La parole à Jean-Baptiste Lagrange
La 17ème étude ICMI : repenser les TICE
Professeur à l'IUFM de Reims. Equipe de didactique des Mathématiques, Université Paris VII
Merci à EducMath de me donner la parole comme co-président de la 17ème étude de la commission internationale de l'enseignement mathématique (ICMI, selon l'acronyme anglais). Je partage cette responsabilité avec Celia Hoyles, professeur à l'Institut d'Education de Londres et récente récipiendaire de la médaille Freudenthal. Je parle ici en mon nom, tout en soulignant que les points développés ont été élaborés au sein du comité international de programme (IPC) et particulièrement en interaction avec Celia Hoyles.
Une étude ICMI est un processus qui s'étend sur plusieurs années. Nous nous situons à peu près à mi-parcours de ce processus et à un moment crucial, celui où nous nous préparons à tenir la conférence d'étude. C'est l'occasion de rappeler le contexte, les priorités, puis les différentes étapes de ce processus, de faire le point avant l'ouverture de la conférence et de mettre l'accent sur les avancées possibles.
De la première à la 17ème étude ICMI
La 17ème étude ICMI est la seconde à être centrée sur l'utilisation des ordinateurs dans l'enseignement des mathématiques. En effet, la première étude lancée au début des années 1980 s'intitulait "L'influence des ordinateurs et de l'informatique sur les Mathématiques et leur Enseignement". Cette étude a été une des premières tentatives pour développer une vision critique du rôle et de l'influence de l'informatique sur l'enseignement des mathématiques. Un premier volume a été publié par Cambridge University Press1, et, après que cette édition ait été épuisée, un nouveau volume a été publié par l' UNESCO 2. Les auteurs notaient un décalage majeur entre le rythme rapide du changement technologique, l'évolution lente de la recherche et celle encore plus lente de l'enseignement des mathématiques et des curricula, particulièrement en ce qui concerne l'intégration des technologies dans l'enseignement et l'apprentissage.
Quelques 20 ans plus tard, la CIEM a ressenti la nécessité de mener une nouvelle réflexion critique dans ce domaine. Il est intéressant de considérer la première étude comme un point de référence pour l’évolution du contexte. Tout d’abord, les auteurs étaient issus d'un ensemble plutôt restreint de pays (Europe et Amérique du Nord), et portaient leur attention quasi exclusivement sur l'utilisation d'ordinateurs pour explorer des mathématiques plutôt avancées. Dans leur majorité, les analyses portaient sur l'intérêt de l'utilisation de 'manipulateurs symboliques' pour des enseignement en analyse ou en algèbre linéaire supposés permettre aux étudiants de se concentrer sur les concepts plutôt que sur les manipulations ou les techniques. Bien que les auteurs aient identifié les potentialités des systèmes qu'ils décrivaient, ils étaient aussi nombreux à remarquer l'absence d'indices d'un impact réel sur les curriculums du secondaire et des universités (les écoles primaires n'étaient pas mentionnées). Ils avançaient des raisons comme le manque d'expérience des mathématiciens dans l'usage de ces systèmes ainsi que l'absence de stratégies de changement.
Le contexte a profondément changé, tant en ce qui concerne l’offre technologique à l’éducation que dans les moyens que nous avons aujourd’hui, grâce à la recherche, de mieux comprendre les implications de cette offre pour l’enseignement des mathématiques. Voici comment le « document de discussion » analyse cette évolution :
Depuis 1992, les matériels et logiciels se sont très notablement développés et diversifiés, avec par exemple les calculatrices, l'usage de l'Internet, des ordinateurs de tout type jusqu'aux technologies de tous les jours comme le téléphone mobile et les caméras numériques. Ce développement des matériels et logiciels a potentiellement des implications pour l'enseignement et l'apprentissage des mathématiques à tous les niveaux des systèmes éducatifs aussi bien qu'à l'extérieur de ces systèmes. Parallèlement au développement des technologies, les recherches sur leurs usages ont évolué dans leurs finalités, objectifs et orientations, les perspectives se sont élargies, de nouvelles méthodologies ont été adoptées.
La première étude a été en grande partie centrée sur les mathématiques elles-mêmes et ce n'est que plus récemment qu'un travail s'est développé sur les multiples actions et rétroactions de la technologie sur l'enseignement et l'apprentissage des mathématiques. Les travaux se sont notamment intéressés au processus complexe de la genèse instrumentale, au rôle de l'enseignant et à l'articulation de l'utilisation d'outils avec les techniques traditionnelles. De nouveaux paradigmes, plus solides, émergent pour penser l'utilisation d'outils dans l'enseignement des mathématiques et la 17 ème étude ICMI vise à faire un nouveau pas en avant dans cette direction.
Le document fait aussi l’analyse que, en dépit cette évolution du contexte, les interrogations sur l’impact réel des technologies sur l’enseignement/apprentissage des Mathématiques demeurent.
Les priorités de l'étude
Comme je l’ai dit plus haut l’étude s’étend sur plusieurs années. Le « coup d’envoi » a été donné à Londres, en avril 2004. Le comité international de programme (IPC) est parti de l’étude du contexte et des changements intervenus depuis la première étude pour orienter le travail à faire dans l’étude. La prise en compte des contextes notamment culturels dans l’intégration des technologies est apparue comme un premier principe directeur. Voici comment le document de discussion le situe :
La diversité culturelle et la façon dont elle influence l'usage des technologies dans l'enseignement et l'apprentissage des mathématiques, en particulier dans les pays en développement seront un centre d'intérêt majeur pour l'étude ICMI 17. Par conséquent, l'étude recherchera spécifiquement des contributions d'auteurs issus des pays en développement ou qui ont une expérience dans plusieurs cultures. Cette orientation devrait contribuer à mieux savoir dans quelle mesure les technologies ont tenu leur promesse à différents niveaux d'éducation, différents pays et différents contextes dans les institutions éducatives et ailleurs.
La nécessité de prendre en compte la complexité de l’intégration et donc de dégager des dimensions d’analyse et de croiser les approches sont aussi apparus Les thèmes rendent compte de la multiplicité des dimensions d’analyse et constituent un cadre organisateur. Ils sont au nombre de sept :
- Mathématiques et pratiques mathématiques
- Apprentissage et évaluation des mathématiques avec et par la technologie,
- Enseignants et enseignement.
- Conception d'environnements d'apprentissage et de curriculums,
- Implémentation des curriculums et pratiques en classe
- Accès aux ressources numériques, équité et questions socio-culturelles
- Connectivité et réseaux virtuels pour l'apprentissage.
Le calendrier de l'étude
Je reprends ici la chronologie de l'étude. Elle est conforme au schéma général des études. Pour ce schéma, voir http://www.mathunion.org/ICMI/ICMIstudies_org.html ). Pour les éléments relatifs à la 17 ème étude voir http://www.math.msu.edu/~nathsinc/ICMI/ .
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Décision par le comité exécutif de l’ICMI en juillet 2002 et nomination des présidents en novembre 2002. Le mandat donné aux présidents est d’orienter l’étude vers une réflexion sur l’impact de la technologie, plutôt que de focaliser sur les développements récents et les perspectives. Le comité exécutif demande également de porter attention à la question des pays en développement.
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Nomination du comité international de programme en mai 2003. Onze personnes des cinq continents se joignent aux présidents. Un équilibre est trouvé avec des chercheurs de générations et de champ d’intérêt variés. A une exception près, ces personnes se sont intégrées dans un travail collectif impliquant des contacts réguliers, souvent quotidiens dans certaines périodes. Michèle Artigue et Bernard Hogdson, respectivement vice-présidente et secrétaire exécutif de l’ICMI participent à ces contacts. Détail intéressant, même si la langue de travail est bien entendu l’anglais, une bonne moitié des membres de ce collectif de travail parle le français.
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Première réunion de l’IPC en avril 2004 à Londres. Cette réunion permet de préciser l’organisation et les thèmes de l’étude et de jeter les bases de la rédaction du document de discussion. Cette réunion est l’occasion d’une réception à la Royal Society.
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Lancement d’un appel pour l’organisation de la conférence d’étude. En cohérence avec les priorités de l’étude, nous recevons une offre de l’Afrique du Sud (University of Western Cape) et du Vietnam (Hanoi University of Technology). Séduits par l’idée d’organiser la conférence en Asie et dans un pays où le développement des technologies se fait de façon accélérée, nous choisissons Hanoi.
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Mai 2005 : lancement officiel de l’étude avec la publication du document de discussion et l’annonce de la conférence d’étude. La date limite pour soumettre un texte en vue d’une invitation à la conférence est fixé au 15 janvier 2006. Nous recevons 90 soumissions.
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Mars 2006 : seconde réunion de l’IPC, limitée cette fois aux responsables de thèmes. Il s’agissait de répondre aux soumissions et de préparer l’organisation de la conférence d’étude. Cette seconde réunion a été l’occasion d’une séance spéciale du séminaire de didactique, avec une conférence prononcée par Bernard Cornu qui était un des organisateurs de la première étude, suivie d’une réception à l’invitation de la CFEM.
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Novembre 2006. Nous sommes à une semaine de la conférence. Ecrire ce texte est une des nombreuses tâches à terminer avant de prendre l’avion pour Hanoi. Les 6 mois qui se sont écoulés depuis la réunion de l’IPC ont été consacrés à la mise en place de la conférence en interaction avec le comité local d’organisation.
La conférence d'étude et les perspectives
Les propositions examinées lors de la réunion de mars 2006 ont été très variées tant par leur origine que par leur niveau scientifique. Nous avons privilégié la qualité de la contribution dans le cas de pays où la recherche est bien développée et retenu des participants d’autres pays quand leur présence a semblé importante compte tenu des priorités de l’étude.
Nous avons dû restreindre les thèmes car très peu de contributions portaient sur les thèmes « mathématiques et pratiques mathématiques », et « connectivité et réseaux virtuels pour l’apprentissage ». Le caractère de l’étude a été bien compris : il y a eu très peu de proposition du type « innovation pure » ou « prospective ». La faiblesse du thème « connectivité » montre que les recherches sont lentes à se développer dans ce domaine. L’absence de contribution de mathématiciens est un contraste fort avec la première étude. Ce contraste était attendu, mais son ampleur surprend : la technologie est vue aujourd’hui beaucoup plus pour l’impact direct qu’elle peut avoir sur l’enseignement de mathématiques que par les contrecoups qu’aurait un impact sur les mathématiques elles-mêmes.
Pour la conférence, environ 90 participants invités sont attendus. Par ailleurs une conférence parallèle est organisée pour 50 enseignants vietnamiens, 3 Cambodgiens et 2 Thailandais. Ils participeront à toutes les activités de la conférence d’étude, à l’exception des séances des groupes de travail centrées plus directement sur la préparation du livre associé à l’étude. Pendant ces séances, des activités spécifiques en laboratoire seront organisées pour eux. L’origine géographique des participants invités est la suivante : Argentine, 1 ; Australie, 9 ; Brésil, 1 ; Canada, 11 ; Chine, 4 ; Colombie, 1 ; Danemark, 2 ; France, 10 ; Allemagne, 4 ; Grèce,1 ; Iran, 1 ; Israël,7 ; Italie, 6 ; Corea, 1 ; Lituanie,1 ; Malaysia,1 ; Mexico, 5 ; Pays-Bas, 5 ; Nouvelle Zélande, 1 ; Norvège, 1 ; Portugal ,1 ; Russie, 1 ; Singapore, 2 ; Grande Bretagne, 17 ; USA, 11.
La structure comprend des plénières, l’une par Seymour Papert en ouverture, l’autre par Michèle Artigue en clôture. Trois tables rondes feront le point sur certains thèmes jugés centraux dans l’étude ou trop peu abordés dans les contributions : la connectivité, la diversité culturelle et la conception d’environnements technologiques. Le reste du programme comprend classiquement des présentations de papiers et des groupes de travail par thèmes, ainsi qu’un atelier autour de logiciels. Les groupes de travail auront bien entendu un rôle important pour préparer la rédaction de l’ouvrage.
Il m’est un peu difficile, au jour où j’écris de « lever le nez du guidon ». Cependant, au vu de la liste des participants et de la diversité des contributions, je pense que cette étude va marquer un élan nouveau pour la recherche sur les technologies dans l’enseignement des mathématiques. A la différence de la première étude, ce n’est plus un sujet qui concerne seulement quelques pays parmi les mieux nantis et les études universitaires. Dans un domaine qui a été fortement marqué par une culture de l’innovation et des approches souvent partielles de la réalité, la nécessité d’avoir une attitude réflexive, de considérer les différentes dimensions de l’intégration et l’influence des contextes est maintenant universellement admise. Nul doute donc que les résultats de l’étude éclaireront les politiques éducatives de développement des technologies et contribueront à une meilleure compréhension des questions d’enseignement/apprentissage. L’étude répondra ainsi à une attente forte tant au plan social qu’au plan de la recherche. Pour que cette perspective s’actualise, il va falloir se consacrer à la rédaction de l’ouvrage. J’espère donc avoir le plaisir d’annoncer aux abonnés de EducMath la publication de cet ouvrage dans quelques mois.
1 Churchhouse, R. F. ( ed). 1986. The Influence of Computers and Informatics on Mathematics and its Teaching. ICMI Study Series, Cambridge University Press
2 Cornu, B. & Ralston, A. (eds). 1992. The Influence of Computers and Informatics on Mathematics and its Teaching. 2nd edition, UNESCO (Science and Technology Education No. 44)