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Des nombres "vivants" ? Digression sur la vie des nombres.

Dernière modification 01/03/2012 09:48

Mots-clefs : nombres, problèmes, collège

Pierre Arnoux

J'ai dit l'autre jour que, pour beaucoup d'élèves, les nombres étaient "morts" et ne parlaient pas. Ce n'est pas tout à fait le bon mot: dire que les nombres sont morts semblent suggérer qu'ils ont été vivants, et qu'on les a tués; mais la réalité est que, pour ces élèves, les nombres n'ont jamais été vivants. Plus que de nombres morts, il faudrait parler de nombres inertes, qui n'entrent naturellement dans aucun processus, et qui s'opposent à des nombres vivants ou actifs, qui sont en relation avec d'autres nombres et d'autres concepts, et qui sont le point de départ spontané de divers processus mentaux.

Mais qu'est-ce qu'un nombre vivant? Un cas extrême est représenté par certains autistes, pour qui chaque nombre a une couleur et une personnalité particulière, et qui connaissent directement les nombres premiers jusqu'à un rang élevé. Comme cela est bien connu, cela leur permet une efficacité dans le calcul particulièrement remarquable. On peut rapprocher ce mode de fonctionnement du "palais de mémoire" de Matteo Ricci, qui savait développer sa mémoire en construisant dans son esprit un palais avec diverses pièces dans lesquelles il rangeait ses souvenirs d'une façon très organisée, rattachant chaque fait à mémoriser à des sentiments et des émotions qui lui permettait de s'en souvenir de façon particulièrement efficace. Dans les deux cas, au lieu d'avoir une simple collection d'objets inertes, on a de multiples relations par lesquelles chaque objet entre en contact avec de nombreux autres.

S'il n'est évidemment pas question de vouloir transformer tous les élèves en autistes savants, il serait utile de les aider à rendre les nombres actifs. Plutôt que de donner une définition abstraite, je préfère vous donner quelques exemples de nombres vivants.

Il y a des nombres tristes, avec lesquels on ne peut pas faire grand chose; par exemple, 47. Une fois qu'on a dit que ce nombre est premier, on ne peut plus en dire grand chose (ou plutôt, je ne sais pas en dire grand chose; d'autres sauraient peut-être…). 46 n'est pas beaucoup plus intéressant: il est évidemment pair, et, tous ses chiffres étants pairs, on voit immédiatement que 46=2x23. Et on s'arrête là (pour moi au moins!).

 

 

 

Mais pas très loin, il y a 49. C'est un nombre beaucoup plus intéressant : c'est un carré, qu'on peut visualiser assez bien par un carré de côté 7, carrelé par des petits carreaux unités. Il est aussi très proche de 50; or 50, à un détail près d'ordre de grandeur, c'est 1/2; donc racine de 50, c'est un peu plus de 7 (et racine de 1/2, c'est un peu plus de 0,7). Il s'en faut de 1 près. Comme 2x7x7 c'est 98, 2x7x0,07 c'est 0,98, c'est-à-dire à peu près 1. Donc si, à ce carré carrelé dont je parlais tout à l'heure, on rajoute une bordure de 0,7, on obtient pratiquement un carré de talle 50.

Plus exactement, on a le carré initial, de taille 49, les deux rectangles de bordure, de taille 7x0,07=0,49 chacun, donc de taille totale 0,98, et le petit carré de côté 0,07x0,07=0,0049. Ca fait 49,9849, un nombre tout rempli de 49, qui est vraiment proche de 50. Racine de 1/2, c'est donc 0,707. Nombre remarquable, le seul dont l'inverse soit le double: racine de 2, c'est donc 1,414.

 

Ca se voit bien aussi si on prend une feuille avec quadrillage à petit carreaux, et qu'on trace un cercle de rayon 10 carreaux, et le carré de côté 7 carreaux ayant un sommet au centre du cercle: on voit le cercle passer tout près du sommet opposé du carré. Un triangle de côté 7,7,10 est presque rectangle (son angle au sommet fait 90,73 degrés, c'est à peine visible que ce n'est pas droit). Ce cercle passe d'ailleurs par d'autres points intéressants; puisque 6^2+8^2=100, il passe exactement par le point de coordonnées (8,6), et puisque 9^2+4^2=97, il passe assez près du point (9,4), comme on le voit sur le dessin. Sur un quadrillage, les 7 points ainsi obtenus { (10,0), (9,4), (8,6),(7,7),(6,8),(4,9),(0,10)} permettent de tracer à main levée un cercle tout à fait acceptable.

De façon un peu plus délirante, 49 est le seul carré à deux chiffres qui soit formé en juxtaposant 2 carrés à un chiffre, 4 et 9. Il y a d'autres carrés qui sont formés en juxtaposant 2 carrés, par exemple 169 ou 361 (on ne compte pas ceux qui finissent par 00, c'est trop facile!), mais fort curieusement, le seul carré parfait de 4 chiffres que l'on peut former en juxtaposant deux carrés parfaits à deux chiffres, c'est le "carré fantaisie" de 49, 1681=41x41… Le dessin de 49 comme un carré se décompose comme un oignon, et nous montre le carré précédent 49=36+13, et de proche en proche 49=1+3+5+7+9+11+13, immédiatement visible sur le dessin :

Juste avant 49, il y a 48, qui est aussi intéressant. Si on reprend le carré de côté 7, et qu'on lui retire un carreau unité, il reste un rectangle 6x7 et un autre 6x1, qu'on peut réarranger en 6x8 :

Evidemment, c'est 49-1=7x7-1x1=(7-1)(7+1)=6x8. De la même façon, on a 45=49-4=5x9.

48, c'est bien sûr aussi 2 jours, c'est-à-dire 2x24, et 4x12. Après la suite des puissances de 2: 1,2,4,8,16,…. il y a la suite des doubles de 3 : 3, 6, 12, 24, 48, 96, 192, 384, 768, que l'on retrouve d'ailleurs dans la suite des puissances de 2, à partir de 256. On la retrouve aussi dans de nombreux calculs de durée, par exemple dans la service des enseignants chercheurs (service standard: 192, demi-service 96…); ce n'est pas pour rien: c'est supposé correspondre à 6h par semaine sur deux fois 16 semaines; en réalité, cela correspond plutôt aujourd'hui à 8h par semaine sur 2 fois 12 semaines, et ces propriétés arithmétiques expliquent probablement pourquoi les semestres universitaires tendent vers 12 semaines…

Pour continuer dans le temps, 48, c'est aussi 4/5 d'heure, c'est-à-dire 0,8x60 minutes, tandis que 45 c'est 3/4 d'heures.

On pourrait continuer comme cela indéfiniment; l'important, c'est que si les nombres que l'on connaît sont vivants, alors une fraction comme 45/60, par exemple, ne peut pas rester comme cela; elle fissionne spontanément de multiples façons: comme multiple de 5, en 9x5/12x5=9/12, ou en multiple de 3 en 15x3/20x3, ou directement en multiple de 15 : 3x15/4x15=3/4

Ces propriétés des nombres s'enrichissent progressivement, jusqu'à des choses nettement plus ésotériques; par exemple, il est peu connu que les groupes simples non commutatifs sont directement liés aux mesures du temps; le premier groupe simple, A5, est le groupe du dodécaèdre; il est d'ordre 60, (pour fixer une position du dodécaèdre, il faut d'abord dire où va la face de base --12 possibilités--, et ensuite voir comment on tourne ce pentagone --5 possibilités--, donc 5x12; ou encore, fixer l'un des 20 sommets, puis déterminer où va l'arête correspondante, donc 3x20). Ces 60 correspondent à la mesure de temps de base, 60 minutes dans une heure (ou 60 secondes dans une minute). Le deuxième groupe simple, PSL(2,F7) est d'ordre 168=7x24, qui est le nombre d'heures dans une semaine. Le troisième, A6, est d'ordre 360=30x12, qui est le nombre de jours dans une année...

On pourrait à partir de là concocter un délire numérologique; il est bien plus raisonnable de remarque que, d'un côté, les contraintes algébriques qui pèsent sur lui font qu'on groupe simple est, soit commutatif d'ordre premier, soit non commutatif et d'ordre fortement composite; de l'autre côté, les mesures de durées sont des nombres conventionnels : il n'y a aucune raison physique de décomposer une heure en 60 minutes ou de faire des semaines de 7 jours; si 'on choisit ces nombres, c'est justement parce qu'ils sont hautement composites, et se prêtent donc bien à toutes sortes de calcul. Et l'année fait à peu près 365 jours, pas 360: si ce dernier chiffre intervient dans de nombreux calendriers, c'est à cause de ses propriétés arithmétiques (12 mois de 30 jours). Il n'est donc pas surprenant que, dans deux contextes où l'on trouve des nombres hautement composites, on retrouve les trois mêmes nombres.

Il n'en reste pas moins que dans ces deux contextes, comme dans bien d'autres, la capacité à faire vivre les nombres est un préliminaire essentiel à toute compréhension.

 

 

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