De la dyscalculie à l’innumérisme
Mots-clefs : psychologie, développement, dyscalculie, innumérisme
Jean-Paul Fischer
Professeur de psychologie du développement
Université Lorraine
Dyscalculie développementale
Depuis que Kosc (1974) a proposé une définition – et une méthode d’estimation de sa prévalence – de la dyscalculie développementale, les différentes estimations de cette prévalence divergent considérablement. Plusieurs recherches ont cependant convergé vers le pourcentage avancé par Kosc, à savoir 6,4%.
J’ai proposé des critères de détection d’une dyscalculie « potentielle »1 qui suivent le principe général de la méthodologie suggérée par Kosc, à savoir que pour être classé dyscalculique un sujet doit avoir des difficultés en calcul (critère d’inclusion) et ne pas avoir de difficultés, ou pas autant, dans d’autres domaines (critère d’exclusion). Mais l’opérationnalisation de mes critères présente certaines originalités liées à des choix, notamment statistiques. On peut trouver une présentation détaillée de ces critères et de leur opérationnalisation dans Fischer (2005), et des résumés dans Fischer et Charron (2009).
Ces critères ont été mis en Å“uvre sur les évaluations nationales CE2 et 6ème de 2001 à 2004. Les mathématiques, éventuellement restreintes aux items numériques, ont permis de vérifier le critère d’inclusion : dans un premier temps, un élève est inclus dans l’échantillon des élèves potentiellement dyscalculiques si son score est inférieur de plus 1,645 écart-type au score moyen de la population parente. La comparaison entre le score en mathématiques d’un élève et son score en français a ensuite permis de vérifier le critère de discrépance : l’élève sera exclu si son score en français n’est pas significativement supérieur à son score en mathématiques.
Le choix de 1,645 écart-type, qui correspond à un test unilatéral au seuil conventionnel de 0,05 (avec une distribution normale des scores), conduit à surestimer les pourcentages d’élèves qui vérifient le critère d’inclusion par rapport à un choix de 1,96 ou 2 écarts-types. Malgré donc ce critère, moins sévère que ce qu’il aurait pu être, j’ai obtenu un pourcentage de prévalence des élèves (potentiellement) dyscalculiques nettement inférieur aux 6% souvent obtenus à la suite de Kosc. Ce pourcentage est d’environ 1,5%, voire de seulement 1% si l’on considère que les élèves également en difficulté dans les maths sans calcul ne sont pas spécifiquement en difficulté en calcul (Fischer, 2007).
Ce pourcentage, de l’ordre du quart, voire du sixième, des 6% souvent avancés m’a incité à examiner de près les recherches ayant abouti à ces 6%. Ainsi, dans Fischer (2007), j’ai montré que la méthode de calcul de Ramaa et Gowramma (2002), qui a conduit à une prévalence de 5,98% à Mysore (Inde), est erronée, et qu’un calcul correct conduit en fait à une estimation de 1,1% ; de même, dans Fischer (2011), j’ai montré que les 6,59% (= 12/182) d’élèves (Allemands) présentant des performances significativement plus faibles en arithmétique qu’en orthographe (Hein et al., 2000) ne sont pas des élèves dyscalculiques, et que le pourcentage qui résulte de cette étude, circulaire par rapport au calcul de la prévalence, serait plutôt de 1,32%.
A noter quand même que je ne suis pas le seul à avoir proposé une estimation de l’ordre de 1% à 2%. Le DSM IV (version internationale), qui fait souvent référence dans le domaine clinique indiquait, en 1995, que l’ « on estime que 1% des enfants d’âge scolaire ont un trouble du calcul » (APA, 1996, p. 59). Ensuite, l’une des études les mieux contrôlées sur plus d’un millier d’enfants anglais a identifié 1,3% d’élèves ayant des difficultés seulement en arithmétique (Lewis, Hitch & Walker, 1994). Enfin, récemment, Peard (2010), sur la base de cas particuliers et d’une réflexion pédagogique suggère lui aussi que le pourcentage de dyscalculies doit être inférieur à 2%.
Malgré ces observations suggérant que le pourcentage de 6% est irréaliste, on peut encore lire, aujourd’hui, dans la revue Science et sous la plume de Butterworth, Varma et Laurillard (2011), que le pourcentage de dyscalculies va de 5 à 7%. Je m’en offusque, et juge inacceptables les méthodes parfois utilisées pour arriver à de tels pourcentages. D’ailleurs, pour prolonger et renforcer mes critiques précédentes, je peux remarquer que le même Butterworth cosigne, à peu près la même année, un article dans lequel on rapporte une prévalence estimée de la dyscalculie développementale de 3,4% (Reigosa et al., 2011). Encore plus gênant, dans l’étude originelle, à Cuba, Reigosa et al. (2008) avaient obtenu une prévalence de 5,9% sur 11652 élèves2, de la 2ème à la 9ème année, à La Havane, dans une première étude, et 3,17% sur 16097 élèves, des 3ème et 6ème années, issus d’écoles urbaines et rurales, dans une seconde étude : dans l’article de Reigosa et al. (2011) la seconde étude, qui a conduit à une prévalence moindre, est passée sous silence.
Dyscalculie, acalculie ou innumérisme adulte
Les données sur l’arithmétique des adultes (non étudiants et non retraités) sont extrêmement rares. L’enquête IVQ (Informations sur la Vie Quotidienne) de l’Insee, qui porte sur plus de 10000 adultes de 18 à 65 ans, fait exception. Même si les données ne sont pas idéales pour une telle analyse – cette enquête concernait essentiellement le français, et n’incluait qu’un petit module numérique placé, pour l’essentiel, à la fin de l’enquête – elles ont permis la mise en Å“uvre des critères de dyscalculie développementale sur un important échantillon d’adultes (Fischer & Charron, 2009). Une telle mise en Å“uvre soulève cependant la question : la notion de dyscalculie (potentielle) à l’âge adulte est-elle comparable à celle chez les enfants d’âge scolaire ?
En réponse, on peut d’abord remarquer que, pour des adultes, il faut introduire la notion de dyscalculie acquise qui diffère fondamentalement de la dyscalculie développementale puisque qu’il s’agit ici de sujets ayant appris à calculer normalement, mais qui, à la suite d’une lésion cérébrale, ont perdu cette capacité. Cette notion de dyscalculie acquise est aussi connue sous le nom d’acalculie. Elle a été originellement observée sur les nombreux blessés par balle de la guerre 1914/18.
Ensuite, on peut remarquer que, faute de pratique et d’utilisation, il y a sûrement des adultes dont les connaissances arithmétiques scolaires ne sont plus guère disponibles. Si ces personnes adultes ont entretenu tant soit peu leurs connaissances en français, elles pourront présenter un pattern de dyscalculie, à savoir de très faibles performances en calcul et des performances significativement meilleures en français. Pour de telles personnes, le qualificatif d’ « innumérique » conviendrait certainement mieux que le qualificatif de « dyscalculique ».
En résumé, pour les adultes (avant le vieillissement cognitif), nous avons trois concepts dont on aurait intérêt, dans un souci pédagogique, à séparer les appellations : l’acalculie, la dyscalculie, et l’innumérisme. Comme on peut penser que les adultes acalculiques (par suite de lésion cérébrale) n’étaient guère représentés dans l’échantillon de l’Insee, on voit que l’analyse des données IVQ conduit essentiellement à repérer deux types de personnes à difficultés en calcul : celles qui n’ont jamais vraiment appris à calculer (prolongement d’une dyscalculie développementale) et celles qui, faute de pratique, ont perdu les connaissances en calcul (probablement fragiles) qu’elles avaient acquises.
L’analyse de Fischer et Charron (2009) ne permet pas de séparer ces deux types d’incapacité à calculer d’origine théorique différente. Néanmoins, il est intéressant d’observer que nous avons obtenu, avec la même méthodologie (mais bien entendu pas avec les mêmes items arithmétiques), un pourcentage de prévalence (près de 3%) chez les adultes supérieur à celui chez les enfants : une telle supériorité est en effet compatible avec l’hypothèse d’une source supplémentaire de « dyscalculie » (par manque de pratique).
Faut-il préférer la notion d’innumérisme ?
Devant la faible prévalence de la dyscalculie, et pour des raisons économiques évidentes, le Ministre français de l’éducation s’est récemment rallié à la notion d’innumérisme (Chatel, 2011). Le Ministre attribue cette notion au « mathématicien » québécois Normand Baillargeon. En fait, elle a été introduite initialement par Douglas Hofstadter (1982), et popularisée ensuite par un livre de J.A. Paulos (1988) intitulé : Innumeracy: Mathematical Illiteracy and Its Consequences. En France, Michel Vigier (2010) a fondé récemment l’Association pour la prévention de l’innumérisme (voir http://www.innumerisme.com). Comme le suggère le titre du livre de Paulos, l’innumérisme est à la maîtrise des nombres ce qu’est l’illettrisme à la maîtrise de la langue.
Par rapport à la notion de dyscalculie, la notion d’innumérisme implique beaucoup moins l’idée de trouble ou de maladie, a fortiori de maladie d’origine génétique. Elle ne sous-entend pas, du moins beaucoup moins que la dyscalculie, que l’absence de culture serait spécifique au domaine numérique. En effet, comme les domaines de culture sont quasiment infinis – cultures informatique, cinématographique, musicale, etc. – , on ne peut guère exiger que l’absence de culture doit être spécifique au domaine numérique. Cette non-exigence de spécificité facilite alors considérablement le repérage des sujets « innumériques ». Il suffit en effet d’un seul critère, analogue au critère d’inclusion de la dyscalculie, pour décider si un sujet est « innumérique », par exemple en vérifiant si son score à un test numérique se situe dans les cinq premiers centiles. Nos observations sur les adultes montrent les lacunes que peuvent présenter de telles personnes « innumériques » : dans les données IVQ, nous avons ainsi relevé 23,5%3 de participants qui ont répondu 25 lorsqu’il s’agissait de dire la différence de température, dans le désert, entre la nuit (moins 10°) et le jour (plus 35°).
En regard de ces avantages, la notion d’innumérisme présente cependant l’inconvénient de concerner plutôt des sujets adultes ou adolescents que des enfants. J’en veux pour preuve que dans les premiers écrits sur l’innumérisme (innumeracy), Hofstadter discutait de grands nombres (e.g., les milliards) et Paulos traitait de problèmes de statistiques et de probabilités dépassant largement le niveau élémentaire. On peut également remarquer que les articles récents qui suggèrent l’importance d’une culture numérique traitent typiquement de problèmes adultes, comme la prise de décision ou la lecture d’une prescription médicales (Reyna et al., 2009 ; Wood et al., 2011). En outre, avant de constater le défaut de culture numérique, il faut laisser le temps aux sujets de l’acquérir.
En conclusion, le terme « innumérisme » serait certainement plus approprié que le terme « dyscalculie » pour des sujets adultes comme ceux de l’étude de Fischer et Charron (2009)4. Mais le développement des connaissances et compétences numériques ne semble pas bien saisi par la notion d’innumérisme, alors que, fondamentalement, la notion de dyscalculie s’intéresse à ce développement, à ses troubles et vicissitudes tout au moins. Je ne suis donc pas favorable à un abandon de la notion de dyscalculie, même si mes travaux et ma prudence me conduisent à suggérer une prévalence de 1,5 ± 1,5% (ce qui laisse ouvert la possibilité de son inexistence !) et à qualifier la dyscalculie de « potentielle » lorsqu’elle se base sur des critères de performance (à un moment donné).
Bibliographie
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1 Car uniquement basée sur des critères de performance à un moment donné.
2 L’étude qui a conduit Reigosa et al. à estimer la prévalence à 5,9% en 2008 est la même que celle qui les conduit à estimer la prévalence à 3,4% en 2011: la différence provient d’une analyse complexifiée en 2011, où sont notamment introduites des notions intermédiaires comme les déficits numériques basiques qui affecteraient 4,54% de la population scolaire, ou la dysfluence arithmétique dont la prévalence serait 9,35%.
3 Cf. Fischer, Charron & Meljac (2008), même si j’ai quelques scrupules à citer ce pourcentage car l’échantillon n’était pas tout à fait représentatif (et les problèmes arithmétiques étaient placés en fin de passation).