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Dernière modification 13/09/2006 07:49

De quelques "déclins" et des débats qu’ils suscitent

Jean-Pierre Raoult

Laboratoire d'Analyse et de Mathématiques Appliquées, CNRS, UMR 8050, Université de Marne-la-Vallée

jean-pierre-raoult@univ-mlv.fr

13 décembre 2005

 

Je m'exprime, dans ce texte, en une période où j'assure la présidence du comité scientifique des IREM (Instituts de Recherche sur l'Enseignement des Mathématiques). Cette contribution sera donc fondée pour une large part sur l'expérience que j'ai vécue dans ce comité scientifique, en tant que membre à partir de 2001, puis en tant que président depuis l'été 2004. Mais les opinions que je vais y présenter n'engagent que moi ; il ne saurait d'ailleurs en être autrement puisque ce comité est placé auprès de l'Assemblée des Directeurs d'IREM (ADIREM) pour remplir des missions qui ne sont en rien normatives1 et qu'il ne saurait donc y avoir en aucune manière une « doctrine du CS » dont son président pourrait se faire l'interprète.

Il se trouve que j'ai à exercer cette fonction de président en une époque où s'exaspèrent, dans la société, plus particulièrement dans le monde de la recherche et de l'enseignement, et enfin singulièrement dans notre microcosme mathématique, les débats sur la nature de ce qui doit être enseigné et sur les moyens pour « faire passer » ce contenu, compte tenu à la fois de l'évolution de la science et des technologies et des capacités d'assimilation de la jeunesse (ou « des jeunesses »). Certes, pareilles discussions ne sont pas nouvelles ; on peut même dire qu'elles sont permanentes et que ce fut souvent là une des conditions du progrès social. Mais une caractéristique frappante de la controverse, actuellement en France (je ne singularise pas ici notre pays mais je m'y limite car c'est sur lui seul qu'a porté ma réflexion en ce domaine) est qu'elle s'inscrit dans un contexte de morosité générale. On ne peut pas, je pense, séparer les appréciations totalement négatives portées sur notre enseignement (et en particulier celui des mathématiques) par certains de nos collègues, dont l'audience médiatique tient à leur très grande valeur scientifique, d'un discours politique global en vigueur sur « La France qui tombe », amplifié par une large inquiétude diffuse sur un déclin relatif de l'Europe face à un pays dominant (nord-américain) ou des pays émergents (essentiellement asiatiques).

Je ne partage pas ce pessimisme absolu et je dirai que c'est largement ma connaissance accrue des IREM qui m'a fourni ces dernières années des éléments d'espoir. Tenir pareille position n'est pas facile car on se fait inévitablement accuser d'angélisme, de méconnaissance des difficultés considérables de nos collègues « au charbon » (en particulier ceux exerçant dans des établissements scolaires de quartiers déshérités), voire de soutien systématique de l'establishment qui a conduit aux programmes en vigueur et aux pratiques pédagogiques proposées.

Pour tâcher de répondre à ces critiques, je me dois ici de me présenter rapidement. Je n'ai jamais exercé dans les enseignements primaire ni secondaire; ma carrière fut celle d'un professeur d'université en mathématiques (retraité depuis un an), enseignant en IUT (spécialité informatique) durant environ les vingt dernières années de ma carrière, et spécialiste de statistique ; à ce titre j'ai à la fois réalisé des recherches de nature proprement mathématique motivées par la statistique et effectué des travaux avec des collègues universitaires d'autres disciplines ou avec des ingénieurs. Jusqu'à mon entrée au comité scientifique en 2001, je n'avais jamais participé à des activités d'IREM, mais j'ai suivi avec intérêt les préoccupations de collègues impliqués dans des recherches sur l'enseignement et les ai même à l'occasion soutenus quand leurs travaux me paraissaient faire l'objet de rejets injustifiés.

J'insiste ici sur deux aspects de cette expérience professionnelle :

- 1. J'ai été conduit à m'adresser largement à des étudiants non prioritairement matheux ; certes ceux-ci ne disposaient pas d'une certaine conception des mathématiques et d'une certaine pratique du calcul analytique qui étaient censées être possédées par les bacheliers de ma génération (mais combien en disposaient réellement ? ayant été moi-même, comme bon nombre de nos collègues, un « bon élève », je ne peux avoir là dessus qu'une vision totalement biaisée) ; cependant ils avaient sur les outils modernes de traitement de l'information un savoir-faire et souvent un recul que j'étais moi bien incapable d'acquérir.
- 2. J'ai pratiqué avec des interlocuteurs variés des démarches d'apprentissage de leurs problèmes et de leurs méthodes qui ne pouvaient qu'à la fois m'inciter à une grande prudence sur les moyens que je pouvais mettre à leur disposition et me procurer de grandes joies quand ``mes" mathématiques se révélaient efficaces (le bonheur complet étant - cela m'est arrivé parfois - que, en retour, ce travail d'origine « appliquée » débouche sur des résultats proprement mathématiques).

J'hésite à risquer ici le mot de « modestie ». C'est pourtant de cette exigence première tant de l'art pédagogique que de la recherche scientifique, exigence née de la confrontation avec les élèves et étudiants ou avec les partenaires, que mon expérience personnelle m'a fait sentir tout le poids. Et c'est cette même attitude qui m'a frappé dans ce que j'appellerai ``la philosophie IREM2. Celle-ci s'incarne en un travail ``de fourmis" qui, grâce à cette collaboration exceptionnelle entre collègues de divers ordres d'enseignement et chercheurs mathématiciens, née il y bientôt quarante ans, permet de confronter, dans des instituts de statut universitaire, les connaissances, les idées et les pratiques en classe ; on y évite, en général, les polémiques nées, ailleurs, de méconnaissance mutuelles et on y atteint ainsi une bonne qualité d'ensemble des productions. On va peut-être me dire que c'est là un plaidoyer « pro domo » ; c'est justement pour mettre en évidence la découverte que j'ai faite d'un monde conjuguant, malgré la dureté des temps, esprit critique, goût de l'innovation (qu'on songe aux travaux considérables, ces dernières années, sur les emplois divers des TICE - Technologies de l'Information et de la Communication pour l'Enseignement -) et souci de la promotion intellectuelle de tous, que j'ai tenu à préciser « d'où je viens ».

Cette attitude à la fois réaliste et résolue que j'observe dans les IREM, je voudrais la mettre ici en regard de la vision proposée dans des textes récents (parmi d'autres) tels que Les savoirs fondamentaux au service de l'avenir scientifique et technique. Comment les réenseigner3; De l'école et de ce qui fonde la valeur de la culture et du savoir4 ; Enseigner les lettres dans une perspective européenne5 ; Un courriel qui aurait dû rester confidentiel6 . Ces textes partagent la propriété d'avoir comme auteur ou co-auteur Laurent Lafforgue ; certes celui-ci partage nombre des opinions qu'il y exprime avec d'autres penseurs, en particulier des scientifiques, comme lui de grande renommée, ou avec des groupes de réflexion animés, eux aussi, par l'ardente volonté d'améliorer l'enseignement dans ce pays (je citerai en particulier le GRIP7) ; si je mets ces textes en exergue, c'est parce que la personnalité de leur auteur, qui est le plus récent récipiendaire français de la médaille Fields, ainsi qu'un événement politique récent (sa démission, peu après sa nomination, du Haut Conseil de l'Education8) ont attiré l'attention sur ses positions ; de plus il a manifesté un souci d'explication (voir ses nombreuses contributions aux débats qui ont suivi, sur le site de la Société Mathématique de France9, la parution de Les savoirs fondamentaux ...) et une préoccupation de mise en cohérence de ses attitudes sur l'école et sur le savoir (s'agissant de divers niveaux d'enseignement et de plusieurs disciplines, en particulier le français) qui ne peuvent qu'inciter au débat.

Ces textes ont tout d'abord en commun de se réclamer d'un humanisme, incarné en particulier par ``l'école de la république", dont les valeurs se seraient perdues dans l'école d'aujourd'hui ; au nombre de ces valeurs disparues on trouve la valeur de la connaissance rationnelle, du savoir et de l'étude ...la valeur incommensurable du langage ...la confiance en la liberté de l'homme ...dès lors que l'instruction confère les moyens de la liberté intellectuelle. L'abandon supposé de ces valeurs irait de pair avec la perte de capacités de base, par exemple en lecture, en calcul et, plus généralement, une impréparation intellectuelle générale de la jeunesse. Dans tous les textes que j'ai cités, il n'est pas de mots trop durs pour qualifier ce constat et Laurent Lafforgue écrit que l'insuffisance, à son avis, de la prise en compte, par le président du Haut Conseil de l'Education, des vraies responsabilités de cet état de choses l'a plongé dans le désespoir (et on ne peut qu'être convaincu de sa sincérité) : système éducatif public en voie de destruction totale, enseignement (du français ...) à la dérive, destruction de l'école et des principes qui la fondaient ... Or l'histoire de l'éducation est jalonnée d'épisodes de mutations qui, à chaque fois, ont suscité l'inquiétude d'une fraction des penseurs de l'époque, pour qui la mise en retrait de compétences jusqu'alors essentielles paraissait attentatoire à leur vision même de l'être humain à former et masquait l'émergence de capacités autres, peut-être plus nécessaires à l'homme nouveau de leur temps. Pour prendre ici, dans le champ des mathématiques, un exemple un peu caricatural, je relèverai une phrase de Les savoirs fondamentaux ... : L'apprentissage de l'algorithme manuel d'extraction de la racine carrée nous paraît encore un excellent exercice, même si son intérêt pratique est aujourd'hui assez faible ; j'opposerai à ce conseil un passage extrait d'un article de Sylviane Gasquet10 : L'éducation numérique exigerait une formation des enseignants et du temps supplémentaire. Mais alors, faut-il garder tout le ``savoir compter" d'il y a vingt ans ? Par exemple, faut-il continuer à imposer l'apprentissage de la division ``à la main" ? ... L'école doit oser s'adapter : économiser le temps que le progrès permet dans les opérations et s'attarder sur la genèse des calculs ... Il va sans dire que personnellement je me situe ici plutôt du côté de Sylviane Gasquet et que, sur les différents aspects de l'enseignement du calcul (ses modalités : aidé, posé, mental ; son bon usage dans les problèmes ...), les IREM ont participé à des réflexions poussées que l'on ne saurait passer sous silence dès que, en tant que mathématicien, on s'attaque à ce problème11.

Mais ce qui se passe aujourd'hui va bien plus loin qu'une classique querelle des anciens et des modernes. Il y a un second volet à la pensée de Laurent Lafforgue et de ses divers co-auteurs : la description d'Apocalypse12 qu'ils nous offrent, avec de nombreux témoignages d'enseignants de terrain à l'appui (et, là encore, je ne mettrai pas en doute la réalité des souffrances et des déceptions qui s'y expriment) renvoie à une explication sinon unique, du moins dominante : la prise du pouvoir, dans la machine de l'éducation nationale française, par une minorité de personnes influentes bloquées dans leurs a priori idéologiques et incapables de reconnaître leurs erreurs ; se réclamant pour l'essentiel des Sciences de l'Education, ces cinglés seraient totalement ignorants de la réalité des capacités des enfants ou des adolescents, tantôt les sous-estimant (d'où des manques criants dans les apprentissages), tantôt les sur-estimant (d'où des fractions de programmes irréalistes). A l'époque du succès que l'on sait de l'ouvrage « Da Vinci code », des scientifiques responsables devraient pourtant se méfier de la``théorie du complot" et de l'évocation d'une quasi « société secrète » ! Les évolutions des programmes et instructions depuis environ le milieu du XXème siècle (période qui marquerait le début des innovations pédagogiques malencontreuses avec l'introduction de la méthode globale d'apprentissage de la lecture et, quelques années plus tard, l'arrivée des mathématiques modernes) me semblent marquées par des hésitations, des allers et retours, des fonctionnements en parallèle de plusieurs modalités, qui ont pu certes se révéler troublants pour les enseignants et préjudiciables pour les élèves, plutôt que par la prééminence d'une coterie dont la main invisible aurait fixé une ligne idéologique. Et les témoignages abondent de la part des auteurs de programmes ; on lira par exemple, dans le cadre des débats sur le forum de la SMF, déjà cité, ceux des présidents des groupes d'experts ayant élaboré, autour de l'an 2000, auprès du Conseil National des Programmes - instance récemment dissoute -, les programmes de mathématiques et de sciences physiques actuellement en vigueur dans les lycées généraux13 ; ceux-ci manifestent clairement que les considérations disciplinaires, le souci de la coordination entre disciplines et la préoccupation des potentiels d'assimilation des élèves primaient sur toute « théorisation » en termes de didactique.

Ceci ne signifie pas que l'influence fut nulle des différentes écoles en sciences de l'éducation ou en didactique. Je ne m'aventurerai pas ici sur le terrain du débat relatif à l'apprentissage de la lecture14; ce ne sont ni ma qualité d'ancien élève d'école primaire (je me souviens d'avoir appris à lire facilement par la méthode syllabique « pure » ; et alors ?), ni ma qualité d'ancien père d'élèves, ni ma qualité de mathématicien qui peuvent m'autoriser à exprimer publiquement mes sentiments personnels - j'en ai, comme tout le monde ! - sur un sujet technique aussi délicat et où, à côté de « témoignages » négatifs, on peut en trouver d'autres positifs. J'adopterai la même prudence en ce qui concerne les exigences sur le bon emploi de la langue française, tout en affirmant bien haut combien celui-ci me paraît important pour l'enseignement des mathématiques et en regrettant que mes étudiants aient toujours souffert (avec certes une aggravation au fil du temps) de faiblesses relatives à la distinction des différentes formes de discours, de leurs vocations respectives et de leurs exigences propres 16. En revanche je me suis efforcé d'observer, sans en être personnellement spécialiste, les thématiques et les apports de la didactique des mathématiques15, domaine vivant, traversé de courants divers, lieu à la fois de théories parfois controversées et de production de grilles d'analyse favorisant la compréhension des phénomènes de transmission des connaissances dans notre discipline ; les IREM sont l'un des points d'appui de cette discipline mais la grosse majorité des travaux des IREM et des autres centres de réflexion que j'ai déjà évoqués sont réalisés sans qu'il y soit fait de référence explicite ; on ne saurait donc incriminer les didacticiens pour les difficultés rencontrées dans l'enseignement des mathématiques.

Car des difficultés, il y en a, et graves, et qui à la fois exigent des analyses plus fines que celles fondées principalement sur le constat brut du déclin et méritent des recherches, en vue de correctifs, plus élaborées que celles qui consistent, pour une bonne part, à prôner un retour à un passé idéalisé.

Un premier niveau d'analyse consiste en l'étude approfondie de tel ou tel point des cursus, la mise en évidence des obstacles rencontrés à cet égard par les élèves, l'élaboration de propositions alternatives en matière de contenus ou de méthodes (création de Laboratoires de Mathématiques, usage des TICE - par exemple pour des collaborations entre classes - ...) et enfin la confection d'outils (articles, ouvrages, logiciels ...) à la disposition des enseignants pour dépasser autant que faire se peut ces obstacles et s'informer de ces propositions alternatives. Une large fraction de la communauté enseignante mathématique est impliquée dans ce processus d'explication, de commentaires et de critiques, étayé par de nombeuses initiatives (concours, rallyes, réseaux de classes ZEP16 ...) au sein de différentes instances entre lesquelles sont tissées des relations étroites : les IREM bien sûr, dont la structure en réseau se prête particulièrement à ce travail, mais aussi l'APMEP17, la CFEM18, les syndicats, des associations telles que ANIMATH19, SESAMATH20 (on pourrait en indiquer bien d'autres). Sur un plan plus institutionnel, on peut citer les publications ou rapports de la CREM21, de l'Académie des Sciences (par exemple dans l'avis qu'elle a formulé en 2004 à la demande de la Commission Thélot22), du HCéé (instance récemment dissoute)23 ou encore de l'INRP24dont l'action monte en puissance, dans les mathématiques, avec la création, en cet automne 2005, du site MathEduc, qui a suscité la présente contribution et a pour vocation de faire communiquer des communautés de chercheurs en mathématiques et en didactique et des enseignants. Certains documents ont pour vocation de présenter des possibilités (et non des directives) de travail sur l'existant ; tel est le cas des textes d'accompagnement des programmes rédigés sous l'égide des GEPS25 et diffusés par la DESCO (Direction des Enseignements Scolaires, Ministère de l'Education Nationale26) ou des recueils d'exercices élaborés par l'Inspection Générale de Mathématiques (même canal de diffusion). Mais, à l'occasion de certains autres de ces travaux, peuvent aussi se développer des mises en cause souvent radicales de tel ou tel aspect des programmes actuels, rejoignant parfois des dénonciations exprimées par Laurent Lafforgue et ses co-auteurs. De nombreux exemples de cette clairvoyance pourraient être donnés ; nous n'en retiendrons qu'un, issu du rapport de l'Académie des Sciences précité (juillet 2004), qui, dans son langage par nature mesuré, parle à propos de la classe de sixième de proportion notable d'élèves en situation d'échec durable et demande instamment que soit plus sérieusement pensée et organisée l'articulation des mathématiques avec les autres disciplines (au premier rang desquelles elle met le français).

Mais on sait que les programmes sont le fruit de compromis, par essence toujours insatisfaisants, où les rénovations les plus nécessaires aux yeux de certains (par exemple les ouvertures des mathématiques sur le monde extérieur, parfois qualifiées de ``modélisations", et plus ou moins adroitement tentées par des procédures telles que ``Itinéraires De Découvertes", ``Travaux Pluridisciplinaires Encadrés"27) se heurtent à de nombreuses inerties28. Sans doute ces compromis aboutissent-ils parfois à de regrettables abandons d'exigences mais ils permettent aussi des avancées longtemps retardées (qu'on permette au statisticien que je suis de dire qu'il trouve bien venue l'initiation à la simulation introduite récemment en classe de seconde des lycées généraux). Les accusations d'incohérence, de saupoudrage, qui ont été proférées contre ces programmes trouvent là leur origine, quoique nombre d'enseignants les trouvent hypertrophiées. Et une autre accusation, celle d'irréalisme, devrait, à mon sens, viser bien plus le manque de moyens (en taux d'encadrement, en horaires - considérablement malmenés depuis une dizaine d'années en mathématiques - , en formation continue des enseignants ...) que le contenu des programmes. Il n'en reste pas moins que ceux-ci sont sans doute largement perfectibles ; les mises en chantier raisonnées menées en divers lieux peuvent y contribuer. Mais conférer à la réflexion sur les programmes un rôle tout à fait prioritaire face à celles sur les moyens et méthodes ou sur le cadre dans lequel se situe l'école me semble relever d'une illusion d'optique29, braquant en particulier exagérément les projecteurs sur la situation française et négligeant les éléments d'information et de ``relativisation" que peuvent nous fournir des comparaisons internationales30.

En effet un second niveau d'analyse est indispensable et je m'étonne qu'il ait été si peu abordé par nos censeurs de l'enseignement d'aujourd'hui, qui se réclament pourtant de valeurs humanistes. C'est le niveau politique et social. L'école n'est pas une île dans la société ; de graves événements récents en France (j'écris ce texte à la fin de l'année 2005) nous l'ont rappelé. Les enfants et adolescents sont l'objet de nombreuses sollicitations extra-scolaires qui interdisent que l'école soit pour eux ce lieu privilégié d'accès à la connaissance et à la sociabilité qu'elle fut dans l'âge d'or évoqué par certains, tant au niveau du primaire (pour le peuple) qu'au niveau des lycées (y compris leurs classes primaires, pour la bourgeoisie), avec ses procédures (efficaces, mais par nature portant sur de petits nombres) de promotion des enfants du peuple les plus ``méritants". Leur écoute de la parole du maître est contrebalancée par celle de la télévision (le nombre d'heures consacrées à la seconde se rapprochant dangereusement, chez certains, de celui dévolu à la première). La culture propagée par le maître entre en concurrence défavorable avec celle retransmise par le milieu ambiant (qu'il s'agisse de musique, de fringues ... ou d'électronique). Le goût désintéressé de l'épanouissement individuel (artistique, scientifique ...) à travers l'effort, que le maître voudrait inculquer, se heurte à l'attitude ``consumériste" des familles, et donc aussi des jeunes (je pense qu'on peut trouver là pour une bonne part, plutôt que dans des intentions a priori des concepteurs des programmes, l'origine du ``bachotage" qui vicie tant la bonne compréhension de la nature du raisonnement mathématique, largement évacué dans la pratique de la classe au profit des exercices types pour les examens31). Enfin toute une partie de la population scolarisée, en situation de handicap linguistique important ou de difficulté sociale profonde, ne peut pas se reconnaître dans le monde que lui propose l'école, avec ses codes, ses contraintes et ses perspectives d'accomplissement jugées hélas peu crédibles, voire même en vient à se sentir l'objet d'un processus d'exclusion de ce monde. Sans rejeter pour autant ces codes, ces contraintes et ces perspectives, je vois là, pour ma part, une raison essentielle pour laquelle notre école a largement failli à son rôle de promotion sociale, comme ceci est vivement dénoncé par exemple dans Les savoirs fondamentaux32 ...

Pareil constat peut sembler laisser peu de champ à l'action au sein du champ scolaire. Peut-être a-t-il au contraire, dans ce champ, conduit à certains renoncements sujets à discussion. Ainsi, s'agissant du français (et sans déroger à ma volonté de ne pas m'aventurer ici sur des débats hors de ma compétence sur l'amoindrissement des rôles des dictées, de la grammaire ``classique", de la fréquentation des textes littéraires ...) j'exprimerai une conviction de nature politique, qui est que tout abaissement des niveaux d'exigence dans l'usage de la langue (parlée, écrite, manipulée sur internet) est préjudiciable à tous les jeunes, et surtout à ceux qui sont le plus en difficulté. S'agissant des mathématiques, j'aimerais pouvoir souscrire au passage suivant dans Les savoirs fondamentaux ...: la massification de l'enseignement ...était sans doute souhaitable ; mais elle a, hélas, été mal gérée et nous sommes convaincus, quant à nous, qu'il aurait été parfaitement possible de la mener à bien sans pour autant dévaluer la qualité de l'enseignement ; encore faut-il étayer cette ``conviction" en scrutant ce qu'est cette ``qualité" aujourd'hui exigible et quels outils on devrait mettre en oeuvre pour l'atteindre (je pense par exemple aux discussions sur la progressivité de l'apprentissage de la démonstration, au collège puis au lycée). Pourtant, telle que je la vois, notre école n'a pas renoncé, quoiqu'en disent ses détracteurs, à être tournée vers la transmission de savoirs et les enseignants doivent être soutenus dans cette tâche, qu'ils considèrent à juste titre comme leur vocation première, malgré les conditions éprouvantes dans lesquelles il leur faut fréquemment l'exercer. Un vaste champ d'étude, trop peu exploré encore, s'ouvre donc là, qui porte sur l'action pédagogique confrontée aux sollicitations extra-scolaires. Ici encore les IREM peuvent apparaître comme des pionniers, même si ce thème y est encore très marginal ; je renvoie par exemple au numéro 60 (juillet 2005) de la revue Repères-IREM, consacré aux ``enjeux et finalités d'un enseignement des mathématiques dans une école démocratique", où on trouvera des articles d'auteurs aux conceptions fort différentes, tels Rudolf Bkouche ou Gérard Kuntz.

Notre société étant en crise, son école ne peut que l'être ; la manière dont elle vit cette crise, en particulier s'agissant de l'enseignement des mathématiques, possède en France ses caractéristiques historiques propres et donc ses modes de dysfonctionnement originaux. C'est dans ce cadre que peuvent être menées des études, sans illusions exagérées mais sans catastrophisme paralysant. Notre pays a sécrété à la fois ses propres poisons et ses propres anti-poisons. Au nombre de ces derniers les IREM occupent une place centrale33 ; or leur utilité est actuellement parfois remise en cause, les moyens leur sont de plus en plus chichement comptés, leur spécificité essentielle de réseau national recoupant tous les ordres d'enseignement risque d'être mal reconnue par les pouvoirs. Les lecteurs auront compris que je ne crois pas à la fatalité d'un déclin irréversible de notre institution scolaire, ni de notre enseignement des mathématiques. Encore faut-il que nous ne nous trompions pas de combats et que nous ne laissions pas gâcher nos atouts.


1 Pour une présentation du CS des IREM et de ses missions, on peut consulter son site : http://csirem.univ-mlv.fr

2 L'accès aux productions des différents IREM et des commissions Inter-IREM peut s'effectuer via le ``portail des IREM" : http://www.univ-irem.fr

3 Novembre 2004 ; écrit par 7 membres de l'Académie des Sciences (un physicien, Roger Balian et six mathématiciens, Jean-Michel Bismut, Alain Connes, Jean-Pierre Demailly, Laurent Lafforgue, Pierre Lelong, Jean-Pierre Serre) ; disponible sur le site de la ``Fondation pour l'innovation politique" : http://www.fondapol.com

4 La gazette des mathématiciens, n 105, juillet 2005

5 Le Monde, 4 septembre 2005

6 Placé par Laurent Lafforgue dans sa page web sur le site de l'Institut des Hautes Etudes Scientifiques : http://www.ihes.fr

7 Groupe de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes, dont les travaux sont consultables sur : http://grip.ujf-grenoble.fr ; contacts auprès de J.P. Demailly : Jean-Pierre.Demailly@ujf-grenoble.fr

8 Il y était l'une des trois personnalités désignées par le président de la République

9 http://smf.emath.fr/Forum/TribuneLibre.

10 Savoir compter en 2005, Le Monde, 12 octobre 2005. Sylviane Gasquet fut membre du Conseil National des Programmes

11 Une université d'été entièrement consacrée à ce thème du calcul s'est tenue à Saint-Flour en août 2005, avec le soutien de l'Inspection Générale de Mathématiques

12 Au sens originel du terme, qui est ``révélation" : on nous révèle un état de décomposition dont nous aurions été largement inconscients car ses responsables se seraient ligués pour nous le dissimuler sous des statistiques mensongères, des explications dilatoires et des remèdes en trompe-l'œil (ces derniers termes, en italique, étant extraits d'un rapport du GRIP).

13 Claudine Robert, Lettre ouverte aux sept académiciens, 20 janvier 2005, Jacques Treiner, Lettre ouverte, 10 janvier 2005

14 C'est pourquoi, contrairement à Laurent Lafforgue, je ne suis pas choqué par les instructions des programmes de français de la classe de troisième qui distinguent, pour les ``actes de parole", trois dimensions (locutoire, illocutoire, perlocutoire) ; il y a là, exprimée certes dans une terminologie que s'est forgée la linguistique (comme le font toutes les disciplines) et qui m'était jusqu'ici étrangère, une classification qui, telle qu'elle est expliquée dans ces instructions, m'a semblé pertinente ; quant au succès de sa traduction pédagogique, je n'ai bien sûr aucune vocation à en parler ici

15 La France est reconnue comme un lieu particulièrement productif dans ce domaine : la revue RDM (Recherches en Didactique des Mathématiques), publiée par l'association ARDM (http://www.ardm.asso.fr), a une grande notoriété et, lors de la création du prix international Felix Klein, le premier récipiendaire (en 2004) en a été le français Guy Brousseau

16 Zones d'Education Prioritaire

17 Association des Professeurs de Mathématiques de l'Enseignement Public ; http://www.apmep.asso.fr

18 Commission Française pour l'Enseignement des Mathématiques (branche française de la CIEM) : http://www.cfem.asso.fr

19 http://www.animath.fr

20 http://www.sesamath.net .

21 Commission de Réflexion sur l'Enseignement des Mathématiques, créée en 1998 et présidée successivement par les académiciens Jean-Pierre Kahane et Jean-Christophe Yoccoz ; rapports consultables sur http://smf.emath.fr/Enseignement/CommissionKahane ; les rapports antérieurs à 2002 sont disponibles en librairie : L'enseignement des sciences mathématiques, sous la direction de Jean-Pierre Kahane, éditions Odile Jacob et CNDP, Paris 2002

22 Avis sur l'enseignement scientifique et technique dans la scolarité obligatoire : école et collège. 6 juillet 2004 ; consultable sur : http://www.academie-sciences.fr .

23 Haut Conseil de l'évaluation de l'école : http://cisad.adc.education.fr/hcee

24 Institut National de Recherche Pédagogique : http://www.inrp.fr ; il est co-éditeur, avec Hatier, des manuels de la collection ERMEL, ouvrages de référence pour l'enseignement dans le premier degré

25 Groupes d'Experts des Programmes Scolaires, aujourd'hui dissous

26 http://eduscol.education.fr

27 Objets nouveaux sur lesquels en peu d'années la contribution des IREM a été considérable et risque de rester en partie lettre morte à cause des replis ordonnés par le ministère.

28 Je cite à nouveau l'article de Sylviane Gasquet dans Le Monde du 12 octobre 2005 : Trois ans passés au Conseil National des Programmes m'ont convaincue que les responsables de l'Education étaient eux-mêmes pétrifiés sur le socle de leur scolarité passée. Cette ``pétrification" n'est-elle pas le lot de nombre d'autres intervenants dans ces débats ?

29 Me paraît emblématique de cette position le passage suivant extrait du texte du GRIP du 10 octobre 2004, Eléments d'analyse du prérapport Thélot, contre-propositions : ``A l'opposé du discours hégémonique qui structure et pilote l'appareil éducatif en s'appuyant sur des considérations sociologiques, sociétales ou managériales qui privilégient les facteurs exernes à l'école, sur lesquels il est impossible d'agir et auxquels il ne reste plus qu'à s'adapter, l'analyse du GRIP est que le médiocre rendement de notre enseignement ... s'explique avant tout par la disparition de programmes cohérents et de progressions construites

30 Tout en exprimant des réserves sur l'organisation de l'évaluation PISA, pilotée par l'OCDE, et sur l'exploitation médiatique à laquelle elle a donné lieu, on peut relever que les jeunes françaises et français de 15 ans n'y sont pas trop mal placés (un peu au dessus de la moyenne internationale), compte tenu de l'écart entre nombre des questions posées et celles auxquelles ils sont habitués

31 L'introduction au baccalauréat de la ``Restitution Organisée des Connaissances" (ROC) a été présentée comme un effort pour contrebalancer cette tendance. Certains IREM se sont intéressés aux chances de voir cet effort connaître un certain résultat ; l'étude menée par celui de Strasbourg a été publiée dans Repères-IREM (n 59, avril 2005, 61-68)

32 Pour la pertinence de l'indicateur proposé dans ce texte ``des 7 académiciens" relativement à cette ``faillite", et une réflexion statistique sur ce thème, on lira avec intérêt les notes de Claudine Robert dans la tribune libre de la SMF

33 Je me suis réjoui de les voir cités comme des structures très utiles tant dans les documents de la CREM que dans Les savoirs fondamentaux ... ou encore dans le texte du GRIP relatif au prérapport Thélot.

 

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