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Quelles pratiques pédagogiques faut-il éviter à l’école maternelle et au CP ? Les réponses d’une expérimentation menée à l’échelle de la nation

Dernière modification 02/03/2012 18:52

Mots-clefs : nombres, école maternelle, école primaire, psychologie, évaluation

Rémy Brissiaud

Maître de conférence de psychologie

Université Paris 8, Laboratoire Paragraphe

 

Les performances en calcul ont baissé dans la période 1987-1999 et aucune considération d’ordre économique ou sociologique ne l’explique

Des chercheurs de la DEPP (note 08.38 de décembre 2008) ont comparé les performances en 1987, 1999 et 2007 d’un échantillon représentatif des élèves de CM2, en s’appuyant sur les items communs aux différentes passations pour rendre la comparaison possible. Le résultat est très clair : on observe une dégradation des performances très significative entre 1987 et 1999. La moyenne baisse des 2/3 de l’écart-type initial, ce qui est considérable. En revanche, les performances se stabilisent à ce bas niveau entre 1999 et 2007.

Certaines causes peuvent être écartées a priori. Ainsi, les élèves calculent encore bien en 1987 alors qu’on est près de 20 ans après mai 68. Le prétendu laxisme ayant suivi ces évènements n’est pas la cause de la dégradation des performances. Celle-ci n’est pas non plus consécutive à la réforme des « maths modernes » (1970) : 17 ans plus tard, les élèves calculaient encore bien. Par ailleurs, la période pendant laquelle les performances se dégradent (87-99) n’est pas de celles qui voient les moyens accordés à l’école s’amenuiser : il n’y a pas de fermetures de classes, pas de diminution du nombre de jours de travail par semaine, etc. On pourrait penser à évoquer le phénomène de ghettoïsation des banlieues : la condition sociale de certains enfants se dégradant pendant cette période, leurs performances en calcul auraient fait de même. Mais la même étude montre que les performances en calcul des enfants de cadres se dégradent dans les mêmes proportions que celles des enfants d’ouvriers. On pourrait penser à évoquer des phénomènes sociaux tels que le temps passé devant la playstation. Mais la même étude montre que les performances en lecture et dictée ne se dégradent pas entre 1987 et 1997 et on comprendrait mal que le temps passé devant la playstation ait dégradé les performances en calcul et celles-là seulement. Osons poser la question : et si la cause était d’ordre pédagogique ? Cela conduit à comparer les pratiques pédagogiques de la période 1970-1987 avec celles de la période qui suit (1987-2007). En fait, pour une meilleure intelligibilité, nous comparerons les périodes 1970-1986 et 1986-2007 : c’est en effet en 1986 que paraît un texte officiel qui institutionnalise un basculement de la pédagogie du nombre à l’école maternelle.

 

Entre 1970 et 1986 : la période des activités pré-numériques

On doutait à l’époque que les enfants puissent profiter d’un enseignement des nombres avant 6-7 ans et, à l’école maternelle, l’accent était mis sur des activités qualifiées de « pré-numériques ». Les enseignants distribuaient par ex. à leurs élèves des blocs de plastique de formes, tailles, épaisseurs et couleurs différentes et les enfants devaient trouver tous les triangles rouges, puis les triangles rouges épais, etc. En 1977, le ministère publie une circulaire faisant le bilan de 10 ans environ d’expérimentation dans les classes de ce type d’activités[1]. Les mots « nombre », « comptage », « dénombrement », « calcul », etc. n’y figurent pas. Ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, allaient alors dans des GS peuvent attester que l’on n’y comptait pas, qu’il n’y avait pas de file numérique d’affichée et que, plus généralement, il n’y avait aucune trace d’un quelconque apprentissage numérique.

Au CP, l’année commençait elle aussi par des activités pré-numériques. Un ouvrage paru en 1977 a beaucoup influencé la pédagogie de l’époque parce que les professeurs d’écoles normales en ont largement diffusé le contenu : il s’agit d’Ermel CP[2] édition 77 (il y aura une édition 91, radicalement différente). La progression concernant les nombres commence au mois de février (près de 5 mois après la rentrée des classes) par des activités conduisant les élèves à placer dans une même boîte des collections qui peuvent être mises en correspondance terme à terme (des collections de 7, par ex.) Pour désigner la propriété commune à ces collections (le nombre), dès que l’enfant ne connaît pas l’écriture de ce nombre, il adopte un symbole arbitraire : une spirale par ex. L’exemple donné dans Ermel CP 77 est celui du nombre onze. Inutile de dire qu’il n’y avait pas de file numérique dans la classe, qu’on n’y apprenait pas systématiquement à compter, ni à écrire les nombres à ce moment de l’année. Mais peu d’instituteurs utilisaient effectivement cet ouvrage, la plupart utilisaient des fichiers tels que Maths et Calcul chez Hachette (connu aussi sous le nom de son principal auteur : Eiller). Dans celui-ci (édition 77), représentatif des ouvrages de la période, la leçon sur les nombres 1, 2 et 3 se faisait en novembre et le nombre 10 était écrit pour la première fois en mathématiques au mois de février.

Quiconque prenant connaissance de ces informations concernant l’école en France entre 1970 et 1986, s’écrierait : « Avec un enseignement aussi tardif, les élèves ne devaient pas devenir très forts en calcul ! ». L’étude de la DEPP montre qu’au contraire, sur le long terme (en CM2), cette école formait des élèves bien plus performants que celle d’aujourd’hui. En se contentant d’activités pré-numériques à l’école maternelle, on faisait mieux qu’aujourd’hui.

 

Le basculement de 1986 : l’enseignement du comptage et du surcomptage

Dans une circulaire publiée en 1986 concernant l’école maternelle[3], on lit : « Progressivement, l’enfant découvre et construit le nombre. Il apprend et récite la comptine numérique ». Après plus de 15 ans de quasi-disparition de tout apprentissage numérique à l’école maternelle, le changement de point de vue est radical ! D’après R. Palanque (Prépa-Math[4], 1987, p. 65) c’est à la suite de la lecture d’un article d’une psychologue américaine, R. Gelman, qu’une nouvelle équipe Ermel s’est lancée dans une expérimentation sur ces bases radicalement différentes. Les ouvrage Ermel GS[5] 1990 puis Ermel CP[6] 1991, ont suivi. Dès lors, on se met à compter dans les écoles maternelles. Les documents d’accompagnement des programmes de 2002 précisent qu’en PS, les enfants apprennent à dénombrer une collection jusqu’à 5. Dans presque toutes les GS, une file numérique est affichée jusqu’à 30. On compte presque tous les jours les enfants présents, les étiquettes des absents. Quand un enfant ne sait pas écrire le chiffre 8, il compte jusqu’à ce nombre sur la file numérique afin d’en retrouver l’écriture chiffrée. Les programmes pour l’école maternelle de 2008 confortent ce point de vue puisque les enfants, en fin de GS, sont censés être capables de dénombrer une quantité jusqu’à 30 et de lire ces nombres écrits en chiffres. Il faut insister sur ce fait : les programmes de 2008, loin de s’inscrire en rupture avec ceux de 1986 et 2002 concernant la place du comptage dans les apprentissages numériques, confortent et renforcent cette place.

Dans les CP, vers 1990, les files numériques commencent à apparaître sur les murs des classes alors qu’elles étaient auparavant totalement absentes. Cet affichage devient rapidement quasi-généralisé. Et on voit apparaître dans les manuels et les fichiers des leçons où l’on enseigne le « surcomptage » (voir le fichier CP, Collection Pyramides chez Bordas, 1991, par ex). Pour trouver 9 + 5, l’élève apprend à « mettre 9 dans sa tête » et à sortir 5 doigts en égrenant : 10, 11, 12, 13, 14. Il apprend qu’il peut également poser le doigt sur la case 9 de la file numérique, compter 5 cases vers la droite et lire le numéro de la case d’arrivée : 14.

Ce type de séquence extrêmement fréquent aux USA, était totalement absent des manuels français de la période 1970-1986. Rapidement, après 1991, l’usage d’une file numérique pour trouver le résultat d’une addition devient quasi-généralisé parce qu’il est explicitement recommandé dans Ermel CP 1991. Alors qu’entre 1970 et 1986, les élèves n’avaient pas encore écrit le nombre 10 en décembre au CP, dans le fichier Pyramides (1991), au même moment de l’année scolaire, ils disposent d’un moyen pour trouver le résultat de toutes les additions jusqu’à 9 + 9.

Depuis 1986, avec des apprentissages numériques aussi précoces, les élèves devraient devenir bien meilleurs en calcul que leurs prédécesseurs ! L’étude de la DEPP montre que c’est le contraire qui est vrai. On se trouve donc face à un paradoxe : comment se fait-il qu’à une époque où l’école enseignait les nombres et le calcul beaucoup plus tardivement, elle formait des élèves plus performants qu’aujourd’hui ?

 

Pourquoi une telle dégradation : la notion de comptage-numérotage

Rappelons que les travaux de R. Gelman sont à l’origine du basculement de 1986. Vers 1980, elle défendait l’idée que les enfants comprennent de manière innée ce qu’elle appelait les « principes du comptage »[7]. En fait, ces « principes » ne sont rien d’autre que des règles du « comment compter » : il faut respecter l’ordre des noms de nombres (un, deux, trois, quatre…), il faut réaliser une correspondance terme à terme entre les noms de nombre et les éléments, il faut fournir comme réponse le dernier mot prononcé lors du comptage (si j’ai compté : « un, deux, trois, quatre, cinq », le nombre est « cinq »). En psychologie, la théorie de R. Gelman a d’emblée été très critiquée[8]. Aujourd’hui, la liste des faits expérimentaux qui l’invalident est impressionnante[9].

Mais le plus grave est que ces principes, à usage théorique, se soient transformés en principes pédagogiques. Considérons ainsi ce que recommandent les auteurs de l’évaluation GS (eduscol, 2010)[10] pour aider un élève qui échoue à dénombrer une collection en comptant ses éléments. Ils conseillent de lui rappeler les critères d’un « bon comptage ». Ils insistent notamment sur le fait que : « il importe que les élèves pratiquent rigoureusement la correspondance terme à terme entre un nombre dit et un élément ». Ce conseil semble de bon sens. Or, considéré d’un point de vue didactique, il conduit à enseigner une règle du « mal compter » plutôt qu’une règle du « bien compter ». Lorsqu’on enseigne le comptage ainsi, en insistant sur la correspondance 1 mot - 1 Ã©lément, on conduit l’enfant à concevoir les éléments successivement pointés comme « le un, le deux, le trois, le quatre… ». Les mots prononcés sont alors des sortes de numéros renvoyant chacun à un élément et un seul. Or, il faudrait que l’enfant comprenne que ces mêmes mots sont d’authentiques noms de nombres, c’est-à-dire des mots qui désignent des pluralités : « deux, c’est un et encore un » ; « trois, c’est un, un et encore un » ou bien : « trois, c’est deux et encore un ». Enseigner le comptage en insistant sur la règle de correspondance 1 mot - 1 Ã©lément, c’est enseigner ce que j’ai appelé un « comptage-numérotage »[11]. Cela éloigne les élèves les plus fragiles de la compréhension des nombres qui, fondamentalement, résulte de la compréhension de l’ajout itéré d’une unité.

C’est d’ailleurs ce qui avait conduit certains pédagogues « anciens »[12] (ceux intervenants avant la période 1970-2007 qui nous intéresse ici), à prôner une autre forme de comptage, en utilisant un cache, par ex., et en découvrant progressivement les unités :

09-Figure-1

 

 

En comptant ainsi, chacun des mots prononcés est associé à la pluralité correspondante. Dans ce cas, la correspondance terme à terme privilégiée n’est pas celle « entre un nombre dit et un élément » mais celle entre chaque nombre dit et la pluralité des unités déjà énumérées. On peut parler d’une tentative d’enseignement du comptage-dénombrement et non du comptage-numérotage. Le pédagogue rend plus accessible la propriété fondamentale : lorsqu’on compte, on ne prononce le mot suivant qu’après avoir ajouté 1 et chaque mot prononcé exprime le résultat de cet ajout de 1 (en résumé : lorsqu’on compte, le suivant de N est N + 1). Adopter cette forme de comptage, c’est favoriser l’accès à une suite verbale arithmétisée

On s’accorde aujourd’hui pour considérer que l’arithmétisation de la suite des nombres se construit d’abord dans le domaine des 3 à 4 premiers nombres, grâce au subitizing[13]. Même S. Dehaene, qui a longtemps nié la spécificité du subitizing, adopte aujourd’hui ce point de vue théorique[14]. De plus, une recherche récente[15] a prouvé ce dont on avait de nombreux indices depuis longtemps : lorsqu’on enseigne le comptage-numérotage à des enfants qui n’ont pas encore compris de manière approfondie les 3 à 4 premiers nombres, ils apprennent ce qu’on peut appeler un « comptage mécanique », c’est-à-dire un comptage où l’enfant s’efforce de faire ce qu’on lui a dit de faire, sans comprendre qu’il est en train de mesurer la taille d’une collection. Face à une collection de 9 objets, si on lui en demande le nombre, il est capable de les compter et de répondre 9, mais il est incapable de donner 5 objets quand on les lui demande, par ex. L’enfant réussit la tâche « Combien… » parce qu’elle est surentraînée, mais il n’est capable d’aucune généralisation. Le cas de tels enfants est-il marginal ? Dans la même recherche, plus d’un tiers des enfants qui semblent de bons compteurs se révèlent en fait utiliser un comptage mécanique. Encore plus inquiétant : la langue française amplifie vraisemblablement le phénomène[16] (polysémie du mot « un »[17], pluriel mal marqué, etc.)

Le paradoxe de meilleures performances durant la période 1970-1986, alors qu’il n’y avait aucun apprentissage numérique à l’école maternelle, peut dès lors s’expliquer ainsi : l’enseignement des nombres était tardif, peu d’enfants à ce moment tardif n’avaient pas compris de manière approfondie les 4 premiers nombres et, par conséquent, l’école enseignait beaucoup moins un comptage mécanique qui, pour les élèves fragiles, est le début d’un parcours d’échec. Il est en effet très difficile de sortir ces élèves de l’usage d’un comptage mécanique ; mieux vaut qu’ils n’en usent jamais.

 

Pourquoi la dégradation : enseigner le surcomptage masque l’absence de compréhension

Remarquons d’abord que cet enseignement n’a aucune nécessité. En effet, l’élève qui sait que le suivant dans la suite numérique exprime le résultat de l’ajout de 1 (suite arithmétisée) découvre le surcomptage sans qu’on le lui enseigne[18]. De manière générale, mieux vaut éviter son enseignement parce que cela conduit l’enseignant à valoriser en classe cette procédure de surcomptage et n’incite pas les élèves à mémoriser les résultats[19]. Concernant les enfants fragiles, les conséquences sont pires. En effet, lorsqu’un élève ne dispose pas d’une suite numérique arithmétisée (lorsqu’il fait usage d’un comptage-numérotage), l’enseignement d’un « surcomptage-numérotage » lui permet de donner le résultat d’une addition sans progresser dans la compréhension[20]. Un tel élève donne seulement l’illusion du progrès et il n’est pas étonnant que toutes les études sur les élèves en difficulté grave et durable avec les nombres décrivent des enfants enfermés dans le comptage sur les doigts[21].

Durant la période 1970-1986, moins d’enfants rentraient à l’école élémentaire avec un comptage mécanique installé et les pédagogues ne masquaient pas ce défaut de compréhension de la suite numérique en leur enseignant le surcomptage. On comprend que les enfants en échec aient été moins nombreux. Le paradoxe d’échecs moins nombreux avec un enseignement plus tardif n’est décidément qu’apparent.

 

Et pourtant les pédagogues « anciens » nous avaient alertés

Rappelons qu’on qualifie ici d’ « anciens » les pédagogues d’avant la période 1970-2007, celle qu’on a étudiée. Un couple d’instituteurs[22] qui travaillaient avec Me Herbinière-Lebert, une fameuse inspectrice générale des écoles maternelles, écrivaient en 1966 à propos du comptage : « … cette façon empirique (le comptage) fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du nombre, l’opération mentale, en un mot, elle empêche l’enfant de penser, de calculer. » Nul doute que ces pédagogues parlaient ainsi du comptage-numérotage. On imagine ce que serait la stupéfaction de Me Herbinière-Lebert si, lisant les conseils pédagogiques figurant dans l’évaluation GS mise en ligne sur le site eduscol, elle s’apercevait qu’on recommande aujourd’hui une pratique pédagogique qui, à son époque, était jugée comme un obstacle majeur à la compréhension des nombres.

Considérons de même ce qu’écrivait Henri Canac (1955), sous-directeur de l’ENS de Saint-Cloud, dans un ouvrage rédigé par une commission d’experts réunis autour de Gaston Mialaret dans le cadre de l’Unesco[23] : « Dans de nombreux CE ou même CM, on trouve souvent de grands benêts qui comptent sur leurs doigts ou qui, sommés de résoudre une simple opération, comme 8 + 5, se récitent intérieurement à eux-mêmes : 8, 9, 10, 11, 12, 13 en évoquant des doigts imaginaires. Au vrai, avec ces élèves « mal débutés », comme on dit, il n’est qu’un moyen d’en sortir qui est de leur faire apprendre par cÅ“ur les tables d’addition …/… Oui, mais ce sera passer d’une routine à une autre …/… Or, il y aurait eu beaucoup mieux à faire… » Nous reviendrons dans la conclusion de ce texte sur ce qu’il y aurait eu de mieux à faire. Mais imaginons pour l’instant ce que serait la stupéfaction de H. Canac si, lisant un fichier tel que Pyramides, il s’apercevait qu’on enseigne aujourd’hui ce qui, à son époque, était considéré comme la pire des façons de débuter un élève.

 

Une expérimentation scientifique menée à l’échelle de la nation

Toute expérimentation en sciences humaines commence par l’explicitation d’une hypothèse. Les travaux en psychologie expérimentale et l’histoire de la pédagogie suggèrent celle-ci : Un enseignement précoce du comptage-numérotage conduit à un comptage mécanique et, comme il est difficile de sortir certains élèves de ce comptage mécanique, un système scolaire qui fait le choix d’un tel enseignement produit de l’échec sur le long terme.

Pour monter une expérimentation, il convient ensuite de disposer de 2 échantillons représentatifs de la population générale, l’un qui a appris dans une condition (absence d’enseignement du comptage-numérotage) et l’autre dans l’autre condition (enseignement précoce du comptage-numérotage). Or, disposer de tels échantillons est a priori extrêmement difficile. En effet, enseigner le comptage-numérotage correspond à ce qu’on peut appeler la « pédagogie de sens commun » des nombres. Trouver un échantillon représentatif des élèves français dont on est sûr que leurs enseignants de maternelle ne leur ont pas enseigné les nombres en utilisant la « pédagogie de sens commun » n’a rien d’évident. Or, la réforme des mathématiques modernes et les décisions radicales qui l’ont accompagnée (apprentissages numériques extrêmement tardifs) a fourni un tel échantillon : c’est celui des élèves qui, en 1987, ont participé à l’étude de la DEPP. De même, trouver un échantillon représentatif des élèves français dont on est sûr que leurs enseignants de maternelle leur ont effectivement enseigné précocement le comptage-numérotage n’a rien d’évident : lorsqu’on a fait l’hypothèse que cela se traduira par une dégradation des performances, y procéder pose des problèmes de déontologie ! Or, le basculement de 1986 et le changement de culture pédagogique qui l’a accompagné (importation de la culture pédagogique des pays de langue anglaise) a fourni un tel échantillon : c’est celui des élèves qui, en 1999 et en 2007, ont participé à l’étude de la DEPP. Tout s’est passé comme si, par deux fois, la nation avait décidé des changements culturels rendant possible une telle expérimentation ! On n’est pas prêt de revivre de telles circonstances historiques !

De plus, la comparaison conduit à des résultats extrêmement clairs (une dégradation manifeste) avec un grand nombre de contrôles possibles permettant de s’assurer que la cause des performances moindres en 1999 est bien d’ordre pédagogique. D’un point de vue méthodologique, donc, c’est inespéré ; tout chercheur en rêve ! Le phénomène révélé, lui, conduit évidemment à beaucoup d’inquiétude.

 

Et maintenant ?

Le défi de faire mieux qu’à une époque où l’on ne faisait rien parce qu’on le faisait plus tardivement et, donc, différemment, ne sera pas facile à relever. De manière évidente, il faut commencer par faire baisser la pression en maternelle : les objectifs actuels ne peuvent que conduire à un enseignement précoce du comptage-numérotage[24]. Il faut également revoir le statut de la file numérique affichée en classe, y compris au début du CP. En effet, lorsqu’un élève l’utilise pour retrouver la lecture ou l’écriture d’un nombre, c’est la logique du comptage-numérotage qui prévaut (on remarquera que cette dernière recommandation comporte une part d’autocritique). Enfin, comme le recommandait H. Canac, il faut plus de progressivité dans l’étude des premiers nombres au CP, afin que les élèves s’approprient leurs décompositions (6 = 2 + 4 par ex.) C’est un impératif si l’on veut que, plus tard dans l’année, ils sachent calculer 8 + 6 sous la forme 8 + 2 + 4, stratégie de calcul qui, lorsqu’elle est utilisée, conduit rapidement à la mémorisation[25].

 

Bibliographie

  1. Ministère de l’éducation (1977) L’école maternelle – Collection horaires, objectifs, programmes, instructions. CNDP

  2. Ermel (1977) Apprentissages mathématiques à l’école élémentaire – Cycle préparatoire. Paris : Sermap OCDL

  3. Ministère de l’éducation nationale (1986). L’école maternelle, son rôle, ses missions. CNDP

  4. Palanque R., Cambrouse E. & Loubet E. (1987) Prépa-math – Maternelle/grande section – Dossier pédagogique. Paris : Hachette.

  5. Ermel (1990) Apprentissages numériques, cycle des apprentissage, Grande Section de maternelle. Paris : Hatier.

  6. Ermel (1991) Apprentissages mathématiques à l’école élémentaire, cycle préparatoire. Paris : Hatier

  7. Gelman R. & Gallistel C.R. (1978). The child's understanding of number. Cambridge : Harvard University Press.

  8. Briars D. & Siegler R.S. (1984) A featural analysis of preschooler’s counting knowledge. Developmental Psychology, 20, 607-618.

  9. Le Corre, M. & Carey, S. (2008). Why the verbal countingg principles are constructed out of representations of small sets of individuals: A reply to Gallistel. Cognition, 107(2), 650-662

  10. MEN/DGESCO (2010) Aide à l’évaluation des acquis des élèves en fin d’école maternelle – Découvrir le monde – Ressources pour faire la classe à l’école. Document mis en ligne sur le site eduscol.

  11. Brissiaud R. (1989) Comment les enfants apprennent à calculer – Au-delà de Piaget et de la théorie des ensembles. Paris : Retz.

  12. Bandet, J. (1962) Les débuts du calcul. Paris : Bourrelier.

  13. Fayol, M. (2012) L’acquisition du nombre. Collection : Que sais-je ? Paris : Puf.

  14. Dehaene, S. (1997-2010) La bosse des maths – 15 ans après. Paris, Odile Jacob.

  15. Sarnecka, B.W. & Carey, S. (2008). How counting represents number: What children must learn and when they learn it. Cognition, 108(3), 662-674.

  16. Brissiaud, R. (2007) Premiers pas vers les maths. Les chemins de la réussite à l’école maternelle. Paris : Retz.

  17. Hodent, C., Bryant, P., & Houdé, O. (2005) Language-specific effects on number computation in toddlers. Developmental Science 8 (5), 420–423.

  18. Siegler, R. & Jenkins, E. (1989) How Children discover new strategies. Hillsdale, NJ: Erlbaum.

  19. Fischer, J.P. (1992) Les apprentissages numériques. Nancy, Presses Universitaires de Nancy.

  20. Brissiaud R. (1989-2003) Comment les enfants apprennent à calculer – Le rôle du langage, des représentations figurées et du calcul dans la conceptualisation des nombres. Paris : Retz.

  21. Fayol, M. (2012) L’acquisition du nombre. Collection : Que sais-je ? Paris : Puf.

    Fischer, J. P. (2010) La dyscalculie développementale : réalité et utilité de la notion pour l'enseignement ? Bulletin de l'APMEP, 488, 293-300.

  22. Fareng R. & Fareng, M. (1966) Comment faire ? L’apprentissage du calcul avec les enfants de 5 à 7 ans. Paris, Fernand Nathan.

  23. Mialaret, G. (1955) Pédagogie des débuts du calcul. Fernand Nathan, Paris (avec la collaboration de l’Unesco)

    Brachet, Canac & Delaunay(1955) L’enfant et le nombre. Didier, Paris.

  24. Brissiaud, R. (2007) Premiers pas vers les maths. Les chemins de la réussite à l’école maternelle. Paris : Retz.

  25. Geary D.C., Fan L. & Bow-Thomas C.C. (1992). Numerical cognition: Loci of ability differences comparing children from China and the United States. Psychological Science, 3,180-185.

 

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