Quel type de mathématiques pratiquer en début d’école primaire ?
Mots-clefs : école, nombres, modélisation, algorithmes, formation, didactique
Gérard Sensévy
Professeur des universités
Université de Bretagne Occidentale IUFM
Un exemple du travail didactique
L’introduction de cette intervention consiste dans un extrait du projet ACE (Arithmétique et compréhension à l’école primaire) : « Un exemple concret d’une séquence d’apprentissage conçue par la recherche et mise en Å“uvre en cycle 2 : la recherche du terme inconnu d’une somme (Brousseau1, 1998) »
Depuis le début des années 1970 jusqu’à la fin des années 1990, Guy Brousseau et son équipe ont fait vivre le COREM (Centre d’Observation et de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques). Il s’agissait alors de construire des ingénieries didactiques qui concernaient l’ensemble des mathématiques enseignées à l’école primaire, et de les mettre en Å“uvre dans des classes, dans une école primaire particulière (l’école Michelet de Talence), au sein de laquelle les professeurs étaient associés au projet. L’implémentation de ces séquences d’enseignement était produite sous le « contrôle » scientifique de Brousseau et son équipe, ce qui signifie que très régulièrement (une fois par semaine), des séances étaient filmées, puis visionnées et commentées par l’équipe des chercheurs et les professeurs de l’école. Cette analyse continue, à la fois conceptuelle et pratique, des ingénieries élaborées, a permis leur raffinement, dans une démarche à la fois théorique (une vingtaine de thèses soutenues2) et pragmatique, au sens où certaines formes d’enseignement pertinentes et efficaces ont pu être stabilisées pour de nombreux domaines des mathématiques élémentaires. L’ensemble de ce matériau (films et documents papier associés) est aujourd’hui conservé au sein de la base de données ViSA (Vidéos de Situations d’enseignement-Apprentissage).
Les dispositifs conçus et mis en Å“uvre au COREM ne sauraient être simplement transposés à la pratique « ordinaire » : d’une part, ils étaient appropriés et mis en Å“uvre par des professeurs continument formés, sur plusieurs années, par l’équipe des chercheurs ; d’autre part certains aspects des recherches récentes, présentés ci-dessus, n’avaient pu être pris en compte dans l’élaboration des ingénieries. Toutefois, il semble possible de s’inspirer avec profit de certaines des ingénieries mises au point au COREM pour élaborer les séquences d’enseignement qui constituent l’objectif premier de ce projet.
Une situation et ses déclinaisons
Pour préciser cela, on peut considérer rapidement l’ingénierie de recherche du terme inconnu d’une somme. Ce dispositif fait l’objet d’une analyse théorique (Brousseau, 1998, pp. 304-305, Brousseau & Warfield, 1999) au sein de laquelle l’activité mathématique du professeur et des élèves est présentée de la manière suivante : « Habituellement les enseignants présentent les savoirs qu’ils veulent enseigner comme des réponses à des questions, peut-être pour éviter le dogmatisme. Mais ils se focalisent habituellement sur l’enseignement de réponses, les questions n’étant là que pour les introduire et les justifier. De plus, ces réponses sont rarement des relations ou des assertions, qui pourraient garder un sens même en étant isolées, ce sont essentiellement des procédures dont les questions introductives sont étroitement assujetties à accompagner l’acquisition progressive. Détachés de leur contexte, les algorithmes deviennent des réponses acquises pour des questions à venir sur lesquelles on ne sait pas grand chose ». Brousseau précise ensuite que l’enseignement fondé sur la situation de recherche du terme inconnu d’une somme a pour but « de faire passer les questions du domaine de l’enseignant à celui de l’élève, d’enseigner les questions autant que les réponses, et autant que possible d’enseigner les connaissances avec leur sens ».
L’apprentissage est ainsi organisé autour d’une même situation de base, qui va se répéter un grand nombre de séances, tout en évoluant. Il s’agit du « jeu de la boîte ». Le professeur dispose d’une boîte cubique en plastique opaque, relativement grande. Cette boîte contient des pièces de type « Bloc Logiques » (entre une dizaine et une centaine). Le « jeu » consiste toujours à dire combien la boîte contient de pièces d’un type donné. Par moments ce nombre ne peut être connu sans un comptage effectif, à d’autres moments il est possible de le prévoir par un calcul sur les renseignements connus. Dans cette perspective, le signe d’une certaine connaissance de la soustraction sera justement de savoir finalement quand et comment il est possible de déterminer ce nombre. Cette détermination sera liée au repérage des situations que le jeu de la boîte peut modéliser.
Cette situation a donné lieu à une séquence d’enseignement de dix-huit séances, au CE1, mise en Å“uvre plusieurs années d’affilée au COREM. Cette séquence a été récemment reprise par une équipe de didactique des mathématiques (Serge Quilio et Alain Mercier, de l’UMR ADEF), au sein d’une école de ZEP marseillaise. Cette dernière recherche a permis une première problématisation des contraintes pesant sur la transposition d’un dispositif étroitement contrôlé par les chercheurs travaillant en étroite coopération avec les professeurs (COREM), vers une implémentation dans des classes « ordinaires », par des enseignants travaillant en ZEP. Elle a en particulier fait prendre conscience du type d’accompagnement des professeurs que requiert ce type de dispositif, et du type de formation qu’il est nécessaire de penser pour que les caractéristiques conceptuelles de la séquence soient conservées.
Telle qu’elle a pu être mise en Å“uvre concrètement, la séquence nous paraît prendre en compte les éléments nécessaires à la conceptualisation mathématique que nous appelons de nos vÅ“ux :
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elle permet de systématiquement travailler l’approximation (les élèves prennent par exemple conscience que si l’on a 25 objets dans la boîte et qu’on veut la remplir pour qu’elle en contienne 42, on devra ajouter certainement plus de 5 (10) objets, mais moins de 40 (30) objets. Les représentations de type analogiques approximatives peuvent être ainsi méthodiquement travaillées, pour, en particulier, une meilleure appropriation du système de numération ;
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elle favorise la découverte progressive de propriétés sémantiques (par exemple celle de distance) qui peuvent unifier des questions tout à fait différentes du point de vue de l’élève (j’ai 25 objets dans la boîte, combien faut-il que j’en ajoute pour obtenir 42 ? ; j’ai 42 objets dans la boîte, j’en enlève 25, combien en ai-je maintenant ? Etc.) ;
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elle place au centre de l’activité mathématique de l’élève et de ses conceptualisations une relation forte à la référence, la soustraction apparaissant comme le moyen unique de modéliser des actions pourtant tout à fait différentes phénoménalement. Dans une perspective d’élémentation, il s’agit là d’une conception des mathématiques appropriée pour les apprentissages futurs, non seulement en mathématiques, mais encore en sciences ;
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enfin, la séquence ainsi conçue peut reposer sur des systèmes de représentation divers, pré-algébriques, dont le travail peut ensuite permettre le recodage systématique et le contrôle sémantique des algorithmes produits.
Il est à noter que la séquence évoquée ici est plutôt adaptée au CE1, mais les principes généraux qui la fondent laissent penser que sa réorganisation conceptuelle et pratique en direction du CP, dans la perspective dégagée au sein de l’ensemble des points qui précèdent, pourrait être particulièrement fructueuse.
La définition d'une progression
Sur la base de cette petite analyse, on peut produire quelques catégories normatives qui peuvent aider à élaborer des progressions.
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Construction du nombre
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a) Composition / décomposition (3 + 4 = 3 + 3 + 1 ; 8 + 5 = 8 + 2 + 3)
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b) Numération décimale (24 = 20 + 4 = 10 + 10 + 4)
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c) Approche topologique des nombres, approximation (il y a plus de 3 Ã 50 que de 17 Ã 25 ; 53 est plus proche de 50 que de 60).
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Les mathématiques comme modélisation
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a) Les mathématiques fournissent des modèles pour penser le réel (par exemple, je peux désigner un nombre par une écriture additive (une somme) et le comparer à d’autres).
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b) Les modèles permettent de considérer comme équivalentes (différentes) des situations spontanément considérées comme différentes (équivalentes). Ils introduisent ainsi une « sémantique propre » dans la réalité.
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c) Le rapport à la référence (si un modèle mathématise la réalité, celle-ci peut / doit toujours faire référence) doit sémantiser la syntaxe du modèle.
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Les mathématiques dans les systèmes de représentation
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a) Faire des mathématiques, c’est produire des systèmes des représentations (des formes symboliques).
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b) Ces systèmes de représentation peuvent / doivent toujours être ramenés à ce qu’ils dénotent.
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Faire des mathématiques, c’est écrire des mathématiques.
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La question des algorithmes
Je pose l’hypothèse que le travail des algorithmes doit constituer une manière spécifique de travailler le numérique. L’idée pourrait consister à faire vivre les opérations mathématiques au moyen de techniques de composition/décomposition, et de bâtir des rapports systématiques entre « exécution d’algorithmes » et des compositions / décompositions afférentes. Par exemple, mettre en rapport l’addition en colonne de 24 et 38 avec l’écriture 24 + 38 = 20 + 30 + 8 + 4 = 50 + 12 = 62.
L’idée consiste à rendre les élèves toujours capables de dénoter les signes qu’ils écrivent.
Les algorithmes sont précieux dans leur efficacité et dans leur faculté à cristalliser des mathématiques, mais ils peuvent être foncièrement contre-productifs s’ils oblitèrent le rapport à la référence.
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La question générale de la didactification de telles situations
Le travail fondamental de Brousseau met en évidence les risques majeurs liés à l’institutionnalisation prématurée des moyens de résolution des problèmes. Chez beaucoup de professeurs, la « détection » d’une proto-technique de résolution d’un problème peut amener à précipiter la réification de cette proto-technique, au détriment de l’appropriation des mathématiques auxquelles ce moyen de résolution peut ouvrir (cf. exemples dans le cas de Gaël).
L’importance cruciale de la formation
L’analyse de le complexité épistémique (mathématique) et didactique de l’enseignement et de l’apprentissage des premiers éléments de l’arithmétique fait accorder une importance fondamentale à la formation des professeurs et aux ressources à partir desquelles on peut organiser cette formation.
Il s’agit bien de rendre les professeurs capables d’un rapport de première main profond et subtil aux savoirs, et d’une concrétisation de ce rapport au sein de dispositifs didactiques.
Il faut radicalement révoquer en doute l’idée de « progressions clés en mains » que tout professeur pourrait mettre en Å“uvre, pour lui substituer celle de progressions dont l’efficacité repose sur la qualité de l’étude que le professeur pourra en produire, au sein de collectifs appropriés de chercheurs et de professeurs, sur le fond de systèmes de ressources organiquement pensés à cet effet.
Notes :
1Pour plus d’informations sur la recherche de G. Brousseau :
http://pagesperso-orange.fr/daest/Pages%20perso/Brousseau.htm
2Pour la plupart sous la direction de Guy Brousseau