie quotidienne: la simulation numérique modifie de nombreux domaines industriels en profondeur comme l'étude des processus de production d'énergie, notamment l'énergie nucléaire; le recensement exhaustif n'est plus nécessaire, et l'évolution de la population est désormais estimée à un niveau de finesse inégalé grâce à des méthodes statistiques. Des mathématiques sophistiquées sont utilisées pour explorer de l'intérieur les organes des patients grâce à la reconstitution d'images 3D à partir d'un signal, et même pour effectuer certains traitements sans faire appel à la chirurgie en inversant le signal émis; la sécurité de l'information enfin dépend de façon déterminante des progrès faits dans les approches algorithmiques de questions fondamentales en théorie des nombres.
La France ne peut donc se passer d'une communauté mathématique nombreuse, d'une grande qualité scientifique, développant le coeur de sa discipline tout en s'ouvrant résolument au dialogue avec les autres secteurs de la science et de la technologie. Dans cette perspective la reconnaissance au niveau européen de l'importance des mathématiques et le soutien par la Commission Européenne de leur développement unitaire et ouvert sur l'extérieur sont essentiels. Si des moyens supplémentaires sont évidemment indispensables, il y a aussi beaucoup à améliorer dans nos pratiques. Un effort sans précédent doit être accompli par la communauté mathématique pour développer davantage les activités de recherche interdisciplinaires, les lieux de rencontre autour de problématiques industrielles, les filières d'enseignement pour non-mathématiciens. La demande de tels enseignements augmente mais ils sont souvent donnés par des spécialistes d'autres disciplines, il importe donc que les mathématiciens soient plus nombreux à s'y investir. La recherche en mathématiques doit s'étoffer dans les grandes écoles, en lien étroit avec les laboratoires universitaires de mathématiques.
On ne peut donc se satisfaire d'un pilotage des moyens accordée à la recherche par le seul nombre des étudiants universitaires de la discipline, et il est essentiel que l'État, les organismes de recherche et les universités définissent ensemble une politique de développement de la recherche mathématique dont l'évolution des moyens humains ne soit pas seulement fondés sur les besoins de l'enseignement.
Si les gros bataillons de mathématiciens sont universitaires, le CNRS a joué et continue de jouer un rôle structurant important pour notre communauté. La recherche mathématique est organisée en un tissu de laboratoires plurithématiques de tailles variées localisés dans tout le pays et copilotés par le CNRS, les universités et un nombre trop restreint de grandes écoles. Ce copilotage nous semble essentiel à la qualité de notre recherche. Nos grands instruments (CIRM, IHP, Math Doc, Réseau des Bibliothèques de Mathématiques, Mathrice, IHÉS) sont nationaux, et le CNRS joue dans leur développement un rôle qui prend des formes variées mais qui leur est indispensable. Il est donc essentiel que les changements qui s'amorcent au CNRS prennent en compte les besoins et les particularités de l'organisation de la recherche mathématique et confirment l'engagement du CNRS aux côtés des mathématiciens.
Dans notre discipline, recherche et enseignement sont étroitement liés. Améliorer le passage entre ces deux piliers de l'activité académique correspond à une attente de notre communauté : il faut donner plus de temps pour la recherche à un nombre plus grand d'enseignants-chercheurs. C'est particulièrement vrai pour les jeunes maîtres de conférences en début de carrière. Satisfaire ce besoin passe dans les universités par la création de postes d'enseignants-chercheurs liés aux nécessités de la recherche, et dans les organismes de recherche (CNRS, INRIA, ...) par la création d'emplois supplémentaires permettant ces accueils dans des conditions non pénalisantes pour les universités. Une action déterminée dans cette direction permettra de rendre plus attractives les perspectives de carrières pour les jeunes, tout en augmentant le potentiel de recherche.
Un appel d'offre centré sur les interactions des mathématiques et accordant des allègements de service d'enseignement aux bénéficiaires permettrait d'augmenter le nombre de mathématiciens travaillant en contact avec les autres disciplines scientifiques et les problèmes industriels. Un système d'années en plein temps de recherche au sein de laboratoires d'autres disciplines qui demanderaient à accueillir un mathématicien ou une mathématicienne pourrait aussi être mis en place dans le même esprit. Dans les conditions actuelles il est en effet quasiment impossible à un enseignant-chercheur de continuer ses travaux de recherche, d'assurer un enseignement de qualité et de faire un effort d'ouverture interdisciplinaire. En ce qui concerne l'enseignement et la diffusion des connaissances, un autre appel d'offres pourrait accorder des allègements de service d'enseignement aux collègues ayant un projet convaincant en matière de mise en place d'enseignements vers de nouveaux publics, de formation continue, ou d'élaboration de documents pédagogiques mis en ligne.
En résumé, la dérive actuelle constitue une menace pour l'avenir de l'école mathématique française ; il n'est pas possible de la laisser s'installer et s'amplifier. Il appartient aussi à toute la communauté mathématique de se mobiliser. Les nouvelles orientations qui sont progressivement mises en place, pour l'ensemble du dispositif de recherche national peuvent contribuer à redonner des perspectives de développement à notre discipline. Ceci ne sera possible que si l'importance pour le progrès scientifique et économique d'une communauté mathématique nombreuse, ouverte sur les sciences et la technologie, est reconnue par le pouvoir politique national et les institutions européennes, et intégrée dans leurs stratégies par les universités, les grandes écoles et les organismes de recherche.
Inspiré de « Sauvons la recherche: quelle propositions pour les mathématiques ? »,
texte adopté par la SMF, la SMAI et la SFDS à Toulouse le 12 juillet 2004 ,
de « Socle commun des connaissances et compétences » et objectifs généraux de l'enseignement des mathématiques,
texte adopté par la SMF, Femmes et Math, l'APMEP, la SFDS et la SMAI le 4 avril 2006,
et d'un discours prononcé à ICM Madrid en aout 2006
par Marie-Françoise Roy présidente de la SMF et Yvon Maday, président de la SMAI